Accident nucléaire : une certitude statistique
un article de Libé
Le 5 juin 2011 Voir les commentaires (22)
C’est le titre d’un article de Libération, paru ce vendredi 3 juin 2011, de Benjamin Dessus [1] et Bernard Laponche [2].
Une phrase attire mon attention : la probabilité d’un accident nucléaire majeur en Europe dans les trente prochaines années serait de plus de 100%.
Bigre, une probabilité de plus de 100%, je n’avais jamais vu ça !
En effet, avec une telle probabilité, il doit s’agir d’une certitude statistique...
Dommage qu’on maltraite les probabilités de cette manière.
On calcule si rarement des probabilités dans Libé...
Explications de texte.
L’article commence par estimer la probabilité d’un accident majeur par réacteur nucléaire et par année de fonctionnement.
Selon l’article, le parc mondial actuel de réacteurs cumule $14 000$ réacteurs-ans (environ $450$ réacteurs pendant $31$ ans).
Pendant cette période, il y a eu quatre accidents majeurs, ce qui mène à une probabilité d’accident majeur d’environ $0,0003$ par an pour chaque réacteur.
Les auteurs en « déduisent » donc que la probabilité d’un accident majeur en France (avec ses $58$ réacteurs) pendant les trente prochaines années serait de $58$ fois $30$ fois $0,0003$, donc d’environ $50 \%$.
Quant à la probabilité d’un accident en Europe ($143$ réacteurs) dans les trente prochaines années, elle « est » de $143$ fois $30$ fois $0,0003$, « donc » d’environ $129 \%$. Comment une probabilité pourrait-elle dépasser $100 \%$ ? Plus sûr que la certitude ?
Les auteurs ont sans doute mauvaise conscience d’écrire que la probabilité est de $129\%$ alors ils se contentent d’écrire qu’elle est de « plus de $100\%$ »...
Ils concluent « La réalité, c’est que le risque d’accident majeur en Europe n’est pas très improbable, mais au contraire une certitude statistique. »
Quel dommage qu’un ingénieur et un physicien puissent commettre de telles erreurs sur des questions aussi élémentaires de probabilités.
D’autant plus dommage que s’ils avaient fait un calcul correct, ils n’auraient pas conclu à une « certitude statistique » mais à des chiffres qui sont de toutes façons alarmants.
Faisons ce calcul.
Si la probabilité d’un accident majeur est de $0,0003$ par an et par réacteur, la probabilité qu’il n’y ait pas d’accident est de $(1-0,0003)$ pour un réacteur et une année.
La probabilité qu’il n’y ait aucun accident majeur pendant les 30 ans qui viennent, parmi les $143$ réacteurs européens est donc
[3]
de $(1-0,0003)^{30\times 143}$ soit à peu près $0,28$.
La probabilité qu’il y ait un accident majeur en Europe dans les 30 prochaines années est donc de $72 \%$.
Ce calcul a-t-il un sens ? Je n’en suis pas sûr, mais en tous les cas il en a plus que celui qui mène à une probabilité « supérieure à $100\%$ ».
$72\%$, ce n’est pas une certitude. Mais c’est quand même une probabilité sérieuse.
Sommes-nous prêts à prendre un tel risque ?
Un tel chiffre devrait pourtant nous faire réfléchir.
Mais, comme écrivait Pierre Simon de Laplace en 1814
[4]
:
« Nous ne craignons point pour de faibles avantages, d’exposer notre vie à des dangers beaucoup moins invraisemblables que la sortie d’un quine [5] à la loterie de France ».
Notes
[1] Ingénieur et économiste, président de Global Chance.
[2] Physicien nucléaire, expert en politiques de l’énergie, Global Chance.
[3] Je fais ici une hypothèse d’indépendance entre les réacteurs et les années. Cette hypothèse est bien sûr tout à fait discutable.
Par exemple parmi les quatre accidents majeurs depuis trente ans, on compte les trois réacteurs de Fukushima dont les accidents ne sont pas tout à fait indépendants.
[4] Lisez l’essai philosophique sur les probabilités de Pierre Simon de Laplace, et tout particulièrement le chapitre « Des illusions dans l’estimation des probabilités ».
[5] Cinq numéros gagants.
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Pour citer cet article :
Étienne Ghys — «Accident nucléaire : une certitude statistique » — Images des Mathématiques, CNRS, 2011
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