[Rediffusion d’un article publié en 2012]
Des tresses au kitesurf : Vaughan Jones
Piste verte Le 13 septembre 2020 Voir les commentaires
Retour en images sur quelques moments forts de la carrière de Vaughan Jones, décédé le 6 septembre 2020. [Rediffusion d’un article publié en 2012.]
Traditionnellement depuis une dizaine d’années maintenant, les élèves du département de mathématiques de l’École normale supérieure de Lyon sont invités à passer un week-end mathématique au château de Goutelas [1] en compagnie d’un mathématicien de renom qui revient sur quelques-unes de ses découvertes ou des mathématiques qu’il aime particulièrement. Et cette année, ce fut Vaughan Jones le maître de cérémonie.
Vaughan Jones est un mathématicien néo-zélandais, particulièrement connu pour ses travaux sur les algèbres de von Neumann, la théorie des nœuds et la théorie conforme des champs. L’une de ses découvertes les plus célèbres est un polynôme, qui désormais porte son nom, et qui a surtout permis de résoudre de nombreux problèmes en théorie des nœuds. L’un des points étonnants de cette histoire est comment Vaughan Jones a mis la main sur son polynôme, d’une manière complètement inattendue puisqu’il s’intéressait à des problèmes d’analyse fonctionnelle tout autres. Nulle surprise alors lorsqu’il fut récompensé en 1990 par la prestigieuse médaille Fields.
Cet article fait suite à une discussion informelle et amicale avec Vaughan Jones à la fin de ce week-end mathématique. Quelques explications ont été rajoutées entre les vidéos mais bien sûr il en faudrait infiniment plus... Espérons néanmoins que le lecteur prendra plaisir à écouter ce mathématicien-surfer revenir sur quelques-uns des moments forts de sa carrière.
Au fait, comment es-tu venu aux maths, Vaughan [2] ? Ça commence tout jeune ?
Les fondements de la mécanique quantique... un sujet magnifique pour qui raffole d’analyse fonctionnelle, d’espaces de Hilbert et de théorie spectrale. Impossible de rentrer dans les détails ici mais, à l’université, on commence généralement à se familiariser avec ces diverses notions à partir de la troisième année de licence et en master.
Retour sur les moments forts de la carrière de Vaughan
André Haefliger est un mathématicien suisse, particulièrement connu pour ses travaux en topologie, en théorie des nœuds et en théorie des feuilletages.
Alain Connes est un mathématicien français dont les premiers travaux ont concerné la théorie des algèbres de von Neumann. Il fut récompensé par la médaille Fields en 1982 en particulier pour sa classification des facteurs de type III.
Il n’est bien sûr pas question d’expliquer ici ce qu’est un facteur et encore moins la difficulté et l’importance du théorème démontré par Jones. Mais en un mot, pour le plaisir d’une jolie formule, tentons quand même d’énoncer ce théorème.
Les facteurs sont dans la théorie des algèbres de von Neumann des « briques élémentaires », dans le sens qu’il « suffit » de s’intéresser aux facteurs pour comprendre toutes les algèbres de von Neumann. Bien. Les facteurs furent quant à eux classés en trois grandes familles par les travaux fondateurs de Murray et von Neumann au tournant des années 1940. Classification en types I, II et III. Ce qu’a étudié Vaughan Jones au début des années 1980, c’est la valeur de l’indice. L’indice est un nombre réel positif qui « mesure le rapport » entre un facteur de type II$_1$ et un sous-facteur de celui-ci [3].
- de la forme $4\,\cos^2(\frac{\pi}{n})$, où $n$ est un entier supérieur ou égal à 3 ;
- ou un nombre réel supérieur ou égal à 4.
Comme le dit Vaughan dans l’extrait vidéo, avant d’arriver à 4 et de pouvoir prendre toutes les valeurs réelles possibles, l’indice part de 1 et va vers 4 en faisant des sauts : 1 puis 2 puis $(3+\sqrt{5})/2=2,618$... puis 3 puis 3.247... etc.
Des nœuds, des tresses, des entrelacs. Mais de quoi s’agit-il ? Tout d’abord, on pourra conseiller aux lecteurs les deux très agréables articles suivants :
- Les tresses : de la topologie à la cryptographie de Luis Paris ;
- De beaux entrelacs de Christian Mercat.
Harold Coxeter fut quant à lui un mathématicien britannique, l’un des grands géomètres du XXe siècle et inspirateur de l’artiste néerlandais Escher.
Joan Birman est une mathématicienne américaine, grande spécialiste de théorie des nœuds.
![]() Une tresse |
![]() Un noeud |
![]() Un entrelacs |
Dans l’article de Luis Paris (d’où sont extraites les images ci-dessus), il est d’ailleurs rapidement question des travaux de Vaughan sur les nœuds. L’une des questions fondamentales de la théorie est : étant donné deux nœuds, sont-ils les mêmes et comment les distinguer ?
Bien sûr, il faut définir précisément ce qu’est un nœud pour un mathématicien et surtout ce qu’il entend par « sont les mêmes ». Mais on a tous une bonne intuition de ça : un nœud, c’est un nœud qu’on peut fabriquer avec un morceau de ficelle (attention, la ficelle doit se refermer), et deux noeuds sont les mêmes si, quitte à manipuler nos ficelles sans les couper, on réussit finalement à se convaincre... que ce sont bien les mêmes ! Un entrelacs, c’est simplement plusieurs nœuds qui éventuellement s’emmêlent les uns les autres.
Le polynôme de Jones est ce que les mathématiciens appellent un invariant algébrique. Ce qu’ils veulent dire, c’est qu’à chaque fois que vous leur donnez un nœud (et plus généralement un entrelacs) [4], ils sont capables de lui associer une quantité algébrique (ici un polynôme) qui est la même pour deux entrelacs (orientés) qui sont les mêmes. Le polynôme de Jones est un polynôme de Laurent, noté $V$, en l’indéterminée $\sqrt{t}$ : concrètement, c’est un polynôme avec des puissantes de $\sqrt{t}$ et de ${\sqrt{t}}^{-1}$. Voici quelques exemples :
![]() |
![]() |
L’une des grandes forces du polynôme de Jones est sa capacité à distinguer certains entrelacs de leurs images dans un miroir. Mais le polynôme de Jones est loin d’avoir révélé tous ses secrets. Voici une question toujours ouverte et bien naturelle :
Pour les entrelacs (avec deux composantes au moins), la réponse est connue [5], le contre-exemple le plus simple étant cet entrelacs :

Des travaux plus récents : les algèbres planaires
![]() Alice Guionnet |
![]() Un enchevêtrement |
![]() Dimitri Shlyakhtenko |
Alice Guionnet est une mathématicienne française qui travaille à l’École normale supérieure de Lyon, en particulier spécialiste des matrices aléatoires. Dimitri Shlyakhtenko est un mathématicien américano-russe qui travaille à l’Université de Los Angeles, notamment spécialiste de la théorie des probabilités libres.
Un enchevêtrement est un dessin comme ci-dessus : un disque qui contient d’autres disques et des cordes qui relient ces disques. L’un des points amusants de la théorie des algèbres planaires, c’est que les règles algébriques sont encodées dans des petits dessins de ce genre...
Pour en savoir plus sur le théorème des quatre couleurs dont parle Vaughan, lire l’article Coloriages de cartes de Pierre de la Harpe.
Et les vagues dans tout ça ?

Ces propos ont été recueillis avec la complicité de Damien Gaboriau au château de Goutelas le 4 mars 2012. Les photos des mathématiciens dont parle Vaughan proviennent de Wikipédia ou des pages web de ces auteurs. Enfin les images des entrelacs orientés accompagnés de leurs polynômes de Jones proviennent de l’article The Jones Polynomial par Vaughan lui-même.
La rédaction d’Images des maths, ainsi que l’auteur, remercient pour leur relecture attentive, les relecteurs dont le pseudonyme est le suivant : Nicolas Tholozan, Nadège Arnaud et Antonin Guilloux.
Notes
[2] Contrairement aux apparences, ce prénom se prononce « VON » et non « VOGAN ». Et oui, « von »... comme dans von Neumann !
[3] Inutile de chercher à comprendre précisément le sens des mots précédents, il est bien évident que j’en dis trop peu ici pour comprendre quoi que ce soit. Que le lecteur me pardonne :-).
[4] Pour être précis, il faut que le nœud ou l’entrelacs soit orienté : sur chaque nœud, il faut mettre une petite flèche qui indique la direction que devrait suivre une petite fourmi désirant se promener le long du nœud.
[5] Voici deux références pour les experts :
- Thistlethwaite, Links with trivial Jones polynomial, J. Knot Theory Ramifications (2001) ;
- Eliahou-Kauffman-Thistlethwaite, Infinite families of links with trivial Jones polynomial, Topology (2003).
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Pour citer cet article :
Aurélien Alvarez — «Des tresses au kitesurf : Vaughan Jones» — Images des Mathématiques, CNRS, 2020
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