Caracolades sur échiquiers
Le 6 avril 2015 Voir les commentaires
Un livre récent de Jacques Sesiano analyse l’article d’Euler consacré à la marche d’un cavalier sur un échiquer. En voici un aperçu.
En 1766 parut [1] un article d’Euler au titre propre à aiguiser la curiosité du lecteur :
« Solution d’une question curieuse qui ne paroit soumise à aucune analyse »
De quoi pouvait-il bien s’agir ? On le découvre dès les premières lignes de l’article :
Je me trouvai dans une compagnie, où, à l’occasion du jeu d’échecs quelqu’un proposa cette question : de parcourir avec un cavalier toutes les cases d’un échiquier, sans parvenir jamais deux fois à la même, & en commençant par une case donnée.
Pourquoi cela paraît n’être « soumis à aucune analyse » ? Car il faut faire plein d’essais avant d’arriver à une solution et que, si on impose de partir d’une autre case, alors il faut tout recommencer dès le début. À ce sujet, Euler commente :
D’ailleurs une telle recherche ne mérite aucune attention, à moins qu’elle ne soit fondée sur quelques principes ; ou qu’on ne la puisse soumettre à quelque espèce d’Analyse, qui en dirige les opérations.
Le but d’Euler est justement de présenter une telle « espèce d’Analyse » : une méthode pour transformer un parcours incomplet qui ne peut pas se prolonger plus, en des parcours de même longueur, dont certains pourront parfois se prolonger. On rajoute alors autant de sauts de cavalier que l’on peut, et si l’on bloque à nouveau avant d’avoir occupé toutes les cases de l’échiquier, alors on cherche une nouvelle transformation, comme précédemment. On espère bien sûr aboutir ainsi à un parcours complet. Et Euler montre par plusieurs exemples comment cette méthode lui permet de recouvrir de plusieurs manières tout l’échiquier.
Euler a été tout particulièrement intéressé par les parcours complets qui se referment sur eux-mêmes. En effet, si on a trouvé un tel parcours, on sait alors en trouver un qui part de n’importe quelle case : il suffit de garder le même cheminement, mais en démarrant de cette case-là.
Dans son livre « Euler et le parcours du cavalier » [2], Jacques Sesiano [3] étudia de manière très détaillée cet article d’Euler, ainsi que le manuscrit [4] qui lui a servi de base.

Le lecteur qui désire se faire d’abord sa propre opinion sur le travail d’Euler peut commencer par lire l’article et le manuscrit d’Euler, puisqu’ils sont repris en facsimilé à la fin de l’ouvrage de Sesiano. Voici par exemple une page du manuscrit, qui illustre le fait qu’Euler étudia le même problème sur d’autres formes d’échiquiers :

Euler examina l’influence de la forme de l’échiquier sur l’existence de solutions
au problème. Par exemple, dans l’article il explique pourquoi :
- il n’est pas possible de passer par toutes les cases sur un échiquier $4 \times 4$ ;
- il n’est pas possible de trouver un parcours fermé qui passe par toutes les cases sur un échiquier $5 \times 5$.
Mais avant de lire les explications d’Euler dans l’image qui suit, essayez de démontrer cela vous-mêmes, les raisons en sont simples et jolies !

Le livre de Sesiano contient aussi une étude des prédécesseurs d’Euler [5]. On y apprend par exemple qu’on trouve dans un manuscrit arabe du XII-ème siècle :
[...] quatre poésies, toutes de la même forme (32 paires de vers), [qui] permettent de reconstituer le parcours. En effet, les deux premières lettres de chaque vers indiquent les coordonnées de la case où doit être inscrit le quantième du vers. [6]
Ce travail d’Euler est considéré parfois comme l’un des articles fondateurs de la théorie des graphes et, par conséquent, de la topologie. Peut-être pour cette raison, le livre contient aussi une analyse détaillée d’un autre article d’Euler qui est jugé fondateur de la topologie, celui sur la relation d’Euler entre nombres de sommets, d’arêtes et de faces d’un polyèdre convexe.
Au fait, pourquoi ai-je choisi de parler de « caracolades » dans le titre de ce billet ? C’est parce que je trouvai la citation suivante [7] dans le livre de Sesiano, extraite de l’édition de 1741 des « Récréations mathématiques » d’Ozanam :
On sait que le Cavalier du jeu des Échecs a une marche toute particulière ; il va, pour ainsi dire, en caracolant, et il passe d’une case d’un rang à une case d’un autre rang en sautant par-dessus deux cases, et allant du blanc au noir et du noir au blanc.
Et vous, pensiez-vous que les cavaliers caracolaient pendant les parties d’échecs ?
Notes
[1] Dans les Mémoires de l’Académie Royale des Sciences et Belles-Lettres 15 (1759 [1766]), 310-337. Repris dans Opera omnia I/7, 26-56.
[2] L’ouvrage est paru en 2015 aux Presses Polytechniques et Universitaires Romandes.
[4] Il s’agit du sixième des carnets d’Euler conservé aux Archives de la branche pétersbourgeoise de l’Académie des Sciences de Russie, classé actuellement sous la cote « fonds 136, inventaire 1, numéro 134 ».
[6] Cet extrait provient des pages 158-159 du livre.
[7] Cette citation est reproduite à la page 168 du livre de Sesiano. J’en modernise l’orthographe.
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Pour citer cet article :
Patrick Popescu-Pampu — «Caracolades sur échiquiers» — Images des Mathématiques, CNRS, 2015
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