Rediffusion d’un article publié le 28 décembre 2014
Apprendre les mathématiques au Moyen Âge : l’importance des traductions arabo-latines.
Piste verte Le 25 juillet 2021 Voir les commentairesLire l'article en


À partir de quand et comment la numération indo-arabe est-elle arrivée en Europe ? Algèbre, algorithme, chiffre sont-ils vraiment des mots d’origine arabe, et pourquoi ? À partir de quand résout-on des problèmes par l’algèbre en Europe ? Ce sont des questions que tout un chacun s’est posées un jour… au moins au fond de la classe ! Nous ne pouvons pas toujours revenir aux sources (voire aux origines) pour mieux comprendre le monde qui nous entoure, mais il existe un domaine où cela est possible : les mathématiques.
Laissons-nous donc découvrir, pour ce premier épisode [1], certaines des plus importantes traductions mathématiques réalisées en Espagne médiévale…
[Rediffusion d’un article publié le 28 décembre 2014].
Al-Andalus : un trait d’union entre l’Orient et l’Occident
Al-Andalus, qui donnera le nom de la province actuelle espagnole de l’Andalousie, correspond au vaste territoire de la péninsule ibérique qui passe sous la domination musulmane dès 711 (voir illustration 1). En effet, cette année-là, les troupes berbères de Ṭāriq ibn Ziyād avec le renfort de contingents arabes franchissent le détroit qui portera son nom : Gibraltar (Jabal Ṭāriq). Ainsi, d’importantes villes comme Cordoue, Grenade, Malaga et même Tolède intègrent les pays d’Islam où la langue arabe, langue du livre sacré – le Coran –, domine l’écriture de la science.
Ce vaste territoire dont les frontières sont instables est pluriel. En Andalus, cohabitent pendant plusieurs siècles des musulmans, des chrétiens, des juifs, dont les liens s’entremêlent par les importantes migrations humaines, les nombreuses conversions, les mariages et autres échanges commerciaux et scientifiques de toutes sortes. Même si, dès le X$^{\rm e}$ siècle, la langue arabe est la langue commune des Andalousiens [2], chaque communauté continue à pratiquer sa langue, et en particulier le latin ou l’hébreu.
illustration 1 : Carte d’al-Andalus
À Tolède…
C’est dans ce cadre que Tolède, ville du centre de la péninsule ibérique, va se développer au cours du temps comme un centre culturel et scientifique de haut niveau. Ses grandes bibliothèques conservent une abondance de documents témoignant de l’érudition des pays d’Islam. Sa tradition savante résulte de la coopération entre musulmans, chrétiens et juifs. Plusieurs décennies après la reconquête de Tolède par les chrétiens castillans (1085), la langue arabe domine toujours comme langue de communication scientifique. Ainsi, la ville offre un climat favorable à l’appropriation par l’Europe latine des savoirs et des pratiques des pays d’Islam. Une des principales conséquences fut le vaste mouvement de traductions du XII$^{\rm e}$ siècle à partir de l’arabe vers le latin et vers l’hébreu. De nombreux érudits de toute l’Europe vont se rendre à Tolède pour traduire les savoirs des pays d’Islam comme la philosophie, la médecine, l’astronomie, l’optique ou encore les mathématiques.
De l’arabe au latin : les mathématiques
Le corpus mathématique que s’approprient les Latins et les communautés hébraïques au cours du XII$^{\rm e}$ siècle est incroyablement riche. Il s’agit en fait d’une partie considérable des connaissances que les hommes de sciences des pays d’Islam ont produit depuis le Bagdad du IX$^{\rm e}$ siècle, y compris la récupération partielle du savoir grec. Pour se faire une idée de l’ampleur des traductions, il suffirait d’étudier la liste des traductions de Gérard de Crémone (mort en 1187) qu’il a réalisées à Tolède dans la seconde moitié du XII$^{\rm e}$ siècle. Il s’est rendu en Andalus, à partir de son Italie natale, dans l’objectif précis de traduire en latin l’Almageste de Ptolémée. Ladite liste nous est parvenue grâce à l’éloge que ses étudiants ont rédigé à sa mort [3]. On y dénombre pas moins de soixante et onze textes parmi lesquels, pour les mathématiques, les Éléments d’Euclide (voir illustrations 2 & 3) et ses Données [4] , De la mesure du cercle d’Archimède, l’Almageste de Ptolémée, le Commentaire aux Éléments d’Euclide par an-Nayrizī, le Livre de géométrie des frères Banū Mūsā (IX$^{\rm e}$ s.), l’algèbre d’al-Khwārizmī... La charge incombe ensuite aux copistes de les reproduire pour en assurer la pérennité et la circulation dans toute l’Europe (voir illustration 4).
![]() illustration 2 : Folio d’un manuscrit arabe des Éléments d’Euclide présentant le théorème de Pythagore. |
![]() illustration 3 : Édition latine des Éléments d’Euclide réalisée par Radolt (1482) à partir de la version arabo-latine de Campanus de Novare (XIII$^{\rm e}$ siècle). |
Même s’il est sans doute le traducteur le plus prolifique, Gérard de Crémone est loin d’être le seul érudit latin à se rendre en Andalus pour transmettre la science des pays d’Islam au nord des Pyrénées. Citons, par exemple, Adélard de Bath, Robert de Chester, Hermann de Carinthie ou encore Platon de Tivoli. Comme souvent pour le Moyen Âge, nous retenons ces identités par le prénom et la ville d’origine. Ces quelques noms suffisent donc à montrer la diversité des origines de ces traducteurs (Bath et Chester dans l’Angleterre d’aujourd’hui, Carinthie dans l’Autriche ou encore Crémone et Tivoli en Italie).
Illustration 4 : Miniature représentant un atelier de copistes.
Certains textes, parmi les plus importants, sont traduits plusieurs fois par des personnes différentes. C’est évidemment le cas des Éléments d’Euclide ou encore de l’algèbre d’al-Khwārizmī (cf. paragraphe suivant). D’autres ne sont traduits qu’une seule fois (à notre connaissance) mais cela suffit pour leur assurer une éternelle survie même dans le cas où l’original arabe reste perdu encore aujourd’hui car ils seront copiés, commentés ou cités dans d’autres textes. C’est, par exemple, le cas du Kitāb fī l-ḥisāb al-hindī [Livre sur le calcul indien], rédigé au IX$^{\rm e}$ siècle à Bagdad, dans lequel al-Khwārizmī décrit pour la première fois dans la littérature arabe la numération décimale positionnelle avec neuf nouveaux symboles et le zéro : ce sont les chiffres indo-arabes (voir illustration 5) qui vont progressivement supplanter, en Occident, la numération romaine utilisée dans la plupart des textes mathématiques antérieurs. Plusieurs copies des versions latines de ce texte nous sont parvenues et nous permettent d’en appréhender le contenu original [5]. La graphie des chiffres diffère d’une copie à une autre [6] et elle ne se stabilisera que très tardivement (après l’invention de l’imprimerie) pour devenir celle que nous connaissons. Il faudra attendre la toute fin du XIII$^{\rm e}$ et même le XIV$^{\rm e}$ siècle pour que les chiffres indo-arabes soient majoritairement utilisés par les scribes. Certains manuscrits copiés à cette époque-là montrent encore les chiffres romains pour représenter les nombres alors que son auteur original peut utiliser la numération décimale positionnelle.
Illustration 5 : Évolution de la graphie des chiffres des copies latines (manuscrits du XII$^{\rm e}$ siècle) du Livre sur le calcul indien d’al-Khwārizmī.
L’algèbre d’al-Khwārizmī et ses traductions latines.
Le Kitāb al-mukhtaṣar fī ḥisāb al-jabr wa’l-muqābala [Livre abrégé sur le calcul par la restauration et la comparaison], rédigé à Bagdad entre 813 et 833, est un des ouvrages les plus importants de l’histoire des mathématiques (voir illustration 6). En effet, il est considéré comme l’acte de naissance officiel de l’algèbre des équations. Le mathématicien et astronome Muḥammad ibn Mūsā al-Khwārizmī (780-850) y définit les objets de l’algèbre (voir tableau 1) et donne une classification des six équations de degré inférieur ou égal à deux (voir tableau 2) et décrit pas à pas leurs algorithmes de résolution en les justifiant géométriquement. Son livre est complété par un ensemble de problèmes algébriques liés, par exemple, aux transactions commerciales, au mesurage, aux héritages ou encore aux testaments et donations.
Tableau 1 : Traductions latines des objets de l’algèbre
Tableau 2 : Représentation moderne de la classification des six types d’équations de degré inférieur ou égal à deux d’al-Khwārizmī. [7]
Nous connaissons aujourd’hui deux traductions latines de l’algèbre d’al-Khwārizmī du XII$^{\rm e}$ siècle avec de nombreuses copies dans plusieurs bibliothèques européennes, l’une est réalisée par Gérard de Crémone et l’autre par Robert de Chester [8]. Elles sont toutes partielles : la partie pratique sur le calcul des héritages intimement liée aux règles coraniques ne sont traduites dans aucune des versions latines connues ; une des raisons serait sans doute qu’elles sont difficilement transférables aux usages chrétiens.
Illustration 6 : Frontispice de l’algèbre arabe d’al-Khwārizmī.
Illustration n°7 : Détail d’un manuscrit latin de l’algèbre d’al-Khwārizmī.
Sur cette copie latine de l’algèbre d’al-Khwārizmī (voir illustration 7), on peut lire le titre donné par le traducteur :
Liber maumeti filii moysi alchoarizmi de algebra et almuchabala Incipit
[Ici commence le Livre de Mahomet fils de Moïse alchoarizmi à propos d’algebra et d’almuchabala].
Comme souvent lorsque le traducteur latin ne trouve pas de traduction du terme arabe qu’il lit, il en donne une transcription phonétique. Ainsi, par exemple, le terme al-jabr qui n’existe pas encore dans la langue latine au début du XII$^{\rm e}$ siècle, devient simplement« algebra ». Ce sont donc les traductions arabo-latines qui introduisent pour la première fois dans l’Occident chrétien le terme « algèbre » et les procédés mathématiques qui s’y rattachent [9]. En même temps, de petits traités élémentaires de calcul appelés algorismes (venant d’alchoarismi, simple transcription latine d’al-Khwārizmī) vont largement se diffuser en Europe. C’est bien évidemment l’origine du terme algorithme largement utilisé aujourd’hui. Enfin, pour le mot chiffre que nous utilisons tous les jours dès l’école maternelle, c’est la transcription du terme arabe ṣifr nommant le zéro qui sera conservée.
Conclusion
L’importance du vaste mouvement de traductions arabo-latines qui s’est déroulé en Andalus au cours du XII$^{\rm e}$ siècle est indéniable pour l’histoire scientifique de l’Europe. En effet, l’appropriation par les Latins des savoirs et pratiques des pays d’Islam a doté les érudits européens d’un corpus scientifique suffisamment riche pour alimenter les nouveaux besoins des universités naissantes (Oxford, Paris, Bologne par exemple) ou encore de la bourgeoisie curieuse de savoirs inédits. Tous les éléments sont alors réunis pour permettre l’essor intellectuel de l’occident latin.
Cet article est une version remaniée de l’article « Traduire les mathématiques en Andalus au XII$^{\rm e}$ siècle », édité dans Moyon M., Pestel M.J. & Janvier M. (eds.), Maths Express au carrefour des cultures, Paris, CIJM, 2014, p. 47-52.
En outre, un certain nombre de personnes ont contribué à améliorer la qualité de cette e-publication. Qu’elles soient ici remerciées, et en particulier Sabine Rommevaux-Tani et Christine Proust qui ont assuré la lecture de la première mise en ligne, Dominique Flament et Leroy pour leur commentaire.
Notes
[1] Plusieurs autres articles généraux sont prévus pour lever le voile sur cette période relativement peu connue du grand public.
[2] Nous désignons par Andalousiens les habitants d’al-andalus pour les différencier des Andalous, habitants de l’actuelle Andalousie. Voir Manuela Marín, Al-Andalus et les Andalousiens (Aix en Provence : Edisud, 2000).
[3] Charles Burnett, « The coherence of the arabic-latin translation program in Toledo in the Twelfth century », Science in context vol.14/1 (2001) : p.249‑88.
[5] Voir André Allard, Muḥammad ibn Mūsā al-Khwārizmī. Le Calcul Indien (Algorismus). (Paris - Namur : Blanchard - Société des études classiques, 1992).
[6] Burnett, Ch. « Indian numerals in the Mediterranean Basin in the twelfth century, with special reference to the “Eastern Forms” ». In From China to Paris : 2000 years transmissions of mathematical ideas, édité par Y. Dold-Samplonius, J. W. Dauben, M. Folkerts, et B. Van Dalen, p. 237 288. Stuttgart : Franz Steiner Verlag, 2002. p. 206
[7] Sur certains aspects de la « suite de l’histoire », voir l’article de Marie-José Durand-Richard dans IdM.
[8] Ces deux traductions arabo-latines sont éditées par Barnabas Hughes ; Barnabas Hughes, « Gerard of Cremona’s translations of al-Khwarizmi’s al-jabr », Mediaeval Studies n°48 (1986) : p.211‑63. et Barnabas Hughes, Robert of Chester’s translation of al-Khwarizmi’s al-jabr (Stuttgart : Franz Steiner Verlag, 1989).
[9] Voir à ce sujet, par exemple, Marc Moyon, « Algèbre & Practica geometriæ en Occident médiéval latin : Abū Bakr, Fibonacci et Jean de Murs », in Pluralité de l’algèbre à la Renaissance, éd. par Sabine Rommevaux, Maryvonne Spiesser, et Maria Rosa Massa Esteve, Éditions Honoré Champion, Centre d’Études Supérieures de la Renaissance ; Le savoir de Mantice (Paris, 2012), p.33‑65.
Partager cet article
Pour citer cet article :
Marc Moyon — «Apprendre les mathématiques au Moyen Âge : l’importance des traductions arabo-latines.» — Images des Mathématiques, CNRS, 2021
Laisser un commentaire
Dossiers
Actualités des maths
-
5 mars 2023Maths en scène : Printemps des mathématiques (3-31 mars)
-
6 février 2023Journées nationales de l’APMEP, appel à ateliers (9/4)
-
20 janvier 2023Le vote électronique - les défis du secret et de la transparence (Nancy, 26/1)
-
17 novembre 2022Du café aux mathématiques : conférence de Hugo Duminil-Copin (Nancy et streaming, 24/11)
-
16 septembre 2022Modélisation et simulation numérique d’instruments de musique (Nancy & streaming, 22/9)
-
11 mai 2022Printemps des cimetières
Commentaire sur l'article