Au nom de l’infini
Le 14 février 2011 Voir les commentaires (1)
S’il vous arrive d’être allergique aux considérations élégantes
sur les belles manières chiffrées de décrire l’ordre,
voici pour votre bonheur une épopée dramatique
montrant les mathématiques aux prises avec
la transe, l’extase,
le drame, et Dieu ;
sans oublier l’Histoire sous des traits variés,
allant de la Russie pré-révolutionnnaire
à la glaciation stalinienne.
Il s’agit du livre récent de Jean-Michel Kantor et Loren Graham,
Au nom de l’infini, une histoire vraie de mysticisme religieux
et de création mathématique
[1].
Les principaux héros de cette saga sont
les pères fondateurs de l’école mathématique de Moscou,
Dmitri Egorov (1869-1931) et Nikolaï Luzin (1863-1950),
ainsi que le mathématicien, philosophe, théologien
et prêtre orthodoxe Pavel Florensky (1882-1937).
Leurs travaux mathématiques font suite à deux périodes importantes de l’histoire.
D’abord la création de la théorie des ensembles, qu’on peut dater
de 1873, année où Cantor a vu et a montré qu’il existe des infinis
« plus grands que d’autres », notamment qu’il y a en un sens très précis
strictement plus de nombres réels que de nombres entiers.
Puis peu après 1900 les progrès de mathématiciens français
(dont Emile Borel, Henri Lebesgue et René Baire) portant sur les divers
types de régularité que peuvent avoir les ensembles,
en particulier les sous-ensembles de la droite réelle, et les fonctions.
Restaient bien des problèmes importants et tout à fait ouverts,
en particulier ceux consistant à comprendre ce que veut dire
définir ou nommer un objet mathématique (un ensemble, une fonction ...).
C’est là qu’intervient le trio russe Egorov-Luzin-Florensky.
Trois personnalités passionnées et énigmatiques,
chez qui on ne peut séparer la dévotion aux mathématiques
de la vie intérieure spirituelle, religieuse et mystique.
Trois hommes qui par ailleurs ne furent pas toujours d’accord,
mais dont la profonde amitié survécut à bien des séismes.
Ils avaient en commun
une approche mystique et intuitive des mathématiques nouvelles,
liée à l’Adoration du Nom.
Les pratiquants de cette hérésie orthodoxe
visent à entrer en contact avec Dieu
par une technique de prière consistant à répéter
des centaines de fois les mêmes courtes invocations,
tout en veillant à maîtriser leur respiration et leur rythme cardiaque.
Le lien étroit entre l’Adoration du nom et l’activité mathématique
de Egorov, Luzin et leurs proches est le sujet principal du livre relaté ici.
Citons quelques lignes des pages 122-123 :
« L’idée que « nommer »
est un acte créatif a une longue histoire
dans la pensée religieuse et mythologique.
(...)
Une connivence linguistique existait entre les dissidents religieux russes qui soulignaient l’importance de nommer Jésus et Dieu et les mathématiciens moscovites qui baptisaient de nouveaux ensembles. (...)
Florensky pensait que la religion et les mathématiques allaient dans la même direction. »
Du point de vue strictement mathématique,
les résultats furent fondamentaux.
Par exemple à propos de la question de décider si les sous-ensembles infinis
de la droite réelle sont nécessairement
ou bien « aussi petits » que l’ensemble des entiers
ou bien « aussi grands » que la droite réelle elle-même.
Cantor avait répondu en 1879 par l’affirmative pour les sous-ensembles fermés ;
Luzin et son étudiant Souslin surent généraliser le résultat
à des classes immensément plus riches de sous-ensembles.
Mais il fallut attendre Gödel (1940) et Cohen (1963)
pour donner une réponse encore plus surprenante, comme quoi
pour des ensembles arbitraires
cette hypothèse du continu est indécidable
(il faudrait bien sûr préciser très soigneusement le sens des mots).
En attendant, Luzin et son école avaient créé la
théorie descriptive des ensembles,
domaine de recherche très actif, aujourd’hui
c’est-à-dire presque cent ans plus tard.
Ils avaient aussi créé l’école mathématique de Moscou,
dont les représentants (souvent parfaitement athées)
ont si brillamment illuminé les mathématiques du XXe siècle :
Khinchin,
Urysohn,
Lyusternik,
P.S. Novikov,
Kolmogorov,
Alexandrov,
Pontriaguine,
Gelfand,
Arnold,
S.P. Novikov,
et tant d’autres.
L’histoire ne ménagea pas ces héros.
Souslin mourut à 25 ans,
victime de l’épidémie de typhus qui sévit à Moscou
durant la guerre civile. Egorov fut arrêté,
et mourut en 1931 d’une grève de la faim, après un an de prison.
Florensky fut arrêté en 1928 et de nouveau en 1933 ;
il subit la torture et le goulag avant d’être exécuté en 1937.
Luzin fut victime d’une conspiration de grande envergure
à la fin des années 30 et traversa des périodes de terreur,
mais il survécut jusqu’en 1950.
Et pourtant la bonne humeur eut aussi ces grands moments.
Par un hiver froid,
M. Novikov, biologiste et président de l’Université de Moscou,
décida qu’il n’y aurait pas cours si la température des auditoires
descendait au-dessous de -5$^o$C.
On ne sait pas dans quelle mesure la règle fut suivie.
Mais les étudiants recouvrirent le couloir de neige, l’arrosèrent,
et avaient ainsi à disposition une patinoire
à l’entrée de la salle du deuxième étage.
En attendant leurs professeurs, il se réchauffaient
en patinant et en chantant dans le couloir.
Notes
[1] Livre paru en anglais en 2009 et en français en 2010, chez Belin,
collection Pour la Science.
L’illustration de couverture du livre apparaît dans notre logo ;
c’est un tableau du peintre Mikhaïé Nesterov (1862-1942).
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Pour citer cet article :
Pierre de la Harpe — «Au nom de l’infini» — Images des Mathématiques, CNRS, 2011
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Au nom de l’infini
le 17 février 2011 à 09:10, par Pierre de la Harpe