American Institute of Mathematics

Piste verte Le 15 mai 2014  - Ecrit par  Étienne Ghys Voir les commentaires (6)

Je viens de passer une semaine à l’American Institute of Mathematics [1].
Un lieu étonnant qui secoue un peu les petites habitudes des mathématiciens.

Les colloques de mathématiques sont presque toujours organisés de la même façon.
Au départ, deux ou trois collègues se proposent d’organiser une réunion sur un thème bien défini, qui peut être vaste ou au contraire très pointu.
Ils contactent quelques experts pour former un « comité scientifique » dont le rôle principal est d’établir une liste de conférenciers.
Il faut alors que le « comité d’organisation » trouve un financement, ce qui n’est pas toujours facile.
Ensuite, les invitations sont lancées, et le colloque est annoncé publiquement.
Les conférenciers envoient à l’avance le titre de leurs exposés et le comité scientifique peut préparer le détail du programme.
Bien entendu les colloques ont des durées variables, typiquement entre un jour et deux semaines.
Le plus souvent les conférences durent une heure et il y a en général entre cinq et six conférences par jour (avec, heureusement, une après-midi libre).

Les colloques ressemblent donc un peu à des épreuves d’endurance, dans lesquelles les participants doivent suivre un grand nombre de conférences, pas toujours faciles.
Même si, bien évidemment, le thème général est en principe bien défini, il faut bien reconnaître qu’il n’est pas rare que le programme fasse penser à un inventaire à la Prévert [2].
Au bout du compte, le « rendement » des colloques n’est pas très élevé.
Mon impression personnelle est que les pauses café sont bien plus productives que les conférences incompréhensibles.

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L’American Institute of Mathematics a décidé d’organiser des colloques différents.
Cet institut est spécial pour de nombreuses raisons.

Il est situé à Palo Alto, la ville de Californie où se trouve la prestigieuse université de Stanford, berceau de Google.

Il a été fondé en 1994, par un riche américain, John Fry, propriétaire d’une chaîne d’hypermarchés spécialisés dans le matériel électronique.
Il a mis à la disposition des mathématiciens un local de 1000 mètres carrés, qui hébergeait initialement l’administration de ses magasins.
Il a par ailleurs donné une quantité d’argent (dont j’ignore le montant, mais qui doit être élevée) pour financer une vingtaine de colloques par an.
Depuis quelques années, la National Science Foundation [3] américaine complète le financement (dans une proportion que j’ignore).
Pourquoi John Fry fait-il cela ?
Il aime probablement les maths et il est riche.
Nous ne sommes pas habitués à ce genre de mécénat en France.
Je ne doute pas que ce don de John Fry lui procure quelques avantages fiscaux, mais le résultat est là : l’American Institute of Mathematics existe et fonctionne.

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Mais John Fry n’a financé cet institut qu’à la condition que les colloques qu’on y organise soient différents.
Il est convaincu que les mathématiciens sont beaucoup trop individualistes et qu’il est temps qu’ils travaillent vraiment collectivement.
Selon lui, un colloque, ou plutôt un « workshop » (un atelier), doit être l’occasion de travailler ensemble sur un même problème.
Et l’atelier sera une réussite si à la fin de la semaine un nouveau théorème est démontré, ou tout au moins si une collaboration s’est mise en place.

On pourrait peut-être penser que John Fry attend une certaine « rentabilité ».
Peut-être ? Mais alors, il ne s’agit probablement pas d’une rentabilité immédiate.
Que le but soit une certaine rentabilité scientifique, cela va de soi, et me semble tout à fait naturel.

Voici donc les caractéristiques de ces ateliers-colloques :

Il n’y a que deux conférences par jour, le matin.
La durée de chaque conférence est d’environ une heure, mais rien n’est fixé d’avance.
Ceci laisse une très longue pause café entre les deux conférences.

Le programme n’est pas préparé à l’avance.
Plus précisément, quelques jours avant le début de l’atelier les organisateurs choisissent les deux ou trois premières conférences, mais ils ne doivent rien préciser de plus.
Chaque jour, à 14 heures, dans une discussion publique, on discute du sujet des conférences du lendemain, et on choisit les conférenciers.

L’après-midi, les participants sont encouragés à se grouper par cinq ou six et à travailler sur un problème précis, dans l’espoir de le résoudre, ou au moins de dégager une stratégie.
Si la discussion s’avère productive, elle peut être reconduite le lendemain.
Les participants sont libres de passer de salle en salle, de problème en problème, de manière très informelle.

Sans oublier le « wine and cheese » tous les jours à 17 heures !
Du vin californien, pas mauvais du tout !

Est-ce que ça marche ?

C’est difficile à dire.
Beaucoup de participants sont déstabilisés.
Dans un colloque ordinaire, ils ne se sentent que peu de responsabilités en dehors de leur conférence, qu’ils ont préparée bien à l’avance.
Dans cet institut, il est bien possible qu’on ne leur demandera pas de conférence, mais ils ne peuvent l’exclure non plus.
D’autre part, la plupart des mathématiciens ne sont pas trop habitués à discuter à bâton rompu sur un sujet qu’ils connaissent mal.
Ces discussions de l’après-midi sont des occasions de dire des bêtises en présence de collègues et nous avons tous une certaine pudeur…

Mais à l’inverse, en discutant avec les participants du colloque que j’organisais, il m’a semblé que presque tous ont appris beaucoup de choses pendant la semaine, beaucoup plus que dans un colloque standard.
De ce point de vue, je dirais que c’est un succès.

Encore une information sur le lieu.

Une grande salle rectangulaire, en « open space », contenant une bibliothèque, des fauteuils, des tableaux, une zone pour les conférences, bien sûr des thermos de café (américain) et des donuts à profusion !
Tout autour de la salle, de plus petites salles qui servent de bureaux au personnel, mais aussi dans lesquelles les petits groupes de l’après-midi peuvent se réunir.
Le problème : pas une seule fenêtre !
L’institut a le projet d’un nouveau bâtiment, bien différent puisqu’il s’inspire de l’Alhambra de Grenade !

Post-scriptum :

L’auteur et la rédaction d’Images des mathématiques remercient Mr Xanthopoulos pour ses commentaires et sa relecture de l’article.

Article édité par Fabrice Planchon

Notes

[1Pour les curieux, la semaine était consacrée aux multiples facettes de la classe de Maslov. Il m’est difficile d’expliquer en quelques mots de quoi il s’agit et ce n’est d’ailleurs pas le but de cet article. Je me contenterais de dire qu’il s’agit d’un concept introduit dans les années 60 dans le contexte de la mécanique quantique. Par la suite, on l’a vu surgir, sous des formes déguisées, dans un grand nombre de situations : en topologie, en théorie des nombres, dans la théorie des systèmes dynamiques, et en géométrie symplectique, qui est la géométrie abstraite qui est adaptée à la mécanique classique. La raison principale de ce colloque à AIM était précisément de mettre en contact des experts de ces domaines différents pour qu’ils accordent leurs violons et qu’ils mettent en commun leurs expériences de ce concept aux multiples facettes.

[2Par exemple, on trouvera ici les 26 titres des conférences (ainsi que leurs enregistrements vidéos) du colloque commémorant le centenaire de la mort de Poincaré. Je ne peux pas critiquer la diversité de ces conférences puisque je présidais le comité scientifique... D’ailleurs, j’ai trouvé ce colloque passionnant (et fatigant).

[3La NSF est une institution fédérale américaine qui participe au financement de la recherche scientifique aux USA. Elle joue cependant un rôle très différent de notre CNRS puisqu’elle ne finance aucun poste de chercheur permanent. En revanche, elle offre des bourses de recherches.

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Pour citer cet article :

Étienne Ghys — «American Institute of Mathematics» — Images des Mathématiques, CNRS, 2014

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Image à la une - Crédit Logo American Institute of Mathematics aim.org
Crédit Photos Etienne Ghys

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  • American Institute of Mathematics

    le 16 mai 2014 à 09:36, par David Monniaux

    J’ai souvent entendu parler d’Oberwolfach ; comment cela se passe-t-il là-bas ?

    Le centre de Dagstuhl a été fondé, pour l’informatique, sur le modèle d’Oberwolfach, mais je trouve que le concept « workshop » dérive trop souvent vers une succession d’exposés sur transparents, finalement assez indigeste.

    En 2010, l’éruption de l’Eyjafjöll avait été l’occasion d’un changement d’habitudes : comme une bonne partie des participants étaient retardés, il avait fallu un peu « meubler » avec des exposés moins préparés (par exemple, j’ai fait deux exposés, dont l’un impromptu à la craie au tableau).

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