Comment reconnaître une bouée déformée ?

Piste rouge Le 28 juillet 2012  - Ecrit par  Romain Tessera Voir les commentaires

Cet article est une introduction à un article récent d’Erik Guentner (Université de Hawaï), Romain Tessera (CNRS/ENS Lyon) et Guoliang Yu (Université de Vanderbilt, Nashville). Il démontre que sous certaines hypothèses, la topologie d’une forme de grande dimension est (presque) entièrement caractérisée par un invariant algébrique découvert au début du XXe siècle par Henri Poincaré. Cet article est publié en ligne dans la revue Inventiones, et une version gratuite est accessible sur arXiv.

La notion de variété, introduite par Bernhard Riemann au XIXe siècle, généralise celle de courbe et de surface en toute dimension. Intuitivement, une variété de dimension $d$ est un objet géométrique qui, localement, ressemble à l’espace de dimension $d$. Par exemple la surface de la Terre, appelée la sphère, est une variété de dimension 2, car en s’en approchant de très près, on finit par la confondre avec un plan. N’a-t-on en effet pas cru pendant des siècles que la terre était plate ! Un autre exemple est la surface d’une bouée pour enfant. On peut aussi imaginer des bouées à plusieurs trous, celles-ci définissant autant de variétés de dimension 2 distinctes.

La première notion attachée à une variété est sa dimension ; elle désigne le nombre de paramètres indépendants qu’il faut se fixer pour positionner localement un point sur la variété. Les courbes sont de dimension 1 puisque du moins localement, la position d’un point est déterminée par la distance parcourue le long de la courbe. Sur une surface, il faut deux coordonnées : ainsi sur une sphère il faudra préciser latitude et longitude, comme c’est le cas pour indiquer l’emplacement d’une ville sur le globe terrestre. Notez qu’il est à priori plus difficile de décrire graphiquement des objets de dimension supérieure : Comment dessiner un hécatonicosachore ?. Ils ne peuvent en effet se représenter dans notre espace environnant, qui est de dimension trois (largeur, longueur, hauteur). Elles jouent néanmoins un rôle crucial en physique où le nombre de paramètres des systèmes étudiés peut être très grand : par exemple l’ensemble des positions et des vitesses possibles d’une particule chargée dans un champ électrique sous la contrainte que son énergie est fixée décrit une variété dont la dimension vaut 5 = 3 coordonnées de positions + 3 coordonnées de vitesse - 1 (conditions d’énergie constante).

La topologie est une discipline des mathématiques étudiant les variétés à certaines déformations près. Par exemple pour un topologue, une sphère cabossée est encore une sphère, alors qu’une sphère percée n’en est plus une. Le problème fondamental de la topologie est de trouver des propriétés des variétés qui sont invariantes par de telles déformations. Comme nous le verrons plus loin sur un exemple, ces « invariants » permettent de distinguer les variétés entre elles.

Le groupe fondamental

En langage mathématique, un groupe est un ensemble $X$, sur lequel est définie une opération, que nous noterons « . ». Cette opération est appelée loi de groupe si elle satisfait aux trois axiomes suivants :

  • l’associativité :$ x.(y.z)=(x.y).z$ pour tout triplet d’éléments $x,y,z$ dans $X$,
  • Il existe un élément neutre $e$ vérifiant$ x.e=e.x=x$ pour tout élément $x$ dans $X$,
  • enfin, tout élément $x$ a un inverse noté $x'$ tel que $x.x'=x'.x=e$.

Derrière le coté apparemment arbitraire de cette définition se cache une notion incontournable aussi bien en mathématiques qu’en physique. En physique, la notion de groupe est intimement liée à celle de symétries. C’est par exemple en analysant les propriétés d’un groupe, appelé le « groupe de Lorentz » que Poincaré a découvert (indépendamment d’Einstein) la théorie de la relativité restreinte.
Comme de nombreuses autres notions clefs en mathématiques, les mathématiciens ont manipulé les groupes bien avant de leur attribuer une définition formelle. Pour en apprendre plus sur ce concept passionnant, nous conseillons par exemple à notre lecteur de consulter les articles suivants :

Un exemple à la fois simple et éclairant de groupe est l’ensemble des isométries (aussi appelées « symétries » par les physiciens) du triangle équilatéral. Il s’agit des transformations du plan qui préservent les distances (d’où le terme « iso-métrie »), et qui laissent globalement invariant le triangle. La loi de groupe est tout simplement la composition de ces transformations. Ce groupe est constitué de 6 éléments : l’identité (l’élément neutre), les rotations d’angles $2\pi/3$ et $4\pi/3$, et les reflexions par rapport aux trois axes de symétries. Notons que ce groupe n’est pas « commutatif », car par exemple si $x$ et $y$ sont deux réflexions distinctes, $x.y$ et $y.x$ sont deux rotations distinctes (à faire en exercice !).

L’exemple le plus simple de groupe infini est l’ensemble des entiers relatifs, avec comme loi l’addition. Observez que ce groupe est commutatif, c’est-à-dire que la relation $a+b=b+a$ est valable pour toute paire d’entiers $a$ et $b$.

Le groupe fondamental d’une variété, que nous allons maintenant définir, joue un rôle central en topologie. On se fixe une fois pour toute un point dans la variété $M$. Deux chemins fermés, que pour abréger nous appellerons boucles, partant de $M$ sont dits équivalents si on peut déformer continument l’une des boucles pour la faire coïncider avec l’autre boucle, et ce sans déplacer $M$. Le groupe fondamental en tant qu’ensemble est donc défini : ses éléments sont les « classes d’équivalence » de boucles partant de $M$. On peut définir une opération sur ces classes d’équivalence de boucles de la manière suivante : La combinaison d’une boucle $a$ et d’une boucle $b$ est la double boucle $a.b$ consistant à d’abord parcourir la boucle $a$ puis la boucle $b$.

Il est possible de vérifier que cette opération vérifient nos trois axiomes définissant une loi de groupe. En particulier, il existe un élément neutre $e$, qui correspond aux boucles se déformant en la boucle qui reste au point $M$, et toute boucle admet un inverse $a' $ correspondant à la boucle $a$, mais parcourue en sens inverse.

Commençons par déterminer le groupe fondamental dans le cas très simple d’une variété de dimension 1 : le cercle. Pour cela, nous allons représenter chaque boucle par une corde élastique (infiniment fine) enroulée sur le cercle, et dont les extrémités sont fixées en un point $M$. Nous supposerons que la longueur au repos de notre corde est tellement petite que l’on peut l’assimiler à un point. En laissant la corde se déformer librement et donc minimiser sa longueur, on aboutit à l’une des deux situations suivantes :

1) La corde parvient à se contracter complètement au voisinage du point $M$. Ceci signifie que la boucle parcourue initialement par la corde représentait l’élément neutre du groupe fondamental.

2) Une fois parvenue à l’équilibre, la corde fait au moins une fois le tour complet du cercle. Du fait qu’elle minimise sa longueur, elle ne revient jamais en arrière, et donc tourne dans un sens bien déterminé. On peut alors lui associer un entier relatif, qui vaut par exemple 3 si elle tourne 3 fois dans le sens des aiguilles d’une montre, ou bien -5 si elle tourne 5 fois dans le sens contraire.

Nous venons de « démontrer » que le groupe fondamental du cercle s’identifie à l’ensemble des entiers relatifs !

Passons maintenant à des exemples de variétés de dimension 2. Dans le cas de la sphère toutes les boucles peuvent être rapetissées continument en $M$, c’est pourquoi on dit que le groupe fondamental est « trivial », c’est-à-dire réduit à un seul élément : l’élément neutre.

Pour la bouée il existe au moins trois classes d’équivalence distinctes : les boucles pouvant être rapetissées continument en $M$ forment l’élément neutre du groupe fondamental. Mais on a aussi les courbes tournant autour du trou de la bouée, et celles s’enroulant sur le boudin. En fait, il est possible de raisonner comme pour le cercle, en représentant chaque boucle par une corde élastique. À l’équilibre, la corde « tournoie » autour de la bouée et sa forme est caractérisée par deux entiers relatifs, l’un comptant combien de fois la corde s’enroule autour du trou, et l’autre combien de fois elle fait le tour du boudin. En d’autres termes, le groupe fondamental s’identifie à l’ensemble des couples d’entiers $(p,q)$, et la loi de groupe est simplement l’addition coordonnée par coordonnée : $(p,q).(r,s)=(p+r,q+s)$. Par exemple les boucles représentées sur les figures correspondent respectivement au couples $(2,3)$ et $(1,4)$.

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courbe correspondant au couple (3,2)
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courbe correspondant au couple (4,1)

Les exemples de groupes fondamentaux que nous venons de calculer sont relativement simples à décrire, et comme nous l’avons vu, ils ont la propriété (exceptionelle) d’être commutatifs. Ceci cesse d’être le cas pour les bouées possédant au moins deux trous. Dans ce cas, le groupe fondamental est un objet assez complexe mais aussi beaucoup plus intéressant. En effet, plus d’un siècle après leur découverte, ces groupes font toujours l’objet d’une recherche active !

Un invariant clef, inventé (ou plutôt découvert) par Henri Poincaré à la fin du 19e siècle, est le « groupe fondamental » (voir l’encadré). Dans certaines variétés, comme par exemple la sphère, toute courbe fermée peut être déformée jusqu’à être écrasée en un point, et ce sans la casser ni la faire « sortir » de la variété. On dit que le groupe fondamental de la sphère est trivial. Au contraire, une courbe tracée sur la bouée faisant un tour complet autour du trou ne peut pas être rapetissée à volonté : son groupe fondamental n’est donc pas trivial. Notons que derrière cette remarque se cache une démonstration rigoureuse du fait qu’une bouée et une sphère sont, du point de vue de la topologie, des variétés distinctes !

Dans les années 1950, le mathématicien Armand Borel s’est demandé si, sous certaines hypothèses techniques, le groupe fondamental d’une variété la déterminait entièrement, un peu comme une carte d’identité permet de
reconnaître sans ambiguïté un individu dans une population. On sait depuis longtemps que c’est le cas en dimension 2. En particulier cela répond à la question formulée dans le titre : le groupe fondamental de la bouée, qui ne dépend pas du fait que celle-ci soit ou non déformée, permet de la reconnaître entre toutes les surfaces.

Le cas de la dimension 3, beaucoup plus difficile, découle d’un résultat récent fondamental dû au mathématicien russe Grigori Perelman (voir par exemple Géométriser l’espace : de Gauss à Perelman).

En grande dimension, la question de Borel reste un des problèmes ouverts les plus importants de la topologie [1]. Ces dernières années, de nouvelles approches ont vu le jour, permettant d’y répondre positivement pour des familles importantes de variétés. Ces travaux se basent tous sur une technique qui s’est développée dans la deuxième partie du XXe siècle afin d’étudier la topologie des variétés de grande dimension. Cette technique porte un nom éloquent : la chirurgie. Elle consiste en effet à « opérer » les variétés en leur ôtant des morceaux et en les remplaçant par des morceaux différents. Il faut en effet s’imaginer une variété comme un objet compliqué, que l’on essaie de démonter pièce par pièce afin d’en comprendre la structure. Ces opérations ont ainsi pour but de transformer progressivement la variété initiale en une variété plus simple sans cependant changer sa dimension. Par exemple, si notre variété de départ est une « sphère à anses », une opération peut consister à couper les anses puis à boucher les trous par des disques : on obtient alors simplement une sphère.

Remarquez que notre sphère à 3 anses n’est autre qu’une bouée à 3 trous dont une zone aurait été exagérément gonflée.
Plus généralement une surface topologique [2] peut toujours se déformer en une bouée à trous (0 trou correspondant à la sphère), de sorte que la chirurgie permet toujours de ramener n’importe quelle surface à la sphère. Ceci reste vrai pour les variétés de dimension plus grande : elles peuvent elles aussi être représentées comme des sphères (de même dimension) sur lesquelles sont attachées successivement des « anses ».

On peut alors se demander pourquoi cela ne permet-il pas de résoudre la question de Borel, et même à vrai dire de décrire de manière explicite toutes les variétés en toute dimension ?

Revenons un instant à notre sphère à anses (en dimension 2) : observez
que l’ordre dans lequel ces anses sont attachées importe peu, car on a pris soin au préalable de les représenter bien séparées les unes des autres. C’est précisément où le bât blesse en dimension supérieure : pour une variété quelconque les anses peuvent se chevaucher de manière extrêmement complexe, au point qu’aucune déformation ne permettrait de les séparer. Or cette impossibilité véhicule une information précieuse sur notre variété : on peut en fait démontrer qu’elle résulte d’un nouvel « invariant ». Cet invariant est un objet compliqué (bien plus que le groupe fondamental) qu’il m’est impossible de décrire ici. Disons seulement que la théorie de la chirurgie permet de définir et de manipuler cet invariant.

L’un des aboutissements les plus spectaculaires de cette théorie a été de reformuler entièrement la question de Borel en termes d’une « équation algébrique ». En simplifiant, cela se traduit à peu près en ces termes : si l’invariant précédent « s’annule », alors la question de Borel a une réponse positive. A priori cette équation algébrique encode des propriétés topologiques de la variété dont on est parti. Mais un fait remarquable est qu’elle ne dépend en réalité que du « squelette algébrique » de la variété, à savoir son groupe fondamental. Ainsi la question initiale de Borel qui portait sur les variétés topologiques, a été transposée dans un cadre purement algébrique : on s’est ramené à résoudre un problème de théorie des groupes (voir l’encadré pour une définition et quelques exemples de groupes).

La chirurgie permet donc de sortir du cadre de la topologie et d’utiliser des outils mathématiques inattendus pour attaquer la question de Borel. La contribution qu’apporte l’article de Guentner, Tessera et Yu est une nouvelle notion de « complexité » d’un groupe. Grosso modo, le théorème principal de cet article dit que lorsqu’un groupe est de complexité « finie », alors on peut calculer un invariant algébrique voisin de celui dont nous venons de parler, et ainsi résoudre une variante de la question de Borel. Un autre théorème, complémentaire du premier dit que la classe de tous les groupes ayant une complexité finie contient de nombreuses familles intéressantes de groupes.

Post-scriptum :

La rédaction d’Images des maths et l’auteur, remercient pour leur relecture attentive,
les relecteurs dont le pseudonyme est le suivant : Jean Lefort,
tumiac,
Jacques Lafontaine et
projetmbc.

Article édité par Étienne Ghys

Notes

[1Toutefois il est important de préciser que la question de Borel ne concerne pas toutes les variétés : l’hypothèse technique de Borel que nous avons passée sous silence exclut en effet de nombreuses variétés pour lesquelles la question a une réponse négative « évidente ». En dimension au moins 4, il est facile d’exhiber des variétés distinctes ayant le même groupe fondamental : par exemple, la sphère de dimension 4 et le produit cartésien de deux sphères de dimension 2 ont tous les deux un groupe fondamental trivial. On peut démontrer par ailleurs à l’aide d’autres invariants que ces variétés sont distinctes.

[2Pour être correct, il faut préciser « toute surface orientable », c’est à dire pour laquelle il est possible de définir une face supérieure et une face inférieure. La célèbre bande de Mobiüs par exemple n’est pas orientable : La bande que « tout le monde connaît ».

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Pour citer cet article :

Romain Tessera — «Comment reconnaître une bouée déformée ?» — Images des Mathématiques, CNRS, 2012

Crédits image :

Image à la une - Wikimedia Commons
img_8157 - Oleg Alexandrov (en accès libre sur http://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Sphere_with_three_handles.png)
img_8158 - Oleg Alexandrov (en accès libre sur http://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Triple_torus_illustration.png)
courbe correspondant au couple (3,2) - Jean Lefort
courbe correspondant au couple (4,1) - Jean Lefort

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