Design et formes optimales (III)
Optimisation topologique
Piste rouge Le 21 décembre 2009 Voir les commentaires (4)
Cet article fait suite à celui-ci. Il est consacré à des avancées récentes des mathématiques et du calcul scientifique dans le domaine de l’optimisation de formes ou « optimal design ». Ces progrès ont eu des répercussions immédiates dans l’industrie (aéronautique, automobile, génie civil) en mettant à disposition des ingénieurs des logiciels d’optimisation « automatique » de design d’objets ou de structures.
Optimisation topologique : l’innovation par les maths !
On accuse souvent les mathématiciens de « voler au secours
de la victoire », c’est-à-dire de justifier par une belle
théorie des intuitions et des pratiques utilisées par les
physiciens, les mécaniciens ou les ingénieurs. Cette
démarche courante est parfaitement légitime et est souvent
bien utile car la formalisation d’une approche scientifique
permet d’en mieux comprendre les ressorts intimes et d’en
améliorer l’efficacité. Mais il est aussi de nombreux
exemples où les mathématiques sont pionnières et littéralement
innovantes, même aux yeux des utilisateurs finaux pour qui
seuls les résultats comptent et pas la manière. L’optimisation
topologique de formes est un de ces exemples où l’innovation
est due aux mathématiciens et s’est ensuite très rapidement
propagée chez les ingénieurs spécialistes. Cette innovation
est relativement jeune, puisqu’elle a 20 ans environ, et assez
foudroyante dans son application puisque de nombreux logiciels
commerciaux, et pas seulement académiques ou propriétés de
quelques rares industriels, sont utilisés à travers le monde
(voir le site web
qui propose des liens vers quelques uns de ces logiciels).
Nous allons décrire deux méthodes d’optimisation topologique
de forme : tout d’abord la méthode d’homogénéisation, puis
celle des lignes de niveau. Ce ne sont pas les seules approches
possibles mais probablement les plus populaires. Citons pour
mémoire quelques autres méthodes : algorithmes évolutionnaires,
gradient topologique (ce dernier peut d’ailleurs être couplé
à la méthode des lignes de niveau). Pour des références à ce
sujet nous renvoyons à [1].
Méthode d’homogénéisation : de l’importance des matériaux composites
De manière grossière l’idée sous-jacente à la méthode d’homogénéisation
est de transformer un problème d’optimisation de formes en un problème
d’optimisation d’une densité de matière. En tout point de l’espace
cette densité est une valeur entre 0 et 1, 0 correspondant à un trou
ou du vide (pas de matière), 1 correspondant à du matériau plein, et
les valeurs intermédiaires, par exemple 0.5, correspondant à un matériau
poreux (avec plein de micro-pores ; pensez à une éponge ou de la mousse).
Autrement dit, on remplace le problème original d’optimisation de
formes, qui est un problème d’optimisation discrète du type 0/1
(vide ou matière en chaque point d’espace), par un nouveau problème
d’optimisation d’une densité de matière, qui est un problème
d’optimisation continue où la variable de densité parcourt l’intervalle
complet $[0,1]$. Avec cette nouvelle approche on n’est plus prisonnier
de la paramétrisation des formes proposée par Hadamard (la topologie
va pouvoir changer !) et, par ailleurs, les problèmes d’optimisation
continue sont notoirement plus faciles à résoudre que ceux d’optimisation
discrète, en particulier car il est facile de définir et d’utiliser
numériquement des notions adéquates de dérivée ou gradient.
Cet argument parait lumineux et évident mais il y a un petit
hic... Nous venons d’employer les expressions « transformer »
ou « remplacer » en parlant du passage du problème original au
nouveau : cela cache une difficulté fondamentale ! Est-ce bien
le même problème que nous allons résoudre ou bien ne sommes
nous pas en train d’inventer un autre problème, facile à
résoudre, mais sans aucun lien avec celui qui nous motivait ?
C’est ici que les mathématiques interviennent de manière
fondamentale car il existe de nombreuses manières de
transformer un problème d’optimisation, de le « généraliser »
pour qu’il devienne facile à résoudre, mais en général il
n’existe qu’une seule façon de le généraliser a minima
pour qu’il soit, d’une part facile, et d’autre part
(et surtout !) identique, dans un certain sens, au
problème d’origine. La branche des mathématiques qui
s’intéresse à ces questions d’optimisation et de calcul
des variations appelle cette procédure de « généralisation
au plus juste » la relaxation (voir bloc dépliable 5).
Nous pouvons maintenant décrire la méthode
d’homogénéisation en optimisation topologique
de formes. Il s’agit d’optimiser, non plus une
forme, mais une densité de matière et une
microstructure de matériau composite. On peut
montrer que ces deux variables s’optimisent de
manière presque indépendantes : la microstructure optimale
est connue explicitement et localement en chaque point
de l’espace, pourvu que l’on connaisse la déformation
ou la contrainte subie, tandis que la densité s’optimise
numériquement et globalement, encore une fois par un
algorithme de type gradient. Ce type d’approche
micro-macro ou local/global est extrêmement
efficace et populaire en optimisation de formes
mais aussi dans de nombreux autres domaines de
la mécanique. La méthode d’homogénéisation est
très rapide car, d’une part, l’optimisation locale
de la microstructure est analytique (donc immédiate),
et d’autre part, il n’est plus besoin de remailler
puisqu’on ne suit pas une forme qui bouge mais on
capture une densité de matière sur un maillage fixe.
Évidemment, il n’y a plus aucune contrainte topologique :
les trous peuvent apparaître ou disparaître au gré des
variations de la densité. Il s’agit donc bien d’un
algorithme qui permet de changer et d’optimiser la
topologie.
Pour illustrer la méthode nous présentons deux
cas test sous forme de film, ci-dessous, qui
correspondent à des consoles optimales, courte
ou longue (rappelons que le bord de gauche est
fixé tandis qu’une force verticale est appliquée
au milieu du bord de droite).
Nous traçons la densité de matière, représentée
par un niveau de gris, noir correspondant à du
matériau plein, blanc correspondant à du vide.
Si le premier exemple (console optimale courte)
conduit bien, dans un premier temps, à une forme assez clairement dessinée
(deux barres se joignant à angle droit au point
d’application de la force), le deuxième exemple
(console optimale longue) est un peu déroutant
puisqu’il contient de larges zones de gris, indiquant
la présence de matériau composite. L’utilisation de
matériaux composites est courante de nos jours, mais
pour d’autres raisons (faisabilité, coût, autres
propriétés) il peut être souhaitable d’obtenir
une solution optimale qui soit vraiment une forme
(densité 0 ou 1 seulement) et pas un matériau
composite (densité prenant toutes les valeurs
entre 0 et 1). C’est à nouveau la notion de relaxation
qui va permettre de contourner cette dernière
difficulté. En effet, la théorie mathématique
de la relaxation affirme que, près de toute solution
optimale « relaxée » (c’est-à-dire un matériau composite),
on peut trouver une forme classique, solution quasi-optimale,
aussi proche que l’on veut de l’optimum absolu. L’idée
pour retrouver cette forme classique proche de notre
forme composite est de pénaliser les matériaux composites
à la fin de l’optimisation numérique. Il suffit pour cela
d’ajouter à la fonction objectif un terme proportionnel
au volume de composite. On ne fait cela qu’après avoir
convergé préalablement vers une solution composite optimale
pour éviter de rester « coincé » dans un optimum local.
On applique cette procédure de pénalisation aux
deux consoles optimales et les films ci-dessous se
terminent par une étape de pénalisation qui s’enchaine
immédiatement après l’obtention d’une forme composite optimale.
Si la console optimale courte ne change pas beaucoup, il
n’en est pas de même pour la console optimale longue
qui se transforme en un treillis de barres, réminiscent
de nombreuses structures en génie civil ou mécanique.
Comme par magie diraient certains, mais rappelons encore
une fois que çà n’est pas de la magie et seulement la conséquence
logique du théorème de relaxation évoqué plus haut.
Insistons aussi sur le fait que les matériaux composites
utilisés dans la méthode d’homogénéisation ne sont pas
décrits uniquement par une densité de matière mais aussi
par une microstructure de trous : la pénalisation ne fait
que révéler à l’échelle (visible) du maillage cette microstructure
essentielle mais restée cachée à une échelle sous-maille.
Un des grands atouts de la méthode d’homogénéisation est
qu’elle fonctionne aussi bien en dimension trois d’espace
qu’en dimension deux (ce qui n’est pas le cas, en pratique
et à l’heure actuelle, de la méthode
d’optimisation géométrique d’Hadamard). Ainsi nous proposons
dans le film ci-dessous la forme d’un pilone optimal dont seul
les trois quarts sont tracés pour mieux en apprécier la structure.
Le film ci-dessous présente un pont optimal pour lequel
seuls les renforts latéraux sont optimisables (mais pas
le tablier qui est fixe). Dans les deux films précédents
on enchaine encore les phases d’optimisation de la forme
composite et de pénalisation.
Finissons cette brève
description en disant que l’expérience montre qu’en général
cette méthode converge vers des optima globaux et non pas
locaux. En effet, si on change les initialisations on obtient
les mêmes résultats : c’est manifeste sur les exemples
ci-dessous qui reprennent le cas test de la console optimale
longue avec deux initialisations « étranges », d’une part
la structure optimale « à l’envers », et d’autre part
le portrait célèbre d’un héros révolutionnaire qui,
quoi qu’on en pense, n’a aucune raison d’être de forme
optimale !
Méthode des lignes de niveaux : Hadamard ressuscité !
La méthode d’homogénéisation est un grand succès pour
l’optimisation topologique de formes. La plupart des
logiciels industriels et commerciaux en utilisent une
version simplifiée, appelée SIMP (pour « solid
isotropic material with penalization »). Néanmoins,
la théorie mathématique n’est vraiment complète que
pour des fonctions objectifs du type de la compliance
et, de même, la pratique numérique est plus délicate
pour des fonctions objectifs quelconques (différentes
de la compliance), notamment la phase de pénalisation
qui peut devenir délicate à piloter. Pour cette raison
les chercheurs ont continué à travailler sur de nouvelles
pistes en optimisation topologique. Au début des années
2000 est apparu une nouvelle approche à la fois simple
et puissante : la méthode des lignes de niveaux. Celle-ci
repose sur deux ingrédients : d’une part l’algorithme des
lignes de niveaux, mis au point par S. Osher et J. Sethian
à la fin des années 1980 pour la propagation de fronts
(en combustion, croissance de cristaux, mécanique des
fluides, imagerie, etc.), et d’autre part la dérivation
par rapport au domaine, au sens d’Hadamard. Cette approche
a remis au goût du jour les travaux d’Hadamard et les a
fait découvrir par toute une communauté d’ingénieurs :
on peut vraiment parler de résurrection ! En deux mots,
l’algorithme des lignes de niveaux consiste à repérer le
bord d’une forme comme la ligne de niveau 0 d’une certaine
fonction $\psi$ (voir bloc dépliable 6).
L’algorithme numérique que nous en déduisons apparaît
comme une combinaison des deux précédents.
Comme pour le premier algorithme d’optimisation
géométrique de formes (voir la deuxième partie de
cet article en trois parties), il repose sur la dérivée par
rapport au domaine d’Hadamard qui donne la vitesse
d’avancement du bord de la forme. Comme pour le
deuxième algorithme d’optimisation topologique de
formes par la méthode d’homogénéisation, il n’utilise
pas un maillage exact, et donc mobile, de la forme mais
plutôt un maillage fixe sur lequel on capture une
forme représentée par la fonction de lignes de niveau
$\psi$. C’est donc un algorithme très peu
coûteux en temps de calcul qui permet à nouveau
d’optimiser la topologie des formes.
Nous reprenons dans les films ci-dessous les deux
exemples de minimisation de la compliance pour une
console, courte ou longue, calculés par cette nouvelle
méthode.
Comme précédemment le
code couleur est noir pour du matériau plein à
l’intérieur de la forme, blanc pour du vide à
l’extérieur de la forme, et gris pour les cellules
du maillage coupées par le bord de la forme.
Ici cette zone de gris est strictement limitée
au bord de la forme, ne peut pas s’étaler et
n’a rien à voir avec du matériau composite...
On retrouve les mêmes résultats qu’avec la
méthode d’homogénéisation. Comme pour celle-ci
un des grands atouts de la méthode des lignes
de niveaux est qu’elle fonctionne aussi bien en
dimension trois d’espace qu’en dimension deux.
Ainsi le film qui suit montre la forme optimale
d’une chaise reposant sur ces quatre pieds et
avec appui sur l’assise et le dossier.
Le film ci-dessous donne la forme optimale
d’un dôme « sous-marin » fixé en cinq points sur sa base et
dont la surface, ou le bord, est soumis à une force de pression
uniforme.
Le film suivant représente la forme optimale d’une
« micro-pince » qui, étant fixée aux quatre coins de
sa base, pince en fermant ses « mâchoires » sur la
face supérieure lorsqu’on tire latéralement sur
des actionneurs en bas des faces avant et arrière
(le film est plus parlant que le commentaire !).
L’influence de l’initialisation est ici un peu plus
importante que pour la méthode d’homogénéisation :
c’est pourquoi nous initialisons nos calculs avec
beaucoup de trous, ou bien nous utilisons un ingrédient
supplémentaire, appelé gradient topologique, pour permettre
la nucléation de nouveaux trous. Néanmoins, dans ces cas
l’expérience numérique montre à nouveau qu’en général
la méthode converge vers des optima globaux dont la
topologie est inconnue a priori lors de l’initialisation. Pour s’en
convaincre, nous proposons ci-dessous le film d’une expérience
numérique « politiquement correcte » qui consiste à
optimiser la solidité du président Obama, considéré
comme une console verticale (transmettant une force
horizontale appliquée au milieu du bord supérieur à
un mur de soutien sur le bord inférieur). Les Etats-Unis
ont besoin d’un président fort !
Au delà de son aspect ludique, ce dernier exemple montre
la versatilité et la robustesse de la méthode des lignes
de niveau en optimisation de formes qui devrait être
promise à un bel avenir comme son ainée, la méthode d’homogénéisation.
Concluons ce long article en renvoyant le lecteur curieux
d’en connaitre plus à la
page web
de notre équipe de recherche [3]
où l’on peut trouver d’autres films, des publications,
des logiciels et des liens vers d’autres sites internet
consacrés à l’optimisation de formes.
Notes
[1] G. Allaire,
Conception optimale de structures,
Collection Mathématiques et Applications, Vol. 58, Springer Verlag (2007)
[2] S. Osher, R. Fedkiw,
Level set methods and dynamic implicit surfaces .
Applied mathematical sciences, Vol. 153, Springer Verlag (2003)
[3] G. Allaire, F. Jouve, O. Pantz et al.,
Groupe d’optimisation de formes du CMAP,
Ecole Polytechnique.
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Pour citer cet article :
Grégoire Allaire, François Jouve — «Design et formes optimales (III)» — Images des Mathématiques, CNRS, 2009
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