Je ne pense pas que je m’essaierai souvent à parler de politique, mais j’aimerais commencer ma contribution par une exception en tâchant de rapporter brièvement quelques idées qui ont été discutées à une assemblée générale de mon laboratoire à laquelle j’ai participé avant-hier (lundi 1er décembre). Cela m’a semblé intéressant de m’exprimer sur ce sujet car il illustre assez bien, je pense, le malaise et l’inquiétude qui envahit de plus en plus le monde de la recherche.
Le principal ordre du jour de notre AG concernait le projet de loi qui circule actuellement et qui a pour objectif la réforme des statuts du métier d’enseignant-chercheur. Avant tout, il semble nécessaire de faire un petit rappel sur la situation actuelle : un enseignant-chercheur d’aujourd’hui est supposé enseigner pendant la moitié de son temps de travail (ce qui, en pratique, se traduit par une charge d’enseignement de 192 heures par an 3 Si l’on ne fait pas partie du monde de l’Université, on peut penser que cela est ridiculement faible, mais on se rend compte en fait en le pratiquant que ce n’est pas du tout le cas et que cela correspond effectivement peu ou prou à la moitié du temps de travail. Le fait est que le nombre de 192 heures correspond aux heures de présence devant les étudiants, heures auxquelles il faut ajouter la préparation des cours (qui, pour des enseignements avancés, demande souvent un investissement considérable qu’il est traditionnellement nécessaire, au moins en mathématiques, de renouveler régulièrement car les enseignants-chercheurs sont incités au fil des années à intervenir dans différents domaines) qui s’accompagne souvent de la rédaction d’un polycopié, la préparation et la correction des devoirs et des examens, une certaine disponibilité pour répondre aux questions des étudiants, et souvent un certain nombre de responsabilités scientifiques et/ou administratives plus ou moins contraignantes (qui, il est vrai, peuvent parfois être compensées par des décharges d’enseignement).) et consacrer l’autre moitié à faire de la recherche. L’actuel projet de loi vise à moduler cette répartition en fonction des personnes et donc, en un sens, à la rendre plus souple. Précisément, l’idée serait d’accorder des décharges d’enseignement aux excellents chercheurs leur laissant ainsi plus de liberté pour s’épanouir dans leurs travaux de recherche, et, à l’inverse augmenter la charge d’enseignement des chercheurs moins brillants. À vrai dire, je ne tiens pas vraiment à discuter de l’idée en elle-même qui paraîtra certainement évidente pour certains et inadmissible pour d’autres 4Je n’ai personnellement pas vraiment d’opinion bien définie sur la question, mais j’aimerais faire remarquer, à ce sujet, que bon nombre d’enseignants-chercheurs sont très consciencieux et souffrent de ne plus être productifs en terme de recherche. Certains de ces gens pourraient trouver intéressant de se décharger officiellement de la pression de la recherche en choisissant de se consacrer pleinement à leur enseignement., mais j’aimerais plutôt me concentrer sur certaines craintes qui ont été évoquées avant-hier et qui sont plutôt liées à la rédaction du projet de loi ou à la mise en place effective de celui-ci.
Premièrement, il est assez surprenant de constater que le projet de loi donne un plancher pour le nombre moyen d’heures à effectuer par enseignants-chercheurs (à savoir 192 heures comme auparavant), mais aucun plafond (sauf peut-être — mais cela n’est, je crois, pas dit explicitement — celui de 384 heures correspondant à la totalité du temps de travail) ! Autrement dit, si la loi est acceptée, rien n’interdira aux universités d’imposer à ses enseignants-chercheurs de travailler en moyenne 200 heures, 250 heures, 300 heures… ou encore plus. Au niveau purement local, une université donnée n’aurait en fait pas grand intérêt à agir ainsi : se fermer les portes de la recherche la conduirait certainement à une mauvaise évaluation, et par suite à un financement réduit au plan quadriennal suivant. Toutefois, en raisonnant à un niveau plus global (en l’occurrence national), on n’obtient hélas pas les mêmes conclusions. En effet, il semble assez clair d’une part que la tendance actuelle soit à la diminution des effectifs de la fonction publique. Même en faisant confiance au gouvernement lorsqu’il affirme vouloir s’investir pleinement dans le recherche scientifique, il est difficile de croire à une augmentation nette de nombre d’enseignants-chercheurs : les projets en vogue semblent en effet plutôt prévoir une diminution de ce nombre de postes au profit d’un recrutement plus massif de jeunes chercheurs (à qui, donc, il faudra donner de bons atouts au niveau de la recherche, et par voie de conséquence relativement peu d’enseignement) sur des contrats à durée déterminée. Par contre, les divers projets en terme d’enseignement supérieur (la « réaffection » des études scientifiques qui se traduit notamment par le plan licence, la masteurisation) amènent à croire que la volonté actuelle est à l’augmentation du nombre d’étudiants. Les universités seront alors mises au pied du mur, et n’auront d’autre choix que de faire enseigner plus leur personnel permanent si elles souhaitent assurer tous leurs cours… et la future loi (si elle est acceptée) le permettra ! L’inquiétude est donc de voir se transformer le métier d’enseignant-chercheur en celui de simple enseignant, et de voir en parallèle la recherche confiée uniquement à de jeunes contractuels (typiquement lors de stages post-doctoraux) sur des projets à court terme. Le nombre de chercheurs confirmés serait alors réduit dans des proportions inquiétantes, ce qui pose, selon nous, d’importants problèmes, ne serait-ce que pour la mise en place d’une politique scientifique au sein d’un laboratoire, ou d’une université : les jeunes, de leur côté, n’ont en général pas le recul nécessaire pour cela, tandis que si les séniors ne participent plus vraiment directement à la recherche, ils ne pourront plus influer ce dynamisme. De façon très liée et plus concrète, on peut souligner que ces derniers, plus éloignés des dernières découvertes, éprouveront sans aucun doute plus de difficultés à dénicher de bons sujets de thèse, et par là-même à former au mieux les jeunes chercheurs de demain.
Un second point crucial est l’évaluation des chercheurs qui devra régir la fameuse nouvelle modulation des enseignements. Aujourd’hui, l’évaluation des chercheurs existe déjà, mais est faite de façon très basique : il s’agit essentiellement de déterminer si le chercheur en question est plutôt excellent, bon, moyen, médiocre ou mauvais (avec peut-être un peu plus de dégradés), appréciations qui par la suite sont prises en compte lors des discussions au sujet des avancements de carrière. En tout cas, il n’est pas question de noter les chercheurs, ni encore moins de les classer. (On constate d’ailleurs à chaque recrutement que c’est à la fois périlleux et ridicule d’établir un tel classement, tant les domaines de recherche varient d’une personne à une autre.) Mais s’il s’agit de distribuer des heures d’enseignement, il va bien falloir chiffrer quelque chose pour décider que telle ou telle personne sera à 150 heures et telle autre à 250. Hormis le fait (que j’ai déjà mentionné) que l’exercice n’aura que peu de sens, il risque de demander un temps et un effort considérable ! Mais qui devra faire cet effort ? Le projet de loi le délègue au <lexique|mot=CNU>… c’est-à-dire en gros aux enseignants-chercheurs eux-mêmes ! Ainsi, afin que le système fonctionne, les enseignants-chercheurs devront consacrer une nouvelle partie de leur temps (que l’on pense importante) à évaluer leurs pairs. Et bien sûr, il est évident que ce temps ne sera pas pris sur leur temps d’enseignement (puisqu’il s’agit d’évaluer des chercheurs) ; autrement dit, c’est encore du temps perdu pour la recherche elle-même. Ainsi, en résumé, si le but initial du projet était de stimuler la recherche en donnant la possibilité aux meilleurs de travailler plus, il est à craindre que sa mise en place ne conduise à une situation complètement opposée où la recherche va s’asphyxier peu à peu par la complexité de l’évaluation et des procédures administratives.
Bien d’autres points ont été discutés à l’assemblée générale d’avant-hier, mais selon moi, les deux meilleurs arguments qui ont été avancés sont ceux que je viens de mentionner. En fait, nous allions nous en tenir à ces considérations théoriques et résignées, quand plusieurs de mes collègues ont proposé de mener une action visible pour manifester notre opposition. L’AG a alors connu un second souffle et, après encore un certain nombre de discussions plus ou moins houleuses, il a été décidé, je cite, la rétention des copies d’examen et le refus de se réunir en jury tant que le projet de décret ne serait pas retiré. J’ai choisi de parler de cette conclusion car elle me semble intéressante pour plusieurs raisons : tout d’abord, elle ne pénalise pas vraiment les étudiants (contrairement à d’autres actions qui avaient été proposées) qui ont toujours la possibilité de passer leurs examens, et verront leurs copies corrigées (et probablement même leurs notes rendues dans la confidentialité), mais aussi elle bloque complètement le procédé administratif et empèche en particulier l’université de délivrer les diplômes (ce qui est essentiellement ce que l’État attend d’elle). Évidemment, si le bras de fer se prolonge trop longtemps, il est possible que les étudiants n’aient toujours pas leur diplôme avant la fin de l’année scolaire, mais on espère que la situation se dénouera avant d’elle-même. Ainsi, en étant un poil optimiste, l’action qui a été proposée ressemble à une grève sans pour autant qu’il y ait arrêt de travail. Bien sûr, si nous sommes les seuls à nous engager dans cette voie, nous resterons invisibles et tout cela n’aura servi à rien… mais je pense que si nous dépassons une certaine masse critique, nous aurons probablement réussi à acquérir un certain poids face au gouvernement.
12h01
Voir les commentaires.