Combattre les tumeurs résistantes à la chimiothérapie grâce au contrôle optimal
Piste noire Le 10 février 2019 Voir les commentaires
L’utilisation efficace de chimiothérapies est compromise par deux difficultés principales qui sont pourtant communes à la plupart des cancers ; il s’agit des effets toxiques des chimiothérapies sur les cellules saines, et du phénomène de résistance aux médicaments. La modélisation par équations aux dérivées partielles couplée à la théorie du contrôle optimal permet de proposer des stratégies efficaces, même en présence de résistance.
Introduction
Un obstacle majeur à la guérison du cancer par chimiothérapie est la grande variété des types de cancers, même pour un organe donné. Une tumeur du sein, par exemple peut donner à lieu à des pronostics complètement différents selon le type des cellules cancéreuses impliquées, notamment si celles-ci possèdent ou non des récepteurs à certaines hormones.
L’utilisation efficace de chimiothérapies est compromise par deux difficultés principales qui sont pourtant communes à la plupart des cancers ; il s’agit
- des effets toxiques des chimiothérapies sur les cellules saines,
- du phénomène de résistance aux médicaments.
Les doses maximales tolérées pour une chimiothérapie sont définies comme étant les doses au-delà desquelles on juge que les effets secondaires indésirables sont intolérables pour le patient (pendant une fenêtre de temps donnée). Bien que très standard en clinique, l’utilisation prolongée de ces doses souffre des deux limites évoquées ci-dessus. En effet, les effets secondaires finissent par devenir trop importants. Par ailleurs, l’émergence d’une tumeur résistante est souvent inévitable, même en cas de décroissance initiale. Celle-ci est due à la mort des cellules cancéreuses les plus sensibles au traitement ; sur le long terme, les cellules résistantes ayant persisté vont proliférer malgré la poursuite du traitement.
Face à ces échecs, des stratégies alternatives ont récemment émergé. Leur but est d’essayer de contrôler la taille de la tumeur afin de rendre la maladie chronique. À l’inverse, le paradigme à doses maximales tolérées consiste à essayer de l’éradiquer complètement au risque d’obtenir une prolifération rapide et le développement des tumeurs secondaires, les métastases, dans des sites différents de celui de la tumeur dite primaire.
On peut citer trois exemples notables de telles stratégies.
- la chimiothérapie métronomique : administration de doses basses sans interruption [PKA-10],
- la chimiothérapie adaptative : administration de doses de plus en plus basses au cours du temps, en fonction de la taille de la tumeur [GVG-12],
- les stratégies alternant entre des phases de « drug holiday », c’est-à-dire d’interruption totale du traitement, et de sa reprise (« rechallenge ») [TVIFZ-13].
Dans cet article, nous proposons d’expliquer comment la modélisation mathématique permet de développer des stratégies optimales à partir de la théorie du contrôle optimal, sur un modèle d’équations aux dérivées partielles décrivant l’évolution temporelle du nombre de cellules saines et cancéreuses. Nous commençons par introduire la modélisation du problème, puis nous expliquons comment elle reproduit de manière satisfaisante les observations cliniques des effets de la stratégie à doses maximales tolérées. Enfin, nous en venons au problème de contrôle optimal et détaillons la stratégie clinique que sa résolution fait émerger.
Modélisation
Le modèle logistique
Les modèles que nous utilisons s’appuient sur l’équation différentielle logistique, qui est à la base de la dynamique des populations. Supposons que l’on cherche à étudier l’évolution au cours du temps d’un nombre d’individus $y(t)$, qui se reproduisent et meurent. Si on note $r$ la soustraction des taux de prolifération et mort, quantité souvent appelée taux de réaction intrinsèque, la modélisation la plus simple consiste à écrire $y'(t) = r y(t)$, partant d’une donnée initiale $y(0)>0$. La limite de ce modèle est l’absence de borne sur la solution $y(t) = y(0) e^{r t}$.
Le modèle logistique pallie ce problème en modélisant la compétition entre les individus pour des ressources et de l’espace, via un terme de mort supplémentaire proportionnel au nombre d’individus $d \, y$ : plus il y a d’individus, plus leur croissance est faible. Le modèle devient donc \[y'(t) = (r - d \, y(t)) y(t),\] partant de $y(0)>0$.
En général, on note alors $K:= \frac{r}{d}$ la capacité du système, car on peut montrer facilement que la solution de cette équation différentielle partant de $y(0) \leq K$ converge en croissant vers $K$ : le nombre d’individus ne peut dépasser la capacité $K$, qui est le nombre maximal d’individus que peut contenir le système.
Modélisation de la résistance par un trait
Les modèles logistiques ci-dessus sont très utilisés pour décrire l’évolution temporelle des cellules cancéreuses. Dans le cas de la résistance à la chimiothérapie, l’approche la plus simple et classique est de considérer une population $y_s(t)$ de cellules sensibles (au traitement médicamenteux) et une population $y_r(t)$ de cellules résistantes, ce qui conduit à un système d’équations différentielles.
En général, la résistance n’est pas de nature binaire : une cellule peut être plus ou moins résistante au traitement. En effet, le niveau de résistance d’une cellule peut être corrélée à des indicateurs qui sont de nature continue. Il s’agit par exemple de la concentration de transporteurs qui éliminent le médicament au sein de la cellule, la densité de certaines protéines à sa surface, etc.
On peut donc caractériser la résistance d’une cellule par une quantité abstraite qui agrège toutes ces informations, que nous notons $x$, appelée trait ou, abusivement, phénotype. Pour simplifier, nous supposons que l’on peut décrire la résistance avec un réel, $x \in [0,1]$, où $0$ est la sensibilité maximale au traitement, $1$ la résistance maximale, et où tous les niveaux de résistance intermédiaires $x \in [0,1]$ sont possibles.
Ce choix conduit alors naturellement à des modèles qui proviennent de la dynamique adaptative, la branche des mathématiques appliquées à la biologie qui s’intéresse aux dynamiques de sélection. Le but est de comprendre comment certains phénotypes émergent dans une population donnée, comme certaines couleurs pour des fleurs. Dans le cas où le phénotype est continu, comme pour la couleur ou le niveau de résistance, l’objet dont on étudie la dynamique est le nombre d’individus $n(t,x)$ (plus précisément, la densité d’individus) au temps $t$ et ayant le phénotype $x$ (avec $x \in [0,1]$).
La généralisation de l’équation logistique conduit alors au modèle intégro-différentiel :\[\begin{equation}\frac{\partial n}{\partial t}(t,x) = \left(r(x)-d(x) \rho(t)\right) n(t,x).\label{NonLocal1}\end{equation}\]Le terme de compétition $d \, y(t)$ est devenu $d(x) \rho(t)$ où $\rho(t)$ représente le nombre total d’individus à l’instant $t$, i.e., $\rho(t) = \int_0^1 n(t,x) \, dx$.
Pour cette équation, on peut démontrer que le nombre total d’individus $\rho(t)$ converge quand $t$ tend vers $+\infty$. Plus important encore, la densité $n(t, \cdot)$ se concentre sur certains phénotypes : celle-ci converge vers une somme de masses de Dirac localisées là où la fonction $x \mapsto r(x)/d(x)$ atteint son maximum [P-06]. Autrement dit, les phénotypes des individus sont asymptotiquement tous égaux à quelques phénotypes, un seul si l’ensemble précédent est réduit à un singleton. Ce résultat de sélection de certains phénotypes explique l’intérêt qu’on porte à ce type de modèle en dynamique adaptative.
Modélisation du problème originel
Nous sommes désormais armés pour introduire la modélisation du problème de la résistance à la chimiothérapie. Celle-ci décrit l’évolution du nombre de cellules saines et du nombre de cellules cancéreuses, notés respectivement $n_H(t,x)$ et $n_C(t,x)$. Ici, $x$ représente comme ci-dessus un phénotype de résistance dans $[0,1]$, de la sensibilité maximale au traitement $x=0$ à la résistance maximale au traitement $x=1$. Sans modélisation du traitement lui-même, un modèle simple pour l’évolution du couple $(n_H, n_C)$ à partir de $\ref{NonLocal1}$ s’écrit \[\begin{equation*}
\frac{\partial n_H}{\partial t}(t,x) =
\left(r_H(x)- d_H(x) I_H(t) \right) n_H(t,x), \\
\frac{\partial n_C}{\partial t}(t,x) =
\left(r_C(x) - d_C(x) I_C(t)\right) n_C(t,x),
\end{equation*}\] où le terme de compétition est donné par $d_H(x) I_H(t)$, $d_C(x) I_C(t)$, où $I_H$ et $I_C$ sont des combinaisons linéaires de $\rho_H$ et $\rho_C$ :
\[I_H = a_{HH} \rho_H+ a_{HC} \rho_C, \qquad I_C = a_{CC} \rho_C + a_{CH} \rho_H.\] Ainsi, on modélise aussi la compétition entre les deux populations, sous l’hypothèse que $a_{HC} < a_{HH}$ et $a_{CH} < a_{CC}$, l’idée étant que la compétition pour une population de cellules données se fait surtout en son sein plutôt qu’avec les cellules de l’autre population.
Venons en à la modélisation du traitement. Nous prenons en compte deux agents de chimiothérapie, qui ont des effets distincts. Il s’agit des agents cytotoxiques, qui tuent activement les cellules, et des agents cytostatiques, qui ralentissent leur prolifération. Nous modélisons leur action par deux contrôles $u_1(t)$ et $u_2(t)$, des fonctions scalaires qui peuvent être vues comme les taux d’administration des médicaments. Ces fonctions contrôles ne peuvent excéder les doses maximales tolérées notées $u_1^{max}$, $u_2^{max}$, et doivent donc satisfaire la contrainte \[0\leq u_1(t) \leq u_1^{max}, \qquad 0 \leq u_2(t) \leq u_2^{max}, \qquad \forall t \geq 0.\] Le modèle complet s’écrit alors comme suit : \[ \frac{\partial n_H}{\partial t}(t,x) = \left(\frac{r_H(x)}{1+\alpha_H u_2(t)} - d_H(x) I_H(t) - u_1(t) \mu_H(x) \right) n_H(t,x), \\ \frac{\partial n_C}{\partial t}(t,x) = \left(\frac{r_C(x)}{1+\alpha_C u_2(t)} - d_C(x) I_C(t) - u_1(t) \mu_C(x)\right) n_C(t,x). \] Ainsi, l’effet de $u_1$ est modélisé par un terme de mort supplémentaire, impliquant les fonctions $\mu_H$, $\mu_C$ dont on suppose qu’elles sont positives, et décroissantes en $x$ : plus $x$ est proche de $1$, moins le contrôle $u_1$ n’a d’effet. Quant à $u_2$, son effet de diminution de la prolifération est modélisé par le biais d’une division des taux de réaction $r_H(x)$ et $r_C(x)$.
En vue des questions posées en introduction, l’objectif est donc de
- démontrer que ce modèle conduit bien aux résultats observés en clinique si l’on applique des doses élevées suffisamment longtemps,
- développer des stratégies optimisées, par le biais de la résolution d’un problème de contrôle optimal.
Analyses théorique et numérique
Analyse asymptotique pour des contrôles constants
La première question mathématique que nous posons est la suivante : que se passe-t-il avec des stratégies de contrôles constants, en particulier si l’on choisit des doses constantes égales aux doses maximales tolérées ? Comme nous l’avons expliqué, il peut y avoir des comportements transients, comme la décroissance initiale de la tumeur ; pour voir au-delà, il s’agit de déterminer le comportement du système lorsque la stratégie est maintenue sur un temps long.
Pour répondre à cette question, nous procédons à l’analyse asymptotique du système, c’est-à-dire à la recherche des limites de $n_H(t,x)$, $n_C(t,x)$ lorsque $t$ tend vers $+\infty$, pour des contrôles constants $u_1(t) = \bar{u}_1$, $u_2(t) = \bar{u}_2$. Avec Jean Clairambault et Alexander Lorz, nous avons démontré dans [PCLT-18] les résultats suivants :
- il y a convergence des nombres totaux de cellules $\rho_H(t)$, $\rho_C(t)$,
- il y a concentration des densités $n_H(t,x)$, $n_C(t,x)$.
De plus, les limites peuvent être calculées explicitement en fonction des paramètres du modèle, en particulier des doses $\bar{u}_1$, $\bar{u}_2$.
Ce résultat de convergence et concentration est établi grâce des fonctions de Lyapunov inspirées de celles proposées dans l’article [JR-11], fonctions qui décroissent le long des trajectoires. Cette propriété peut alors être traduite en la convergence des solutions de l’équation vers un point d’équilibre.
Simulations numériques.
Des simulations numériques donnent une idée plus précise de ce que ce résultat signifie pour des doses élevées. Dans la figure ci-dessous, on observe l’effet de l’utilisation de doses élevées $\bar{u}_1$, $\bar{u}_2$ proches de $u_1^{max}$, $u_2^{max}$.
- Effet de la stratégie à doses constantes élevées sur les nombres de cellules saines et cancéreuses $\rho_H$ et $\rho_C$.
On observe bien un effet délétère sur le nombre de cellules saines, puisque $\rho_H(t)$ décroit exponentiellement. Le nombre de cellules cancéreuses décroît quant à lui légèrement puis se remet à croître. Le système reproduit donc avec succès le comportement observé en clinique.
La vidéo de l’évolution temporelle de la densité $n_C$ ci-dessous permet d’interpréter ce résultat à la lumière du théorème de concentration. Partant d’une condition initiale centrée en $x= 0.5$ (tumeur assez hétérogène), la densité se déplace vers la droite et se concentre sur un phénotype proche de $1$, donc très résistant. Ainsi, continuer le traitement n’a aucun effet.
Problème de contrôle optimal
Les stratégies à contrôles constants ne sont donc pas satisfaisantes : on peut vérifier que des stratégies à doses trop basses mènent à la convergence de $\rho_C$ vers une valeur trop élevée. Celles à doses élevées, on l’a vu, conduisent au même résultat, conjugué à des effets indésirables sur le tissu sain.
Parmi toutes les stratégies $u_1(t)$, $u_2(t)$ satisfaisant la contrainte des doses maximales tolérées, on se propose donc de chercher la meilleure, au sens de celle qui minimise le nombre de cellules cancéreuses au bout d’un temps donné. Autrement dit, on se donne un horizon de temps $T$ et on cherche à résoudre \[\text{minimiser} \; \rho_C(T).\]
On adjoint à ce problème deux contraintes sur l’état. La première modélise le fait que l’on exclut la possibilité que la tumeur devienne trop volumineuse relativement au tissu sain, et la seconde introduit la limitation des dommages causés aux cellules saines : \[\frac{\rho_H(t)}{\rho_H(t)+\rho_C(t)} \geq \theta_{HC}, \qquad \rho_H(t) \ge \theta_H\, \rho_H(0),\] où les réels $0 < \theta_{HC}<1$, $0 < \theta_{H}<1$ sont donnés.
On obtient ainsi un ensemble formé par les équations satisfaites par $n_H$, $n_C$, les contraintes de doses maximales, les deux contraintes sur l’état, et enfin la minimisation. Il s’agit d’un problème de contrôle optimal, que l’on note (OCP). Le but est de résoudre ce problème à la fois numériquement et théoriquement.
Résolution numérique.
La solution numérique peut être obtenue par une méthode directe de contrôle optimal numérique. Le principe est de discrétiser tout le problème, c’est-à-dire d’approcher les contrôles et les densités par des quantités discrètes. Par exemple, un contrôle $u(t)$ est approché par sa valeur à $N+1$ temps régulièrement espacés $t_i = i \frac{T}{N}$, c’est-à-dire qu’au lieu de chercher la fonction $u(t)$, on cherche à évaluer $u_i \approx u(t_i)$ pour $i = 0, \ldots, N$.
Une fois discrétisé, le problème de contrôle optimal devient un problème d’optimisation en grande dimension, qui peut être résolu par des routines d’optimisation appropriées. Dans notre cas, nous utilisons le logiciel de modélisation mathématique AMPL combiné à la routine d’optimisation non linéaire IpOpt. La figure ci-dessous illustre la stratégie optimale pour $T=80$.
- Stratégie optimale $u_1$, $u_2$ et son effet sur les grandeurs $\frac{\rho_H}{\rho_H(0)}$, $\rho_C$ et $\frac{\rho_H}{\rho_H+\rho_C}$. Les contraintes sont indiquées en pointillé rouge.
La stratégie optimale est constituée de deux phases principales : durant la première, qui dure dans cet exemple jusqu’à environ $t=65$, les deux contrôles prennent des valeurs presque constantes : nulle pour les agents cytotoxiques $u_1$, et intermédiaire pour les agents cytostatiques $u_2$. La taille de la tumeur augmente significativement mais de manière contrôlée, puisqu’on voit que le long de cette première phase, la contrainte sur la taille relative de la tumeur est très rapidement saturée.
La seconde phase débute dans cet exemple numérique à $t=65$ environ, les deux contrôles passent des valeurs constantes à leurs valeurs maximales. Cela a pour effet de faire décroître fortement à la fois $\rho_C$ et $\rho_H$, jusqu’à ce que $\rho_H$ atteigne la borne inférieure de la contrainte sur les cellules saines. La deuxième phase se poursuit alors avec une dose intermédiaire de médicaments cytotoxiques $u_1$, $u_2$ restant égal à sa valeur maximale. La tumeur continue à décroître mais le nombre de cellules saines sature sa contrainte.
Pour comprendre l’idée sous-jacente à cette stratégie, il faut à nouveau se concentrer sur la densité de cellules cancéreuses. La vidéo ci-dessous montre que la densité se concentre dans un premier temps vers la gauche : contrairement au cas avec doses constantes élevées, les doses nulle et intermédiaire assurent la concentration vers un phénotype sensible, et non plus résistant. Les doses maximales sont alors très efficaces, d’où l’intérêt de la seconde phase, qui a pour effet « d’écraser » la densité vers $0$.
Résolution théorique
Il est important d’arriver à démontrer que cette stratégie est bien la stratégie optimale. En effet, même si nous avons mené des simulations pour différents jeux de paramètres, rien n’assure que, pour certaines autres valeurs des paramètres, la stratégie soit totalement différente. Le but est donc d’établir une preuve de l’optimalité de cette stratégie pour une certaine gamme de paramètres.
Le problème de contrôle optimal (OCP) étant compliqué, il est nécessaire de poser le problème dans un cadre simplifié. La première simplification que nous faisons est d’essayer de caractériser la stratégie optimale lorsque le temps $T$ est grand. La seconde est de se restreindre à des contrôles qui prennent des valeurs constantes pendant une première phase longue, cette valeur étant libre.
Dans le cadre de ces simplifications, nous démontrons (pour une gamme de paramètres calculée explicitement) que la stratégie optimale est bien telle que
- les doses constantes de la première phase sont choisies de manière à assurer la concentration vers un phénotype sensible,
- la seconde phase est nécessairement formée de deux sous-phases, la première avec doses maximales, la seconde avec contrôle cytotoxique $u_1$ intermédiaire tel que la contrainte sur les cellules saines est saturée.
Cette démonstration se fait en deux temps, et utilise de manière cruciale le résultat d’analyse asymptotique pour des contrôles constants. En effet, à la fin de la longue première phase, on peut vérifier que $\rho_H(t)$ et $\rho_C(t)$ sont très proches d’être les solutions d’un système d’équations différentielles bien plus simple que le système d’équations intégro-différentielles.
Voici l’idée de la preuve de ce premier résultat, dont nous faisons la présentation dans le cas d’une seule équation intégra-différentielle \[\frac{\partial n}{\partial t}(t,x) = \left(r(x)-d(x) \rho(t)\right) n(t,x).\] L’intégration de cette équation différentielle selon $x \in [0,1]$ conduit à \[\rho'(t) = \int_0^1 r(x) n(t,x) \,dx -\left(\int_0^1 d(x) n(t,x) \,dx\right) \rho(t).\] La concentration de $n$ sur un seul phénotype $\bar{x}$ signifie que $n(t,x) - \rho(t) \delta_{\bar{x}}$ converge vers $0$ quand $t$ tend vers $+\infty$, où $\delta_{\bar{x}}$ est la masse de Dirac en $\bar{x}$. En conséquence, pour n’importe quelle fonction $\varphi(x)$, on a convergence de $\int_0^1 \varphi(x) n(t,x) \, dx - \varphi({\bar{x}}) \rho(t)$ vers $0$. L’application de ce résultat aux fonctions $r$ et $d$ dans l’équation ci-dessus conduit donc formellement à \[\rho'(t)\approx \left(r(\bar{x}) -d(\bar{x}) \rho(t) \right)\rho(t),\] pour $t$ grand. Ainsi, $\rho(t)$ est arbitrairement proche de satisfaire cette équation différentielle.
Sur la deuxième phase, le problème de contrôle optimal porte donc sur des équations différentielles, ce qui rend possible son analyse par un outil fondamental de la théorie du contrôle optimal, à savoir le Principe du Maximum de Pontryagin. Son utilisation permet d’exhiber précisément la structure des contrôles optimaux à l’issue de la première phase : les doses maximales, puis des doses cytotoxiques plus faibles de manière à continuer à faire décroître la tumeur sans que la contrainte sur les cellules saines ne soit violée.
La démonstration complète de ces résultats, qui fait l’objet de l’article [PCLT-18], aboutit donc à une stratégie clairement identifiée. A un patient dont la tumeur est hétérogène, on doit administrer des contrôles appropriés, en dose assez faible, pendant un temps assez long : cette première phase consiste à laisser le phénotype se concentrer sur un phénotype sensible. Cette phase prend du temps, et d’autant plus de temps que la densité initiale est dispersée en phénotype (si on partait d’une masse de Dirac, cette première phase n’existerait pas). Une fois le phénotype concentré, on donne pendant un temps court des doses médicamenteuses beaucoup plus importantes, éradiquant ainsi les cellules cancéreuses avec une efficacité maximale. En effet, une fois les phénotypes concentrés, autrement dit, une fois que les densités sont (presque) des masses de Dirac, le système d’équations dérivées partielles s’écrit beaucoup plus simplement comme un système d’équations différentielles de type Lotka-Volterra, dont le contrôle est bien plus simple.
Conclusion
Nous avons vu comment la théorie du contrôle optimal, couplée à des arguments d’analyse asymptotique, permet de proposer une solution optimisée, alternative à la stratégie à doses maximales tolérées. La stratégie obtenue consiste au contraire à accepter une croissance maîtrisée de la tumeur résistante, avec des doses suffisamment basses pour que celle-ci puisse redevenir sensible. C’est une condition nécessaire à ce que les doses maximales soient ensuite utilisées de manière efficace.
Il est possible d’aller plus loin dans la modélisation en prenant les mutations en compte ; les cellules, en se divisant, ne donnent pas naissance à des cellules ayant nécessairement le même phénotype. On peut donc rajouter un terme modélisant les mutations, ce qui conduit à un problème plus compliqué, même numériquement. En développant des stratégies de contrôle optimal numérique, nous sommes parvenus avec A. Olivier à obtenir la solution du problème de contrôle optimal [OP-19]. Toutes les simulations donnent la même stratégie globale, preuve de sa robustesse.
L’application de la stratégie obtenue en clinique est sans doute à penser dans un cadre quasi-périodique, qui évoque alors les stratégies combinant arrêt du traitement et sa reprise. Comme c’est souvent le cas en clinique, on commence par donner une dose dite de charge pour diminuer la taille de la tumeur. Celle-ci va alors contenir des cellules résistantes, cadre dans lequel nos résultats préconisent d’arrêter le traitement cytotoxique et de contenir la tumeur avec des doses constantes d’agents cytostatiques, tant que cela est possible, afin que la tumeur redevienne sensible au traitement. On peut alors passer à la deuxième phase (courte) de la stratégie, en commençant avec les doses maximales.
Une fois que la deuxième phase est terminée (l’arrêt étant à définir selon un critère clinique approprié), on recommence la première phase, et ainsi de suite. Pour qu’une telle stratégie soit couronnée de succès, on voit qu’une hypothèse cruciale est la plasticité de la tumeur, c’est-à-dire sa capacité à redevenir sensible en l’absence de traitement, hypothèse dont les biologistes ont montré qu’elle était vérifiée pour divers types de cellules cancéreuses.
Bibliographie
[PKA-10]
E. Pasquier, M. Kavallaris et N. André, Metronomic chemotherapy : new rationale for new directions, Nature reviews Clinical Oncology, 2010
[GVG-12]
RJ. Gillies, D. Verduzco et R. Gatenby, Evolutionary dynamics of carcinogenesis and why targeted therapy does not work., Nature Reviews Cancer, 2013
[TIVFZ-13]
G. Tonini, M. Imperatori, B. Vincenzo, AM Frezza, et D. Santini, Rechallenge therapy and treatment holiday : different strategies in management of metastatic colorectal cancer, Journal of Experimental and Clinical Cancer Research, 2013
[P-06]
B. Perthame, Transport equations in biology, Springer Science and Business Media, 2006
[PCLT-18]
C. Pouchol, J. Clairambault, A. Lorz et E. Trélat, Asymptotic analysis and optimal control of an integro-differential system modelling healthy and cancer cells exposed to chemotherapy, Journal de Mathématiques Pures et Appliquées, 2018
[JR-11]
PE. Jabin et, G. Raoul, On selection dynamics for competitive interactions, Journal of Mathematical Biology, 2011
[OP-19]
A. Olivier et, C. Pouchol, Combination of direct methods and homotopy in numerical optimal control : application to the optimization of chemotherapy in cancer, à paraître dans Journal of Optimization Theory and Applications, 2019
Les auteurs remercient Jean-Louis Poss et Gérard Grancher pour leur relecture attentive et bienveillante, Jean Fromentin pour son aide précieuse pour les vidéos, et enfin Carole Gaboriau, Maï Sauvageot et Stéphane Labbé pour leur réactivité et leur enthousiasme.
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Pour citer cet article :
Camille Pouchol, Emmanuel Trélat — «Combattre les tumeurs résistantes à la chimiothérapie grâce au contrôle optimal» — Images des Mathématiques, CNRS, 2019
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