Des nouvelles du secondaire : chronique d’une agonie annoncée

Le 30 janvier 2012 Voir les commentaires (9)

Il n’y a rien d’autre à voir dans ces quelques lignes qu’une bouteille à la mer.

Qu’elles soient prestigieuses, impérieuses ou chuchotantes, de nombreuses voix, invariablement sincères, s’étaient élevées contre le projet de réforme de l’enseignement des mathématiques au lycée ces derniers mois. Une aventure qui touche à sa fin avec la publication fin Octobre 2011 [1] des nouveaux programmes de terminale. Force est de constater que l’impact a été très limité et que le projet final ressemble à s’y méprendre aux suggestions des premières heures.
Voici quelques remarques personnelles que m’inspire ce texte désormais officiel. Je n’ai pas procédé à une analyse point par point, il y aurait tant à dire ; il n’y a rien d’autre à voir dans ces quelques lignes qu’une bouteille à la mer.

Comme cela avait été annoncé, la technique d’intégration par parties disparaît du programme. Certains diront qu’il s’agit là d’une simple technique et qu’en tant que telle, on peut l’acquérir à tout âge. C’est sans doute vrai, mais si en elle-même cette méthode ne permettait pas aux élèves de mieux appréhender la notion d’intégrale, elle permettait de contruire des exercices un petit peu plus étoffés que d’ordinaire, des exercices alliant intégrales et suites via une relation de récurrence par exemple. Je crains fort que l’on soit désormais condamné à demander simplement aux élèves de mémoriser le sacro-saint tableau (forcément incomplet et au demeurant complètement artificiel) des primitives usuelles ; lors de l’épreuve du Bac, on peut imaginer que la question impliquant l’intégration sera reléguée en fin de problème via le calcul d’une éventuelle aire entre deux courbes et même dans ce cas, on sera probablement contraint d’imposer au candidat de simplement vérifier que « telle » fonction est une primitive car ils disposeront de trop peu d’outils pour la déterminer eux-mêmes, en particulier si le problème porte sur la fonction logarithme népérien. Regrets.

J’espère avoir mal lu, mais il semble que les équations différentielles ont totalement disparu du programme ; c’est une perte immense car ce chapitre, même s’il était extrêmement bref, était très formateur. Il permettait tout d’abord aux élèves de prendre conscience de la nature des objets, de l’importance de l’homogénéité des écritures puisque dans ce cas « résoudre » consistait à chercher « l’ensemble des FONCTIONS qui ... » et non pas des « NOMBRES réels ou complexes tels que ... » comme ils en ont l’habitude. En outre, c’était l’occasion d’un premier contact avec un théorème de structure des solutions, sans compter que c’est un outil que les élèves rencontrent et continueront de rencontrer en physique. J’imagine donc là encore que l’on peut craindre qu’ils seront invités à reproduire des schémas préétablis de résolution sans jamais les comprendre. Regrets.

En ce qui concerne les nombres complexes, il était question de se limiter à l’aspect algébrique, ce qui consistait ni plus ni moins à dénaturer le concept même de nombre complexe. Les élèves auront encore la possibilité d’entrevoir le visage géométrique sous-jacent, mais en revanche, l’écriture complexe des transformations usuelles n’est plus au programme. Disposera-t-on de la possibilité matérielle, c’est-à-dire temporelle, de proposer en guise d’exercices ce qui faisait jusqu’à présent partie du cours (écriture complexe des rotations, homothéties, translations), rien n’est moins sûr. J’espérais de mon côté que la notion de transformation conforme pointerait peut-être son nez... Regrets.

En revanche, comme promis, c’est la rentrée en fanfare de notions décidément à la mode : intervalle de confiance, de fluctuation ; idem, la loi normale (centrée ou à centrer) fait son apparition. Pourquoi pas ? Ce sont des maths au programme en première année de médecine par exemple (un des débouchés les plus prisés ces dernières années par les terminales S) mais que par honnêteté on ne parle pas « d’enseigner » mais simplement de « formater » car il va s’agir d’appliquer et de croire aveuglément à des modèles que rien ne nous permet réellement d’appréhender.
Les lois continues ont été préservées et comme en seconde et en première, on retrouve les notions basiques de probabilités discrètes. Pourquoi cette redite puisque nous sommes tous conscients que le temps est compté ?

S’il fallait absolument apporter du sang neuf à ce programme, pourquoi ne pas avoir fait entrer dans le tronc commun une initiation aux graphes ? Elle n’est proposée jusqu’à présent qu’en spécialité et en section ES uniquement. C’est pourtant un outil actuel, dont les applications sont très nombreuses, qu’elles soient issues de domaines concrets ou non. C’est aussi une invitation à se familiariser avec le calcul matriciel, à établir des ponts entre « raison d’une suite géométrique » et « matrice de transition » dans le cas des graphes probabilistes par exemple.
Personnellement, j’aurais préféré que l’on prenne le temps de faire plus ample connaissance avec les chapitres déjà présents et dont la richesse reste trop souvent inexplorée voire insoupçonnée. J’espérais ainsi voir l’étude des suites récurrentes d’ordre 2 venir compléter le chapitre des suites numériques. J’espérais que les équations différentielles d’ordre 2 reprendraient du service comme c’était le cas il y a quinze ans. Avec le chapitre de géométrie analytique dans l’espace, on aurait alors disposé d’un contexte très favorable pour présenter les notions de familles libres, familles génératrices et de base d’un R-espace vectoriel de dimension finie. Le lycée aurait alors pu assurer le rôle de tremplin vers le supérieur que l’on attend naturellement de lui. Regret.

Il n’y a vraiment dans ces programmes aucune unité ; un peu de tout, beaucoup de rien et tout ça le plus vite possible car le programme reste très ambitieux en volume d’autant que la classe de première S n’est plus que l’ombre d’elle-même ayant été vidée de toute substance par la réforme. Il faut avoir à l’esprit que la promotion des terminale S de la rentrée 2012 arrivera en septembre en ignorant tout de la notion de limite d’une fonction par exemple.

J’ai eu l’occasion de relire il y a quelques mois l’autobiographie de L. Schwartz qui nous apprend qu’il a quitté le lycée sans avoir jamais rencontré la fonction exponentielle ou logarithme népérien. Si l’on refuse la piste du génie, on se demande naturellement comment il a été possible pour lui, pour cette génération, d’appréhender en si peu de temps tant de connaissances et dans certains cas de faire preuve d’une telle créativité. Je pense que ce qui fait la différence avec nos têtes blondes, c’est qu’on leur inculquait la notion, l’idée de structure, de relation entre les objets, de défaut, d’obstruction, sans rien figer par d’éternels cas particuliers qui finissent par atrophier, par corrompre l’intuition. Ceci leur a permis d’appliquer par la suite ces schémas de raisonnements indépendamment du contexte. Ils avaient dans leur bagage ce qui était nécessaire pour se repérer même en territoire inconnu. Apprendre par cœur la carte d’identité de ln est nécessaire vu l’épreuve du Bac en France, mais conceptuellement, ce n’est pas formateur. Quant à la relier à la fonction exponentielle, ma foi, c’est conseillé si et seulement si « la classe le permet » (sourire). Certains profs se risquent, en s’épongeant le front, à prononcer les mots « bijection réciproque » en priant surtout pour que personne n’ait entendu au cas où un élève aurait la mauvaise idée de demander ce qu’est une « bijection ». À ce propos, les fonctions exponentielles de base a strictement positive ont aussi disparu du programme ; elles étaient le lien entre le cas particulier de l’exponentielle de base e et ln. Un lien, un début de généralisation, c’était trop beau ...

Il n’y a dans ce programme aucune possiblité de vue du dessus, aucune correspondance, les chapitres se côtoient et s’ignorent superbement quand on souhaiterait les voir communiquer. De ce fait, on ne peut pas ou bien on n’ose plus demander à ces jeunes, qui sont par ailleurs tellement sollicités par des choses plus attractives, d’aimer une discipline qui reste éclatée et insaisissable. Au mieux, on arrive à conditionner l’élève pour qu’il réagisse en temps limité à un certain nombre de stimulis mais comment le rendre autonome, comment communiquer le goût des choses quand nous sommes nous aussi, à force de concessions, à force d’imitations, à force de contrefaçons, en train de le perdre ?
Parce qu’en outre, il y a une vie après le Bac, je ne vois d’autres possibilités si les programmes des universités, des classes préparatoires restent en l’état que d’envisager une année de préparation aux études supérieures. Le mot n’est pas beau mais une année de « décrassage » intellectuel. Qui vivra, verra.

Je laisse le mot de la fin au philosophe Alain (1868-1951) dont je reproduis ici une réflexion extraite du fabuleux petit livre « L’instituteur et le sorbonagre » qui n’est pas une note d’espoir mais la certitude, le temps d’une lecture, de se sentir un peu moins seul(e).

(...) " Mais, dès qu’un examen commence à vieillir, alors une tradition se forme. L’examinateur cesse d’improviser et de jeter la sonde ; une ornière se creuse dans le chemin, et la roue y retombe toujours, et en y retombant la creuse encore ; le juge laisse voir des préférences et des tics ; les questions se fixent, et les réponses aussi. (...) Et voilà notre candidat bien gavé, bien bourré de réponses toutes faites, solidement attachées par l’habitude à toutes les questions probables. L’examinateur déguste la formule en connaisseur ; il ne pense plus à gratter cette mince surface ; il n’en a plus l’occasion d’autant que le nombre de candidats augmente et qu’il faut aller vite. Ainsi, peu à peu la Mémoire détrône l’Intelligence et le dressage remplace l’instruction. Ainsi les jeunes gens de vingt ans parlent comme s’ils avaient soixante ans, et pensent comme s’ils en avaient quatre.

Karen [2]

Article édité par Valerio Vassallo

Notes

[1Programme téléchargeable sur le site du ministère

[2Karen a déjà posté un courrier des lecteurs : Résistez !

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Pour citer cet article :

— «Des nouvelles du secondaire : chronique d’une agonie annoncée» — Images des Mathématiques, CNRS, 2012

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  • Des nouvelles du secondaire : chronique d’une agonie annoncée

    le 6 février 2012 à 21:02, par Théo Vohan

    Merci pour ce courrier.

    C’est vraiment dommage que les nombres complexes ne soient plus représentés dans le plan.
    Je me demande comment fera l’élève, qui verra le nombre complexe i posé sans aucune justification, pour appréhender les nombres complexes ?
    Au moins avec le plan, on comprenait que ixi=-1 en voyant que la rotation d’angle 90° appliquée deux fois à 1 l’amènerait sur -1 et donc tout cela avait un sens.

    Moi ce que je trouvait bien avec le programme du lycée, c’est qu’il nous apprenait à penser dans le plan réel de diverses manière :

    • De manière analytique tout en initiant aux notions topologiques avec les fonctions réelles d’une variable réelle.
    • De manière géométrique tout en permettant une mise en œuvre bien structurée de la logique avec la géométrie plane descriptive.
    • De manière algébrique en offrant une représentation du plan comme d’une structure (corps) numérique avec les nombres complexes.

    On complétait tout ça en faisant de la géométrie analytique 2D, en abordant les polynômes de degré 2 et par l’étude des similitudes du plan. Bien sûr on abordait aussi la théorie des nombres (qui se réinjectait dans le reste) avec l’étude des congruences, l’apprentissage du raisonnement par récurrence et la combinatoires. Enfin, on étudiait les probabilités. La vision du plan donnait donc une cohérence et un concept unificateur à une grande partie du programme (du moins à mes yeux).

    Priver les nombres complexes de leurs représentation plane brise donc cette cohérence et me semble par suite un grand préjudice porté à l’enseignement mathématique du secondaire.

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