Autoportrait de racine de 2
Piste verte Le 8 novembre 2010 Voir les commentaires (10)Lire l'article en


Mon métier consiste à être extraite et exhibée. À être extraite avec le plus de décimales possible.
Préliminaire
L’autoportrait d’un descendeur à ski qui ouvre le livre les Athlètes dans leur tête de Paul Fournel commence ainsi
Mon métier consiste à descendre du haut de la montagne jusqu’en bas. À descendre le plus vite possible. C’est un métier d’homme. D’abord parce que lorsqu’il est en haut l’homme a envie de descendre en bas le plus vite possible, ensuite parce que lorsqu’il y a plusieurs hommes en haut ils veulent tous descendre plus vite les uns que les autres.Un métier humain.
Je suis descendeur.
Les écrivains de l’Oulipo se sont saisis de ce texte et en ont fait des variantes, par construction analogique et parodique, autoportrait du séducteur, du buveur, de l’écrivain... Ces textes ont été regroupés récemment dans le petit livre C’est un métier d’homme, publié par les éditions Mille et une nuits. J’y ai contribué, notamment, par un autoportrait de la toupie et par l’autoportrait de $\sqrt{2}$ que l’on pourra lire ci-dessous.
Pourquoi $\sqrt{2}$ ?
C’est que $\sqrt{2}$ est à la mode cette année. Dans ce billet, Aurélien Alvarez vous a parlé du livre Rationnel mon Q dont $\sqrt{2}$ est l’héroïne. Je vais vous avouer une chose : depuis que ce livre est paru, je suis extrêmement jalouse.
Tout simplement parce que c’est le genre de choses que j’aurais aimé écrire [1]. Aussi parce que je ne suis pas certaine (c’est un euphémisme) que j’aurais fait aussi bien que la désopilante Version latine, ou que le pastiche de James Joyce que l’on y trouve.
J’ai fait un peu de publicité à Rationnel mon Q, par exemple j’en ai lu des extraits au cours d’une lecture de l’Oulipo à la BNF [2] mais j’en suis restée frustrée... C’est pourquoi j’ai écrit cet autoportrait [3] : je l’ai ainsi prouvé, moi aussi je suis capable de parler de $\sqrt{2}$.
Une page de publicité
Ainsi on trouvera un peu de mathématiques dans Un métier d’homme, de l’Oulipo. On trouvera tout (tout, le sérieux, et aussi le moins sérieux) sur $\sqrt{2}$ (et pas mal de littérature) dans Rationnel mon Q, de Ludmila Duchêne et Agnès Leblanc. Ici le film réalisé par Universcience sur ce livre.
Achetez les, lisez les, offrez les !
Voici donc l’autoportrait...
d’un objet mathématique, le nombre $\sqrt{2}$, nombre dont le carré est $2$ [4], qui ne peut pas s’écrire comme une fraction [5], mais qui n’est pas transcendant parce qu’il est solution d’une équation, l’équation $x^2=2$. On dit qu’il est algébrique [6].
Autoportrait de $\sqrt{2}$
Mon métier consiste à être extraite et exhibée. À être extraite avec le plus de décimales possible. C’est un métier de nombre. D’abord parce que lorsqu’il aborde les mathématiciennes, le nombre a envie de leur montrer ses décimales, ensuite parce que, lorsqu’il y a plusieurs nombres, ils veulent tous faire voir plus de décimales les uns que les autres.
Un métier irrationnel.
Je suis la racine carrée de $2$.
Il y a eu 1, 2, beaucoup, puis il y a eu 3 et 4 et beaucoup d’autres et, maintenant, il y a moi. Je suis le premier nombre dont on a démontré l’irrationalité, et, à la prochaine occasion, je serai déclaré le plus beau des nombres irrationnels.
Je suis le nombre le plus célèbre de la cohorte, celui auquel les plus grands se sont intéressés, Euclide et Théétète, Pythagore et même Platon, et mon état consiste à être prouvé irrationnel. Tous les mathématiciens savent démontrer mon irrationalité.
Être un nombre irrationnel, c’est d’abord être un nombre autrement ; de façon à semer l’inquiétude et le doute.
Faire peur. Arriver sur la scène de telle manière que l’on vous croie innocent, un trait tout simple dans un carré, jusqu’à ce que l’on s’inquiète parce que vous ne pouvez pas exister, 1, 2, oui, 1,5 même, mais pas vous, jusqu’à ce que des infinités entières de nombres irrationnels viennent vous copier.
Dans une vie de nombre, il n’y a pas de tiers état, si vous n’êtes pas une fraction, alors vous êtes irrationnel, un point c’est tout.
Les fractions sont arrivées pour diviser les nombres entiers et, à peine quelques siècles plus tard, tous les mathématiciens s’en servaient.
Maintenant il y a moi.
Être un nombre irrationnel est un état qui exige un don absolu de soi-même et une démonstration rigoureuse. Je suis un nombre irrationnel à temps plein. Je le suis par considération des valuations $2$-adiques de mon numérateur et de mon dénominateur, ce qui fait sourire les mathématiciens débutants. Je le suis par l’absurde, si j’étais une fraction irréductible, mon numérateur serait pair et mon dénominateur aussi, ce qui casse la tête à mes amateurs.
Prenez deux nombres à égalité de carrés, écrivez les à côté l’un de l’autre, c’est toujours moi qu’on appelle racine de 2, parce que c’est moi qui suis le plus positif.
Les constructions à la règle et au compas, un carré double d’un autre, je les subis mille fois par semaine, les feuilles de papier, chacune la moitié de la surface de la précédente et pourtant exactement de la même forme, je les plie chaque soir avant d’aller me coucher de bonne heure. Je sais mes approximations par réduites successives par cœur et, lorsque je ferme les yeux, je vois mes décimales passer au ralenti.
Je me prépare aussi à affronter ces arguments mous et insipides que certains mathématiciens utilisent pour démontrer à la fois mon irrationalité et leur cuistrerie, m’imposant des démonstrations de quatre pages alors que quatre lignes ou une figure suffisent.
Tout compte dans votre carrière.
Un jour, l’essentiel devient l’infinitude de votre développement décimal. Vous avez peaufiné l’argument et vous avez failli vous planter pour avoir négligé de signaler l’absence de périodicité dans ce développement. Vous avez affirmé péremptoirement que l’infinitude suffisait, et vous avez perdu la face en montrant seulement que vous n’étiez pas décimal.
Quand je dors, je suis irrationnel, quand je pense que mon carré est égal à 2, je suis irrationnel. Je regarde converger vers moi des kyrielles de méthodes de Newton. La tête de mon 2 se courbe sous la toise du signe racine, je sens dans tout mon être l’irrationalité de cette position.
Lorsque dans la salle ronde du Palais de la découverte, on parle d’irrationalité, c’est moi que l’on mentionne en premier, on libère ainsi des tonnes de décimales. Après, les questions portent sur le clinquant, le soi-disant nombre d’or qui sert à compter les lapines, les regards s’égarent vers les décimales alignées sur les murs, et il ne reste qu’un premier nombre irrationnel, qui ne sert qu’à introduire les autres.
C’est la règle.
Et puis, il y a le moment qui arrive forcément dans une vie, le seul moment de vrai repos, de repos absolu. Le repos du premier nombre irrationnel.
Vous avez été présenté avec rigueur, comme nombre positif dont le carré est 2, vous avez été prouvé non décimal, non rationnel, on a rappelé l’anthyphérèse, on a évoqué la géométrie, on a appelé à votre rescousse les vieux messieurs barbus, on a invoqué le toujours jeune et glabre Évariste Galois, vous considérant pour donner un exemple, le premier exemple, de groupe de Galois, et vous vous êtes satisfait d’être encore une fois le premier, commettant ainsi la faute stupide (qui n’est pas d’inattention puisque les racines ignorent elles aussi l’inattention) de négliger qu’on n’est le premier que s’il y a un deuxième et toute une ribambelle de concurrents, après lesquels on peut vous opposer un nombre transcendant, un misérable nombre dont toutes les décimales à peu de chose près sont nulles, puis beaucoup de nombres transcendants, puis on ne parlera plus de vos décimales que pour expliquer à quel point celles de $\pi$ sont plus inattendues, plus riches, plus fantaisistes. Et là, c’est le vrai repos, le repos immense. Vous n’êtes pas transcendant, et pis, votre développement en fraction continue est périodique. Plus rien n’a d’importance, vous n’êtes plus la vedette des nombres, votre extension est quadratique (sans parler de celle de vos muscles, qui se relâche), vous savez que vous allez devenir le premier, mais un vulgaire, nombre algébrique.
Merci aux relecteurs d’Images des mathématiques et plus particulièrement à Thierry Barbot, François Brunault, Barbara Schapira et Christiane Huyghe pour leur aide avant la publication de cet article.
Notes
[1] La même impression m’est déjà arrivée il y a quelques années, à un autre niveau, avec le Petit guide de calcul différentiel de François Rouvière, le livre de calcul différentiel que j’aurais aimé écrire.
[2] Au point que certains des auditeurs ont imaginé que j’en étais l’auteur. Mais hélas, trois fois hélas, il n’en est rien, je le jure.
[3] Braquée sur cette racine, j’ai aussi commis de courts textes pastichant les « Joconde » d’Hervé Le Tellier. En voici un :
Si j’enlevais le haut et si j’arrangeais les deux pans du fichu de façon à ce qu’ils forment deux côtés de longueur égale à 1 d’un triangle rectangle isocèle, quelle serait la profondeur de mon décolleté, se demande Mona posant, et l’irrationalité de cette pensée la fait sourire discrètement.
[4] Le tout premier nombre irrationnel connu, obtenu comme la longueur des diagonales d’un carré de côté $1$.
[5] Voici une démonstration : si l’on pouvait écrire $\sqrt{2}=p/q$, une fraction irréductible, qu’on ne peut pas simplifier, alors, en élevant au carré, on aurait
\[2=p^2/q^2,\]
donc $p^2=2q^2$, donc $p$ serait un nombre pair, donc $p^2$ serait divisible par 4, donc $q$ serait pair,
ce qui est contradictoire avec le fait que la fraction était irréductible. C’est une démonstration « par l’absurde » !
[6] Les nombres algébriques sont ceux qui sont des solutions d’une équation comme $x^2=2$, et les nombres transcendants sont les autres.
Dans le texte, il est question d’une feuille de papier que l’on plie. Il s’agit d’une feuille au format A4, un format ($21\times29{,}7$) tel que la feuille pliée en deux (format A5) a exactement la même forme, comme ceci a déjà été expliqué sur ce site dans cet article. Le rapport longueur/largeur est égal à $\sqrt{2}$.
La dernière partie du texte fait allusion
- d’une part à l’existence de nombres transcendants construits grâce à leur développement décimal. C’est le cas du nombre
\[1{,}110001000000000000000001000\ldots= 1+\frac{1}{10}+\frac{1}{100}+\frac{1}{1000000}+\cdots+\frac{1}{10^{n!}}+\cdots\]
construit par Liouville au dix-neuvième siècle, dont toutes les décimales sont nulles sauf celles aux rangs $n!$ (ce qui fait beaucoup de $0$, de plus en plus de $0$),
- d’autre part au fait que
\[\sqrt{2}=1+\frac{1}{\displaystyle 2+\frac{1}{\displaystyle 2+\frac{1}{\displaystyle 2+\frac{1}{\displaystyle 2+\frac{1}{\ddots}}}}},\]
(c’est ce que l’on appelle une fraction continue). Tous les nombres qui apparaissent (sauf le premier) sont des 2. On dit donc que ce développement est périodique. On peut démontrer que c’est toujours le cas pour les nombres qui sont solution d’une équation du second degré (comme $x^2=2$ pour $\sqrt{2}$).
François Brunault me suggère de signaler qu’il reste (heureusement ! ajoute-t-il, et je suis bien d’accord) des questions irrésolues à propos de $\sqrt{2}$. Par exemple, on ne sait pas si son développement décimal est très irrégulier (il y a des questions plus précises mais je n’entrerai pas dans plus de détails pour cet article).
La question ayant été soulevée pendant la relecture, je précise qu’il est aussi question dans ce texte de quelques mathématiciens et philosophes grecs ayant participé à la naissance de $\sqrt{2}$, et notamment de Théétète, le jeune mathématicien contemporain de Platon, qui a donné son nom à un Dialogue de ce philosophe, dans lequel il discute avec Socrate de ce nombre, $\sqrt{2}$, justement. Il y a un fort beau « rêve de Théétète » dans Rationnel mon Q.
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Pour citer cet article :
Michèle Audin — «Autoportrait de racine de 2» — Images des Mathématiques, CNRS, 2010
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