Descartes et Schooten. Les aventures d’une division difficile
Piste noire Le 9 septembre 2014 Voir les commentaires (2)
Cet article présente des travaux menés dans le cadre du Séminaire d’Épistémologie et d’Histoire des Idées Mathématiques de l’IREM (Institut de recherche sur l’enseignement des mathématiques - Université Paris VII) qui se tient régulièrement à l’Institut Henri Poincaré.
Dans un bref échange épistolaire, René Descartes traite de la « petite difficulté » posée par une division. Cet article montre comment cette « petite difficulté » engage l’une des notions au cœur des mathématiques : la notion de nombre.
Descartes et Schooten (1649)
Cette note trouve son origine dans un bref échange de correspondance (deux lettres) de mars-avril 1649 entre Frans Van Schooten (le jeune) (1615-1661) et Descartes (1596-1650) qui vivaient alors tous deux en Hollande. Ayant surmonté ses réticences, Descartes quittera la Hollande à la fin de cette même année 1649 pour se rendre à Stockholm, à l’invitation de la reine Christine de Suède. Il y mourra en février de l’année suivante. [1]
À cette époque (1649), Schooten, qui avait traduit le texte (français) de la Géométrie de 1637, venait de publier à Leyde, chez Maire, la première des éditions latines de l’ouvrage (il y en eut trois autres, en 1659-1661, 1683 (Amsterdam) et 1695). Dans un souci de démocratisation du savoir, Descartes avait en effet rédigé en français le Discours de la Méthode et les trois Essais (dont la Géométrie), de sorte que le plus grand nombre possible de lecteurs soit touché, et que, écrit-il, « même les femmes pourraient comprendre ». Pour les contemporains, le texte de la Géométrie était cependant d’accès fort difficile, même pour des cartésiens convaincus, tel Florimond de Beaune. [2] L’édition latine (1649) de la Géométrie par Schooten se proposa alors de remédier à certaines de ces difficultés. Schooten y faisait en effet suivre sa traduction de ses propres commentaires en latin (Geometriam Renati Des Cartes Commentarii), plus longs (132 pages) que le texte lui-même (116 pages) ! [3] Cette édition connaîtra un grand succès et prendra une considérable importance dans l’histoire, puisqu’un grand nombre des protagonistes du XVIIe siècle mathématique s’y référera.
Franz van Schooten, le jeune
D’une vingtaine d’années plus jeune que Descartes, né et mort à Leyde, Schooten était, comme son père (Franz van Schooten, l’ancien) mathématicien et professeur de mathématiques. À la mort de celui-ci (1645), il prit sa succession dans ses diverses activités de professeur. Un an plus tard (1646) il publiait (chez Elzevier à Leyde) un essai sur une construction cinématique des coniques.
Il fit aussi office d’éditeur d’ouvrages de mathématiques. En 1646, toujours à Leyde, il publiera les œuvres (presque) complètes de Viète, dont il avait collationné les manuscrits à Paris. Il avait aussi le projet d’une publication de textes de Fermat, dont il avait pareillement réuni divers papiers, mais les Elzevier se refuseront cependant à les publier, sans doute parce que Descartes avait émis une opinion défavorable à leur sujet. [4] En 1657, neuf ans après sa première édition latine de la Géométrie, Schooten publiera un ouvrage de son cru en cinq volumes, les Exercitationes Mathematicae.
Homme modeste, Schooten était bien conscient de ses propres limitations en mathématiques, particulièrement lorsqu’il se comparait à Descartes et à ce monument qu’était la Géométrie. Dans son édition de 1649, il se permettra néanmoins de corriger certains aspects du texte original, soit de contenu, soit de notations. L’édition Adam Tannery de la Géométrie dans les Œuvres de Descartes [5] signale consciencieusement par des étoiles dans le texte chaque endroit de ses interventions. Un siècle plus tard (1730), la préface de l’ouvrage du père Rabuel jugera pourtant que Schooten avait plutôt compliqué les choses et qu’il était nécessaire de commenter son commentaire [6]. D’un autre côté, les contributions de Schooten en mathématiques stricto sensu peuvent apparaître assez minces et dénoter une certaine lenteur d’esprit.
Quand Schooten écrit à Descartes c’est, comme on verra, dans un style fait d’humilité et de révérence. Si l’histoire a donc retenu de lui, à juste titre, l’image d’un mathématicien de second rang, il faut aussi noter que Descartes ne se montra guère charitable (et parfois fort injuste), comme en témoignent certains commentaires de sa part dans des correspondances adressées à Mersenne. [7] L’image de Schooten dans l’histoire a sans doute souffert de sa trop grande proximité avec Descartes.
La « petite difficulté » de Schooten
Schooten écrit de Leyde le 10 mars 1649 (A.T.V, 318-320). Cette lettre foisonne de petites nouvelles du quotidien dont il instruit Descartes (impliquant par exemple Mersenne, Roberval, Huygens), et aussi de problèmes divers qu’il lui soumet. Le style est celui d’un disciple respectueux.
Je n’ai pas ici la place de détailler tous les aspects d’une correspondance, au demeurant fort intéressante. On indiquera seulement que Schooten indique d’abord à Descartes qu’il lui a envoyé deux livres, dont un exemplaire de la Quadrature du Cercle, de Grégoire de Saint-Vincent, sur lequel il lui demande son avis. Il évoque ensuite la question d’un portrait de Descartes que lui-même avait réalisé et souhaitait insérer en frontispice de l’édition latine de la Géométrie, suivi de quelques vers que Constantin Huygens (le fils) avait composés pour les mettre sous le portrait.
Schooten évoque ensuite, sous forme allusive, la page 385 de la Géométrie (il s’agit donc de l’édition originale qu’il a traduite). Il cite « une petite difficulté » qu’il a rencontrée dans un problème du quatrième degré qui le conduit à une équation du troisième (classiquement, la résolvante de Descartes dans la Géométrie) [8], et il explique à Descartes que, pour terminer son calcul, il lui est nécessaire d’effectuer la division de 12 par $3-\sqrt[3]{3}-\sqrt[3]{2}$, ce qu’il ne sait faire autrement qu’en écrivant (naïvement, comme il le reconnaît) les termes l’un au-dessous de l’autre. Il demande donc à Descartes de l’aider pour effectuer la division. Voici in extenso le bref paragraphe concerné :
« (...) il faut que je vous propose une petite difficulté, qui m’est survenue en voulant résoudre une équation de quatre dimensions, dont la racine est cubique, selon la règle de la page 385, à savoir de diviser 12 par $3-\sqrt[3]{3}-\sqrt[3]{2}$ , ce que je ne puis autrement faire, qu’en mettant $\frac{12}{3-\sqrt[3]{3}-\sqrt[3]{2}}$ ; mais je ne me satisfais pas ainsi »
La demande de Schooten concerne donc la méthode de Descartes de résolution des équations du 4° degré. Mais c’est, au premier chef, d’une procédure de division qu’il s’agit, laquelle s’appliquerait (si elle était possible) à une certaine quantité formée avec des irrationnels, lesquels étaient à cette époque (et depuis longtemps) appelés des « nombres « sourds »
Depuis l’Antiquité, le terme « sourd » renvoyait en effet au caractère inexprimable (« ineffable ») d’un nombre « qui ne peut être prononcé ». Au XVIIIe siècle, l’Encyclopédie de Diderot-D’Alembert reprenait encore cette définition :
« SOURD, adj. en terme d’Arithmétique, signifie un nombre qui ne peut être exprimé, ou bien un nombre qui n’a point de mesure commune avec l’unité. C’est ce qu’on appelle autrement nombre irrationnel ou incommensurable »
La réponse d’un Descartes « bien fourni de plumes »
Un mois après environ, le 9 avril 1649, Descartes répond à Schooten (A.T.V, 336), depuis Egmond — il ne quittera définitivement la Hollande pour la Suède qu’à l’automne de cette même année 1649. Il le remercie d’abord pour les livres qu’il lui a envoyés. Sur un mode affectueusement ironique, Descartes explique ensuite qu’il est heureux que, pour répondre à la question de Schooten il se soit précisément trouvé à ce moment en possession de « beaucoup de plumes » afin de rechercher la solution. Si, écrit Descartes, le calcul n’en est pas d’invention difficile, il est cependant fort long. Nous verrons plus loin ce qu’il faut penser de ces assertions. Voici in extenso les quelques lignes de Descartes en réponse :
« Je n’avais jamais été si bien fourni de plumes que je suis maintenant, et pourvu que je ne les perde point, j’en ai plus qu’il ne m’en faut pour écrire cent ans durant ; cela me donnera sujet de penser à vous toutes les fois que j’aurai la plume en main, et il m’a été beaucoup plus aisé de faire la division de 12 par $3-\sqrt[3]{3}-\sqrt[3]{2}$. Car le calcul en est plus long que l’invention n’en est difficile. Il vient pour le quotient
$ \frac{23220}{3137}+\frac{11088}{3137}\sqrt[3]{3}+\frac{12276}{3137}\sqrt[3]{2}+\frac{5820}{3137}\sqrt[3]{9}+\frac{7278}{3137}\sqrt[3]{4}+\frac{7788}{3137}\sqrt[3]{6}+\frac{4536}{3137}\sqrt[3]{18}+\frac{5022}{3137}\sqrt[3]{12}+\frac{3186}{3137}\sqrt[3]{36} $
Comme vous pouvez aisément vérifier en multipliant ces neuf termes par $3-\sqrt[3]{3}-\sqrt[3]{2}$. Car le produit fera 12 »
Et ce sera tout ! Après cette réponse abrupte, Descartes passe aussitôt à autre chose. Il ne donnera à Schooten aucun commentaire, ni explication de la façon dont il est parvenu à un tel résultat. On imagine aisément la stupeur de Schooten devant l’énoncé sans démonstration d’un résultat aussi complexe. On reconnait bien ici une occurrence de l’omniprésente stratégie du secret chez Descartes mathématicien. Celle-ci n’est pas seulement un trait de caractère chez lui, elle est surtout inscrite dans sa philosophie de la connaissance. [9]
Dans ces conditions, la présente note est consacrée à la reconstruction de la méthode de Descartes. On verra que si en effet le calcul en est long, la méthode elle-même témoigne, pour nous aujourd’hui, d’une exceptionnelle invention, contrairement à ce que Descartes lui-même croit pouvoir affirmer.
En fait, à une question naïve, et dont Schooten croyait la solution simple, mais qui était en réalité difficile, la réponse de Descartes allait mettre en jeu des conséquences mathématiques importantes.
Reconstruire la méthode de Descartes ?
Il me semble très probable que Descartes soit parti du mode de calcul de l’inverse de ce qu’on appelait des « nombres binômes » simples, comme $\frac{1}{3-\sqrt{2}}$ ou $\frac{1}{3-\sqrt[3]{2}}$ ce que j’appellerai dans la suite la « division des nombres sourds », et pour laquelle j’évoquerai en annexe quelques fragments historiques.
La méthode des coefficients indéterminés
On mesure peut-être mal aujourd’hui la révolution mathématique apportée par l’introduction par Descartes de la méthode des coefficients indéterminés. C’est une méthode analytique par excellence et, en cela, elle est profondément cartésienne : elle suppose, en effet, le problème résolu sur le plan de la structure de la solution : en faisant l’hypothèse qu’on cherche, par exemple, un polynôme, ou bien un polynôme de degré donné, [11] ou bien d’une structure particulière donnée, ou bien encore une somme de série entière. Ce qui reste à déterminer est alors, « seulement », un ensemble de nombres. Et si on ne trouve pas de solution ayant la forme annoncée, c’est que l’hypothèse de structure se révèle fausse.
- L’invention par Descartes de la méthode des coefficients indéterminés, dans le Livre II de la Géométrie (page 53 de l’édition de 1649).
Le polynôme recherché, à coefficients indéterminés est écrit par Descartes, sous la forme $y^4+ fy^3+ g^2y^2+ h^3y+k^3$, où $f,g,h,k$ sont à déterminer.
Aux XVIIe et XVIIIe siècles, la méthode connut des développements remarquables, chez Leibniz, Newton, Reyneau, Euler, Bézout par exemple. [12] La (très intéressante) analyse de ces divers aspects excède le cadre de la présente note. [13]
La procédure de substitution-écrêtement. L’exemple de Schooten
Le cas soumis à Descartes par Schooten était cependant bien plus compliqué puisqu’il fait intervenir conjointement deux radicaux irréductibles $\sqrt[3]{2}$ et $\sqrt[3]{3}$. Si la méthode des coefficients indéterminés pour le quotient pouvait encore s’appliquer, quelle forme alors postuler pour ce quotient ?
Dans mon hypothèse de reconstruction, Descartes a supposé, par analogie avec les exemples élémentaires qu’il connaissait, qu’avec $\theta=\sqrt[3]{3}$ et $\omega=\sqrt[3]{2}$, le résultat de la division est un polynôme à deux variables en $\theta$ et $\omega$, à coefficients rationnels. C’est là une hypothèse à la fois forte et centrale, dont la validité ne sera prouvée sous forme générale qu’au XIXe siècle.
Dans ces conditions cependant, comme on a $\theta^3=3$ et $\omega^3=2$, la procédure d’écrêtement fonctionne encore, de sorte qu’il suffit à Descartes d’envisager seulement les neuf premiers monômes ($\theta^p$ $\omega^q$ ; 0≤p≤2 ; 0≤q≤2), soit, pour les termes de degré ≥2 :
$ \theta^2=\sqrt[3]{9} ; \omega^2=\sqrt[3]{4} ; \theta \omega=\sqrt[3]{6} ; \theta^2 \omega=\sqrt[3]{18} ; \theta \omega^2=\sqrt[3]{12} ; \theta^2 \omega^2=\sqrt[3]{36} $
En conclusion, en termes plus modernes, Descartes a (très certainement !) postulé qu’il existe $(d_0, d_1, d_2, d_3, d_4, d_5, d_6, d_7, d_8 ) \in Q^9$ tel que
$ (3-\theta -\omega) (d_0 + d_1 \theta + d_2 \omega + d_3 \theta^2 + d_4 \omega^2 +d_5 \theta \omega + d_6 \theta^2 \omega + d_7 \theta \omega^2 + + d_8 \theta^2 \omega^2) = 12 $
On est largement confirmé dans cette hypothèse en observant la présentation que Descartes donne de son résultat. Celui-ci est en effet ordonné suivant les puissances de $\theta$ et de $\omega$, comme nous l’avons nous même fait. Cet aspect de l’écrêtement chez Descartes sera le point décisif d’une invention exceptionnelle. On ne trouve rien de tel, à ma connaissance, chez les contemporains. À la fin du siècle, par exemple, Ozanam, qui traite pourtant abondamment de la division des nombres sourds, ne développe aucune idée de cet ordre (cf. annexe infra), et se contente de recettes de calcul. Et c’est seulement à la fin du XIXe siècle que Richard Dedekind, viendra théoriser cette pratique. Répétons-le en effet : la preuve générale de toutes ces hypothèses fut donnée par Dedekind dans une série de travaux de 1871 à 1887, dans le cadre de sa création de la théorie moderne des nombres algébriques, et s’interprète comme le calcul de l’inverse d’un élément standard du corps $Q(\sqrt[3]{2}, \sqrt[3]{3})$. L’écrêtement s’incarnera pour Dedekind dans sa définition des nombres entiers algébriques (cf. infra).
Dans ces conditions, Descartes aura ensuite été amené à calculer le produit de deux polynômes à deux indéterminées, qu’il devait égaler à 12. Par un nouvel usage de l’écrêtement, puis par identification, il aura obtenu un système linéaire de 9 équations à 9 inconnues qui, en termes modernisés, s’écrit :
$ 3d_0-3d_3-2d_4= 12 \\ 3d_1-d_0-2d_7 = 0 \\ 3d_2-3d_6-d_0= 0 \\ 3d_3-d_1-2d_8 = 0 \\ 3d_4-3d_8-d_2 = 0 \\ 3d_5-d_2-d_1= 0 \\ 3d_6-d_5-d_3 = 0 \\ 3d_7-d_4-d_5 =0 \\ 3d_8-d_7-d_6 = 0 $
Soulignons que la résolution à la main (la seule évidemment que Descartes connut) de ce système à solutions rationnelles ne va pas tout à fait de soi ! Et on comprend bien la nécessité de l’abondance de « plumes » dont Descartes faisait état. Quoi qu’il en soit, le lecteur pourra constater que ce système est satisfait par les valeurs publiées par Descartes.
D’un autre côté, ce que demandait Schooten était la valeur d’un certain quotient, sans que lui-même précise ce qu’il aurait trouvé acceptable comme forme du résultat - une réponse convenable à cette question faisait en vérité partie de la solution ! Quoi qu’il en fût, Schooten pouvait toujours tester la validité de la solution cartésienne, comme le lui propose Descartes, en effectuant le produit, et retrouver ainsi la valeur 12.
Les deux clés de la solution cartésienne
La résolution de la question de Schooten à Descartes de 1649 a donc mis en jeu :
- une problématique ancienne, la division des nombres sourds, dont nous donnons en annexe quelques éléments historiques.
- deux questions qui furent centrales dans la Géométrie. D’abord et surtout, la méthode des coefficients indéterminés que Descartes a magistralement importée depuis le livre II pour pouvoir répondre à Schooten. Elle est une des clés de la solution. Très secondairement, la résolution des équations du 4° degré (livre III).
- la pratique de la substitution-écrêtement qui ne figurait pas dans la Géométrie, et dont l’usage se révèle être la seconde (et majeure) clé de la solution. Elle sera théorisée par Dedekind.
- Richard Dedekind devant la diversité de ses théories algébriques :
idéaux, corps, théorie des nombres.
Dedekind et les extensions algébriques de corps
Une justification définitive et générale à la réponse de Descartes ne sera apportée qu’à la fin du XIXe siècle, dans le cadre de la théorie des corps et plus précisément, par la construction par Dedekind d’extensions du corps $Q$ des rationnels. [14]
Le concept d’adjonction est fondamental dans la théorie des corps. Pendant longtemps, il demeura implicite chez les mathématiciens. C’est d’abord Lagrange (1770) qui posa les fondements de la théorie moderne de la résolution des équations algébriques. Puis, au début du XIXe siècle, Galois fut le premier qui envisagea la pratique d’adjonction, dont il introduisit l’idée et le terme. [15] Mais le concept même de corps, si indispensable pour nous ici, était demeuré chez lui implicite, tout comme chez Abel.
C’est donc à un (bref) exposé de la méthode de Dedekind (1831-1916) que je me limiterai ici. En me restreignant au chapitre ici concerné, j’ai donné en annexe un bref historique détaillant quatre principales périodes d’activité chez Dedekind.
Qu’est-ce qu’un entier ?
Dans le dénouement de l’affaire Descartes-Schooten, les deux concepts majeurs sont ceux de nombre entier algébrique, et de corps d’extension de nombres algébriques du type $Q (\theta)$, où $\theta$ est un nombre algébrique. [16] La première origine de cette recherche chez Dedekind se situa dans une question arithmétique bien connue : l’existence d’une factorisation unique en facteurs premiers. [17] Cette propriété millénaire, un des piliers du temple mathématique dans l’anneau $Z$ des entiers relatifs, se révéla en défaut dans certains anneaux de nombres algébriques nouvellement apparus. À l’époque, la recherche sur ce point était fondamentale et avait déjà suscité de nombreux essais, avec des réussites et des échecs. Mais, comme l’écrit Dieudonné, c’étaient là des procédés « futiles ». [18]
Au contraire, l’approche de Dedekind, d’inspiration profondément moderne, fut d’organiser une complète refondation du contexte arithmétique même de la divisibilité, en recherchant d’abord quelle pouvait bien être une définition générale intéressante des nombres entiers algébriques, à l’intérieur du cadre universel du corps des nombres complexes (ou, alternativement, de celui du corps de tous les nombres algébriques).
Dedekind définit ainsi un nombre entier algébrique $\theta$, comme une racine d’un polynôme $P$ monique (i.e. de coefficient dominant égal à 1) à coefficients entiers :
$ P(\theta)=\theta^n+a_1\theta^{n-1}+...+a_{n-1}\theta+a_n $
comme l’étaient donc les $\sqrt[3]{2}$ et $\sqrt[3]{3}$ de Schooten.
Pour fixer un peu les idées du lecteur, on notera, d’une part que l’expression d’un entier algébrique peut contenir des fractions, comme $\frac{-3+\sqrt{37}}{2}$, (c’est une racine de $x^2+3x-7=0$), d’autre part que $\frac{3+i\sqrt{15}}{4}$ (par exemple) est un nombre algébrique, mais n’est pas un entier algébrique (c’est une racine du polynôme irréductible $2x^2-3x+3$).
Dedekind considéra ensuite l’ensemble de toutes les combinaisons linéaires à coefficients entiers d’un tel entier algébrique $\theta$
$ c_1 θ^{n-1}+... c_{n-1}θ + c_n $
Compte tenu du caractère monique de P, Il suffit évidemment de se limiter dans la combinaison au degré ($n-1$). Toute puissance $\theta^k$ avec k≥n se réduit en effet, par substitutions puis écrêtement, à la forme ci-dessus. Il en est donc de même de tout polynôme en $\theta$, quel que soit son degré. Cette disparition des grandes puissances est précisément ce que Descartes avait compris et utilisé dans son exemple. Dans ces conditions, somme et produit de deux éléments sont encore de tels éléments. On obtient ce qu’on appelle aujourd’hui un anneau commutatif unitaire et intègre. [19]
La pratique : quand toute fraction rationnelle se résume en un polynôme
Cette démarche arithmétique locale ne satisfit pas Dedekind, dont le niveau d’exigence en matière de construction générale des structures en fit un authentique pionnier de la pensée mathématique contemporaine. [20] : il voulut ne considérer de tels nombres que comme les « entiers » seulement d’un système de nombres plus général qui les recouvrait, qu’il appela « un univers (ou encore domaine) de rationalité », de la même façon que l’ensemble $Q$ des nombres rationnels était l’univers de rationalité de l’ensemble $Z$ des entiers relatifs. Par univers de rationalité, il fallait donc entendre un sur-ensemble d’un anneau d’entiers algébriques dans lequel les divisions étaient possibles, ce que Dedekind lui-même, le premier, appela un corps de nombres algébriques (l’expression exacte chez lui est « corps fini de degré $n$ »).
C’est aussi Dedekind qui donna la notation $Q (\theta)$ pour un corps défini comme extension algébrique de $Q$ par l’adjonction de l’entier algébrique $\theta$. Un tel $Q(\theta)$ est aujourd’hui appelé une extension algébrique simple de $Q$. Dedekind établit l’existence de ce corps de deux façons distinctes, l’une pratique, l’autre théorique ; leur équivalence constitue un point crucial de la théorie. Dedekind caractérisa d’abord $Q (\theta)$ comme l’ensemble de toutes les combinaisons linéaires à coefficients rationnels de $1, \theta ,.., \theta^{n-1}$ :
$ d_1 θ^{n-1}+... d_{n-1} θ + d_n (= p(\theta)) $
avec cette fois les $d_i$ rationnels. Le point essentiel est évidemment la preuve qu’il s’agit bien d’un corps.
Dès lors cependant que le résultat est établi, le quotient
$ \frac{p(\theta)}{r(\theta)}=\frac{a_0+a_1\theta+...+a_{n-1}\theta^{n-1}}{b_0+b_1\theta+...+b_{n-1}\theta^{n-1}} $
de deux polynômes en $\theta$, à coefficients rationnels comme ci-dessus, est lui aussi un polynôme de même nature
$ s(\theta)=c_0+c_1\theta+...+c_{n-1}\theta^{n-1} $
Ainsi, toute division de deux éléments de l’ensemble peut-elle toujours se réaliser comme un élément de l’ensemble. En d’autres termes encore, toute fraction rationnelle en $\theta$ n’est autre qu’un polynôme en ce même $\theta$. Cette problématique est directement associée à la question de Schooten.
L’anneau des entiers algébriques défini à partir de $\theta$ de la section précédente admet alors $Q(\theta)$ pour son corps de fraction. Un tel corps d’extension est donc constitué à la fois par des « entiers » et par des « fractions », comme Dedekind l’analyse très bien (Œuvres, vol. III, 264.)
En prenant $\theta = \sqrt[3]{3}$ ; on peut alors résumer, en termes un peu plus modernes que ceux de Dedekind, l’énoncé du résultat précédent
Théorème
L’ensemble de tous les éléments de la forme
$ a_0+a_1\sqrt[3]{2}+...+a_p(\sqrt[3]{2})^p $
($p \in N : a_i \in Q$) est un corps $Q(\sqrt[3]{2})$ extension algébrique simple de $Q$ dont tout élément peut être écrit de façon unique sous la forme
$ c_0+c_1\sqrt[3]{2}+ c_2(\sqrt[3]{2})^2 $
$Q(\sqrt[3]{2})$ , qui est un espace vectoriel de degré 3 sur $Q$, est alors dite une extension simple de $Q$, de degré trois (Dedekind l’appelle un « corps fini de degré trois »).
La théorie : quand on dispose d’un théorème propre à engendrer des corps
Ces extensions simples, qui ne construisent « que » des $Q (\theta)$, ne sont cependant pas suffisantes pour rendre compte de la réponse complète de Descartes, lequel avait dû considérer l’adjonction de deux entiers algébriques (en termes modernes $Q(\sqrt[3]{2}, \sqrt[3]{3})$.
Une nouvelle batterie de résultats (aujourd’hui classiques) apparut ensuite en 1894 chez Dedekind avec ce théorème « définitif » :
« Si S est un sous-ensemble quelconque des nombres complexes contenant les rationnels, alors l’intersection de tous les corps contenant S est un corps ; Il est dit « rationnel par rapport à S ».
Ce théorème, qui nous dit qu’il « existe un plus petit sous-corps contenant S », ne va pas de soi, car S est seulement une partie amorphe (sans structure !). S’il a aujourd’hui la résonance familière de la définition de « la sous-structure engendrée par une partie », il était conceptuellement neuf à l’époque. Il permet l’adjonction à un sous-corps quelconque d’un nombre quelconque d’entiers algébriques, pour obtenir un (nouveau) corps d’extension. Il replace donc la pratique supra de construction des corps finis de degré $n$ dans une théorie générale.
Ce résultat est avant tout un théorème d’engendrement, de construction d’existences, d’ordre théorique, où l’infini s’introduit potentiellement dans l’algèbre : pour l’appliquer, il faut en principe envisager l’intersection (potentiellement infinie) de tous les sous-corps qui contiennent S. Quant au calcul effectif de l’inverse d’un élément, elle est, je le répète, d’ordre pratique, et on a vu comment, dans certaines extensions usuelles, la méthode des coefficients indéterminés répond bien à cette recherche.
La résolution de la « petite difficulté »
C’est donc un théorème à la fois créateur et puissant ; et cette fois il s’applique à l’idée de la réponse de Descartes. Il suffit en effet de reproduire le schéma d’extension ci-dessus, en partant cette fois de S =$Q(\sqrt[3]{3})$, et d’en considérer l’extension simple $Q(\theta)(\omega)$ par l’adjonction de $ \omega = \sqrt[3]{2}$. Autrement dit, $Q(\sqrt[3]{3})$, remplace ici $Q$, et $\omega$, qui remplace $\theta$ est algébrique de degré 3 sur $Q(\sqrt[3]{3})$. Un élément quelconque de $Q(\theta)(\omega)$ s’écrit alors
$ \alpha_0+\alpha_1 \omega+ \alpha_2 \omega^2 $
avec $\alpha_i \in Q(\sqrt[3]{3})$. C’est-à-dire
$ [\alpha_{0,0}+\alpha_{0,1} \theta+ \alpha_{0,2} \theta^2]+[\alpha_{1,0}+\alpha_{1,1} \theta+ \alpha_{1,2} \theta^2]\omega + [\alpha_{2,0}+\alpha_{2,1} \theta+ \alpha_{2,2} \theta^2]\omega^2 $
Il est alors facile de voir que $Q(\theta)(\omega)=Q(\theta, \omega)$.
On constate en même temps « expérimentalement » que cette dernière extension est de degré 9 = 3.3 sur $Q$ – la propriété est une instance d’un résultat bien plus général. Et le développement selon les neuf termes supra est précisément la structure qu’avait supposée Descartes.
Ainsi prirent fin les aventures de la division de Schooten, et le dénouement de sa « petite difficulté ». À sa question naïve, Descartes avait apporté une réponse témoignant d’une exceptionnelle pénétration mathématique, et dont les implications se sont révélées profondes.
- Descartes, héros national,
sur un timbre de 1937, pour le trois-centième anniversaire
de la publication du Discours de la Méthode. La Géométrie faisait suite au Discours, comme le dernier de ses trois « Essais », le seul mathématique. Les deux autres, aux contenus d’origine physique, sont La Dioptrique et Les Météores.
Comme on peut voir, cette première édition du timbre contenait une erreur : c’est la mention « Discours SUR la méthode » qui y figure (et non pas DE la méthode). [21]
Mots clés : Descartes. Schooten. Division des nombres « sourds ». Méthode des coefficients indéterminés. Dedekind. Extensions algébriques des corps.
L’auteur et la rédaction d’Image des mathématiques remercient pour leurs relectures : Gérard Audibert, Jules d’Espinay St Luc, Olivier Gebuhrer, Éric Heurtain et Paolo Bellingeri.
Notes
[1] La principale source biographique, la Vie de M. Descartes, du père Adrien Baillet (1691), étant parfois bien fantaisiste, le lecteur aura intérêt à la compléter par le remarquable travail critique de Geneviève Rodis-Lewis, Biographie de Descartes. Calmann-Lévy. Paris. 1995.
[2] Sur les difficultés qu’ont dû affronter les lecteurs de la Géométrie, cf. notre étude, ’Constructivismes et obscurités dans la Géométrie de Descartes’, Mathématiciens français du XVIIe siècle : Pascal, Descartes, Fermat (M. Serfati et D. Descotes eds.), Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2008, 11-44.
[3] Les « Notes Brèves » de Florimond de Beaune, également annexées à cette édition, faisaient tout de même 42 pages !
[4] Selon Hofmann, article « Schooten », in Dictionary of Scientifc Biographies.
[5] Vrin. Paris (11 volumes). Il existe une édition de poche (très commode) publiée à partir de 1996. On référencera A.T suivi du numéro du volume en chiffres romains et de celui de la page en chiffres arabes. La Géométrie de 1637 est dans [A.T VI], 369-485. Les volumes I à V couvrent la correspondance. L’édition de Schooten de 1649 est sur Gallica
[6] Claude Rabuel : « le Commentateur semble avoir aspiré lui-même à la gloire d’être commenté à son tour. Il exige en plusieurs endroits autant d’étude et d’application, qu’il en faudrait pour comprendre le texte même qu’il prétend expliquer », Préface aux Commentaires sur la géométrie de M. Descartes, Duplain. Lyon. 1730.
[7] Par exemple au sujet de la qualité de la traduction latine de Schooten, que Descartes critique assez méchamment (et injustement !) (A.T. V, 143). Cf. L’image de van Schooten donnée par la correspondance de Descartes, in Massimo Galuzzi et Daniela Rovelli, Nouveauté et modernité dans les mathématiques de Descartes, 192-194.
[8] Dans le livre III de la Géométrie, (A.T.VI, 457-463) Descartes donne une élégante méthode de résolution des équations du quatrième degré, via une résolvante du troisième, cependant distincte de celle de Ferrari, lequel avait été le pionnier dans cette problématique.
[9] Cf. notre étude ‘La stratégie du secret chez Descartes’, in ’Constructivismes et obscurités dans la Géométrie de Descartes’, in Mathématiciens français du XVIIe siècle : (...), op. cit., 18-22.
[10] Dans sa thèse de didactique des mathématiques, Le rapport au symbolisme algébrique : une approche didactique et épistémologique, C. Bardini, qui examine sur un autre exemple cette même méthode d’écrêtement, développe (page 127) cette argumentation à soumettre aux élèves, pour leur faire bien comprendre la situation : Imaginez, leur dit-elle, « un monde sans grandes puissances ».
[11] Dans son exemple inaugural au livre II de la Géométrie, Descartes cherche à écrire qu’un polynôme monique (i.e. de coefficient dominant égal à 1) $P$, du sixième degré admet une racine double (conséquence directe du contact entre une courbe et un cercle tangent). Il pose donc le quotient de $P$ par $(x-e)^2$ comme un polynôme monique de degré 4, inconnu, à rechercher avec quatre coefficients indéterminés. Descartes insiste sur le fait qu’il y a quatre équations pour les déterminer.
[12] Une correspondance précoce de 1676 de Newton (et que relève Bourbaki, dans son Histoire des Mathématiques) situe bien tout l’intérêt que Newton apportait à la méthode des coefficients indéterminés dans sa gestion systématique des développements en série entière. Dix ans après (1686) Leibniz reviendra sur la question dans une publication dans les Acta Eruditorum, le De Geometria Recondita (...).
[13] Cf. par exemple Liliane Alfonsi, ‘Algebraic analysis and the use of indeterminate coefficients by Etienne Bézout (1730-1783)’, Bulletin de la société mathématique de Belgique [2006] vol. 13, N° 5. Également J.P. Lubet, La méthode des coefficients indéterminés au livre VII de l’Analyse démontrée de Reyneau.
[14] Pour une présentation moderne, cf. par exemple P.J. Mac Carthy, Algebraic Extensions of Fields, (2° éd.). Dover. 1991.
[15] Par exemple, dans le cas (simple !) de l’équation du second degré $ax^2+ bx + c = 0$, les solutions $x=\frac{(-b \pm \sqrt{b^2-4ac})}{2a}$ demandent l’adjonction des racines carrées au corps des coefficients de l’équation.
[16] C’est-à-dire que $\theta$ est solution d’une équation algébrique irréductible à coefficients entiers.
[17] D’autres importants problèmes en théorie des nombres ont sans doute (?) concouru à la mise au jour de ces mêmes concepts. Parmi eux, le dernier théorème de Fermat, les lois de réciprocité quadratique, et la représentation des entiers par des formes quadratiques binaires. Cf. sur ce point Israel Kleiner. A History of abstract algebra. Birkhäuser. 2007. 64-65.
[18] J. Dieudonné, Abrégé d’Histoire des Mathématiques, Hermann. Paris. 1986, 184.
[19] Dans l’Abrégé (op. cit, p. 184), Dieudonné propose un intéressant inventaire de quatre conditions suffisantes « naturelles » (satisfaites par la construction de Dedekind !) pour que les éléments d’un ensemble de nombres algébriques puissent être « légitimement » considérés comme des entiers algébriques. Le terme d’anneau ne sera introduit par Hilbert qu’en 1897 dans son Rapport sur les nombres (Zahlbericht).
[20] Dieudonné, op. cit., p. 183 : « Dedekind n’a pas défini sa théorie des nombres algébriques en vue de résoudre un problème mathématique spécifique, comme l’avait fait Kummer, mais pour présenter une théorie générale et complète reposant sur des bases solides et bien définies ».
[21] L’administration rectifia immédiatement en émettant dix-sept jours plus tard un nouveau timbre avec un libellé correct.
[22] A. Heeffer, ‘A Conceptual Analysis of Early Arabic Algebra’, in The Unity of Science in the Arabic Tradition. Springer. 2008, 104.
[23] Cf. Bibhutibhusan Datta & Awadhesh Narayan Singh ’Surds in Hindu mathematics’ Indian Journal of History of Science, 28(3), 1993, 256-257.
[24] Ozanam Jacques. Nouveaux Eléments d’Algèbre ou principes généraux pour résoudre toutes sortes de Problèmes de Mathématique. G. Gallet. Amsterdam. 1702.
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Pour citer cet article :
Michel Serfati — «Descartes et Schooten. Les aventures d’une division difficile » — Images des Mathématiques, CNRS, 2014
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