Celui qui n’a rien
Histoire d’un petit point à la recherche de sa propre identité
Piste verte Le 6 décembre 2017 Voir les commentaires (3)Lire l'article en


Histoire d’un petit point à la recherche de sa propre identité.
« Je pense toutefois que la reprise incessante des définitions fondamentales en mathématiques est chose féconde », écrivit Paul Valéry, poète et philosophe français, à Tullio Levi-Civita, mathématicien italien, en 1934, avant de lui parler d’une définition du point.
Définir le point… Un petit cadeau de Noël pour les lectrices et lecteurs d’Images des mathématiques.
Rediffusion d’un article publié le 27 décembre 2013.
La définition la plus simple de la géométrie élémentaire, n’est-elle pas celle de « point » ? On a l’idée intuitive d’un point marqué par un stylo sur le cahier ou par de la craie au tableau depuis l’école primaire… c’est juste un « point »… si donc je mets un point après l’autre, j’arriverai à obtenir un segment…
Mais non… En dépit de cette évidence, Aristote montre que cette définition de segment (qu’il appelle « continu ») conduirait à une contradiction :
il est impossible qu’un continu soit formé par des indivisibles, par exemple qu’une ligne soit formée de points….
Aristote, La Physique [1]
Pour montrer ce paradoxe, Aristote donne les définitions de « continu » (ce dont les extrémités sont une seule chose), « contact » (ce dont les extrémités sont ensemble), « consécutif » (ce entre quoi il n’y a aucun intermédiaire du même genre). Il réfute successivement la possibilité pour des points de former le continu, d’être en contact et d’être consécutifs en développant une sorte de point de vue « topologique » sur la droite.
Mais alors le point ne peut avoir aucune dimension.
Le point est ce dont la partie est nulle
écrit Euclide dans Les Éléments, et même tout au début [2] pour échapper au paradoxe d’Aristote (la « partie » désigne ici la dimension). Mais alors, qu’est-ce qu’un « point » ? Il faut, semble-t-il, se libérer de l’intuition, du stylo et de la craie pour le définir.
J’ai autrefois assez longuement réfléchi sur ce petit objet – qui n’a rien d’essentiellement “petit”. Je m’en étais fait une “définition” qui ne faisait pas intervenir la petitesse, et que je n’aurai pas l’impudence (ni le courage) de vous énoncer.
Lettre de Paul Valery à Tullio Levi-Civita, Paris, 18 septembre 1934
On pourrait essayer de changer de point de vue en regardant le « point » comme le véritable générateur d’une ligne (courbe ou droite) : le moteur qui, à travers son mouvement, donne lieu à toutes les courbes géométriques. Pour développer l’idée de « point » comme élément générateur, Levi-Civita mobilise d’autres concepts, parfois très compliqués, comme la notion de « temps ».
Parmi [nos représentations mentales] les plus simples il y a l’image du mouvement d’un point géométrique. Cette image est une abstraction, on y arrive à travers la pure logique en introduisant les postulats géométriques usuels et le concept primitif de temps.
T. Levi-Civita, 1934 [3]
Mais alors, d’où vient le « point » ?
Ce point de vue traditionnel est génétique : les lignes s’engendrent [dans le temps, dirait Levi-Civita]. Le point de vue moderne est ontologique : les points préexistent et sont sans identité propre.
P. Cartier, « La folle journée, de Grothendieck à Connes et Kontsevich. Évolution des notions d’espace et de symétrie » [4]
Pour revenir à la question originale « qu’est-ce qu’un point ? », rien de mieux que de laisser la parole au « point » pour qu’il nous explique lui-même ce qu’il est vraiment…
Je ne suis que le fruit peut-être
De deux lignes qui se rencontrent.
Je n’ai rien.
On dit : partir du point,
Y arriver.
Je n’en sais rien.
Mais qui
M’effacera ?Guillevic, « Point », Euclidiennes, Paris, Gallimard, 1967.
La figure en haut de cet article est une illustration issue du livre de Guillevic [5]. Les amateurs de « géométrie algébrique réelle » apprécieront cette image : les deux droites en pointillés se coupant en un point – pas du tout pointillé (!) – leur évoqueront deux droites imaginaires (conjuguées) se coupant en un point réel.
Pour conclure, citons Robert Desnos. Ce dernier, dans un poème écrit pour Daniel, le fils du compositeur Darius Milhaud, met en relation le « point » avec le « temps » et l’ « espace » :
Par un point situé sur un plan
On ne peut faire passer qu’une perpendiculaire à ce plan.
On dit ça...
Mais par tous les points de mon plan à moi
On peut faire passer tous les hommes, tous les animaux de la terre
Alors votre perpendiculaire me fait rire.
Et pas seulement les hommes et les bêtes
Mais encore beaucoup de choses
Des cailloux
Des fleurs
Des nuages
Mon père et ma mère
Un bateau à voiles
Un tuyau de poêle
Et si cela me plaît
Quatre cents millions de perpendiculaires.Robert Desnos, « La géométrie de Daniel », 1939
L’auteur (et la rédaction d’Images des mathématiques) remercient les relecteurs Clément Caubel, Marielle Simon, papyjac et Sébastien Peronno pour leur aide, vraiment très importante pour améliorer cet article. Grazie mille !
Notes
[1] On trouve ce texte édité par Les Belles Lettres, 1996.
[2] Livre 1, Définition 1.
[3] Dans son article “Alcuni aspetti matematici della nuova meccanica”, Il Nuovo Cimento, vol. 11, 1934, p. 173-200.
[4] Cet article est paru dans Les Relations entre les mathématiques et la physique théorique. Festschrift for the 40th anniversary of the IHES, Paris, 1998, p. 23-42. Désolée pour ce mélange français-allemand-anglais...
[5] Sur le poète Eugène Guillevic, outre lire ses œuvres, on pourra consulter cette page Wikipedia.
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Pour citer cet article :
Rossana Tazzioli — «Celui qui n’a rien» — Images des Mathématiques, CNRS, 2017
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