Du côté des lettres – Autour du groupe Nicolas Bourbaki à l’issue du deuxième conflit mondial
Une lettre de Jean Delsarte à Henri Cartan – PREMIER VOLET
Piste rouge Le 10 février 2021 Voir les commentaires
Une lettre de Jean Delsarte à Henri Cartan – PREMIER VOLET
Nous proposons une analyse en deux volets d’une lettre de Jean Delsarte à Henri Cartan datée du 18 mars 1947, laquelle contribue à cerner la situation du groupe Bourbaki à l’issue du deuxième conflit mondial. Le premier volet porte sur l’impossible retour d’André Weil en France, le second volet sur l’épuration administrative et judiciaire du théoricien des nombres Charles Pisot, ce dernier rejoignant Bourbaki en septembre 1938, avant de s’en éloigner au début des années 1950.
1. Un fragment issu d’échanges épistolaires pléthoriques
Indiquons en préambule que toute une série d’échanges épistolaires, encore très partiellement collectés et exploités à ce jour, permettent de documenter le travail collectif mené par le groupe Nicolas Bourbaki depuis sa création entre décembre 1934 et juillet 1935 [1]. Ces lettres aident également à mieux cerner son ancrage institutionnel ainsi que les soutiens académiques dont il bénéficie bien au-delà des sciences mathématiques. Ces échanges épistolaires sont conservés pour l’essentiel dans trois fonds distincts aux Archives de l’Académie des sciences : le fonds André Weil, actuellement divisé en deux versements [2] ; le fonds Henri Cartan, composé d’une quarantaine de cartons de correspondance, qui est en cours d’inventaire depuis le début des années 2010 et est inaccessible pour cette raison ; le fonds ancien du groupe Nicolas Bourbaki déposé en 2007 après avoir été étudié et intégralement numérisé par une équipe constituée au début des années 2000 autour des historien.ne.s des mathématiques Christian Houzel et Liliane Beaulieu. Parmi les documents issus de ce troisième et dernier fonds, on compte un peu moins de 180 lettres [3]. La majeure partie d’entre elles étaient initialement en la possession d’Henri Cartan. Il s’agit pour l’essentiel de lettres que lui adressèrent des membres fondateurs de Bourbaki tels que Jean Delsarte, Jean Dieudonné et André Weil entre janvier 1946 et juin 1948. Une telle série de lettres documente donc de manière saisissante le devenir du groupe et de ses membres à l’issue du deuxième conflit mondial. Ce faisant, elle complète substantiellement la correspondance entre Henri Cartan et André Weil publiée par les soins de Michèle Audin (Audin 2011).
La lettre que nous entendons présenter et commenter fait justement partie de cette série. Écrite par Jean Delsarte et destinée à Henri Cartan, elle est datée du 18 mars 1947 et est envoyée depuis l’Institute for Advanced Study (Princeton) [4]. Jean Delsarte y effectue en effet un séjour de recherche entre la fin du mois de janvier et le début du mois de mai, sachant qu’il occupe entre 1945 et 1949 les fonctions de doyen de la faculté des sciences de Nancy (Eguether 2003).
Pour qu’elle fasse vraiment sens, il convient de la resituer à l’intérieur des échanges épistolaires réguliers qu’entretiennent alors Jean Delsarte et Henri Cartan. Nous reproduisons ci-après un portrait photographique inédit d’Henri Cartan, datant de l’immédiat après-guerre et réalisé par le studio du célèbre photographe et galeriste Paul Facchetti [6]. Ce dernier exerce alors au 198, rue Saint-Jacques, à quelques pas seulement de l’Institut Henri-Poincaré et de l’École normale supérieure [7]. Les contrastes lumineux figurant sur ce portrait d’Henri Cartan sont caractéristiques du style de Paul Facchetti [8].
Il s’agit également de noter qu’exactement à la même date, Jean Delsarte adresse en parallèle un long courrier à André Weil, qui est actuellement conservé dans le fonds Weil [9]. Enfin, diverses pièces administratives conservées aux Archives du Collège de France et aux Archives nationales nous aideront à contrôler l’interprétation de cette lettre de Jean Delsarte à Henri Cartan. Notre objectif n’est pas de la commenter en détail, mais de nous focaliser sur deux extraits. Le premier d’entre eux est examiné dans le présent volet et il nous renseigne sur les stratégies mises en œuvre par Bourbaki pour permettre le retour d’André Weil en France, ce dernier ayant été contraint à l’exil aux États-Unis sous l’Occupation avant d’enseigner à l’Université de São Paulo entre 1945 et 1947.
Le second extrait sera étudié dans le cadre d’un prochain volet consacré à l’épuration administrative et judiciaire de Charles Pisot, un membre non fondateur de Bourbaki qui exerça comme assistant scientifique dans l’Allemagne nazie entre l’automne 1940 et le printemps 1945.
2. L’impossible retour d’André Weil en France
Le parcours d’André Weil durant la Drôle de guerre et le début de la période de l’Occupation a été reconstitué avec minutie par Michèle Audin dans l’appareil de notes qui accompagne la correspondance Cartan – Weil éditée par ses soins (Audin, 2011, p. 482-483). Indiquons qu’avant le déclenchement des hostilités, Weil était maître de conférences à l’Université de Strasbourg. S’étant soustrait à ses obligations militaires, il est révoqué de ce poste le 19 janvier 1940, incarcéré à la prison de Bonne-Nouvelle à partir de février 1940, jugé pour insoumission en mai 1940 et intégré à une unité combattante avant d’être démobilisé à l’issue de la débâcle. Les Weil quittent la France pour les États-Unis en janvier 1941. Leur exil s’effectue dans le cadre de la mission Rapkine, le biologiste Louis Rapkine organisant, à partir de l’automne 1940, le départ vers les États-Unis d’universitaires exerçant en France avec l’appui de la fondation Rockefeller [10]. Un autre membre fondateur de Bourbaki bénéficie du soutien du réseau Rapkine, à savoir Szolem Mandelbrojt qui est élu au Collège de France en mai 1938 et est mis à la retraite en décembre 1940 par application de la première loi portant statut des Juifs [11].
2.1. Trois options écartées quasiment en même temps
Alors que Mandelbrojt est réintégré dans ses fonctions à la Libération, la perspective d’un retour de Weil en France s’avère bien plus délicate, comme en témoigne la correspondance dense et fournie que s’échangent les membres du noyau dur de Bourbaki entre le printemps 1946 et l’été 1947 [12]. André Weil exerce à l’Université de São Paulo depuis 1945 et trois options sont alors mises sur la table afin de lui permettre de poursuivre une carrière universitaire en France : son éventuelle élection sur une chaire au Collège de France, la création d’une chaire d’arithmétique supérieure à la faculté des sciences de l’Université de Nancy et enfin un poste de direction de recherche au Centre national de la recherche scientifique.
2.1.1. L’échec au Collège de France
L’option du Collège de France est définitivement écartée le 16 février 1947 avec l’élection de Jean Leray sur la chaire de théorie des équations fonctionnelles et différentielles, par 32 suffrages contre un seul à André Weil, au terme d’une campagne de plusieurs mois ayant mobilisé Henri Cartan et Jean Delsarte pour soutenir la candidature d’André Weil [13]. Jean Leray succède ainsi à Henri Lebesgue, décédé en 1941, dont la chaire avait été laissée vacante depuis cette date [14]. L’issue de l’élection de Jean Leray est définitivement scellée dès le 24 novembre 1946, comme en atteste un rapport présenté à cette date par le géologue Paul Fallot devant l’assemblée du Collège de France pour justifier la création de cette chaire
Les travaux scientifiques de Jean Leray y sont mis en exergue, doublés d’une mise en avant de son attitude jugée exemplaire lorsqu’il fut officier prisonnier de guerre dans l’Oflag XVII A de l’été 1940 au printemps 1945 [15]. Par ailleurs, le rapport que présente Szolem Mandelbrojt sur les candidats à cette chaire lors de l’assemblée des professeurs du 16 février 1947 s’achève en ces termes :
« André Weil est un très grand mathématicien mais il n’y a pas lieu de parler ici de ses travaux, car il n’y a aucun lien entre l’œuvre de Weil et le titre de la chaire créée [16]. »
Conformément aux conclusions de Szolem Mandelbrojt, l’issue de cette élection est sans appel et Henri Cartan en annonce le résultat à André Weil dans une lettre datée du 4 mars 1947 (Audin 2011, p. 190). La réponse d’André Weil, datée du 14 mars 1947, s’achève sur le post-scriptum suivant :
« Pour la beauté du fait, je serais bien curieux de savoir qui est le héros, ou le distrait, qui m’a accordé sa voix au Collège ??? »
Il s’agit en fait du physicien Francis Perrin, fraîchement élu au Collège de France en 1946 sur une chaire de physique atomique et moléculaire [17]. Nous reviendrons sur ce point à la toute fin du présent article.
À la suite de cet échec d’André Weil au Collège de France, Jean Delsarte annonce, dans sa lettre à Cartan du 18 mars 1947, qu’André Weil vient d’accepter une proposition de Marshall Stone l’invitant à rejoindre l’Université de Chicago.
2.1.2. Deux autres options fortement compromises
Qu’en est-il des deux autres options susceptibles de permettre le retour de Weil en France ? Dans la lettre de Jean Delsarte à Henri Cartan du 18 mars 1947, on apprend tout d’abord qu’André Weil entend maintenir « sa candidature à une direction de recherche jusqu’à ce que le contrat soit signé » avec l’Université de Chicago. L’idée d’une candidature d’André Weil à une direction de recherche lui a été suggérée par Louis Rapkine au plus tard en novembre 1946 (Audin 2011, p. 557). André Weil bénéficie ensuite de l’appui institutionnel d’Henri Cartan. Entre janvier et février 1947, ce dernier effectue toute une série de démarches afin de favoriser la nomination d’André Weil au CNRS [18]. Henri Cartan cherche notamment l’appui du mathématicien Joseph Pérès, alors sous-directeur du CNRS, dont la réponse en date du 21 février 1947 est sans ambiguïté : les chances d’André Weil à un poste de direction de recherche au CNRS sont extrêmement réduites [19].
Voici en effet comment cette lettre débute :
« J’aurais déjà dû vous écrire le résultat de mes conversations [20] au sujet de l’attribution d’une direction de recherches à André Weil. L’ambiance n’est pas très favorable et je ne peux pas du tout vous garantir le succès d’une proposition faite à cet effet.
Il y aurait certainement des oppositions assez vives et, chez d’autres, la crainte de se trouver désarmé devant d’autres demandes, bien moins intéressantes à coup sûr.
Il ne me paraît donc pas indiqué que Weil pose officiellement sa candidature. Vous m’aviez d’ailleurs dit, je crois, que vous ne l’engageriez à le faire que si on avait une quasi-certitude de succès et ce n’est pas le cas. »
De son côté, Jean Delsarte interprète immédiatement de telles oppositions en fonction des rapports de concurrence ayant opposé Jean Leray et André Weil au Collège de France. Dans sa lettre à Henri Cartan du 18 mars 1947, Jean Delsarte estime en effet qu’en rejoignant Chicago, André Weil n’aura pas à affronter une nouvelle fois « l’immanquable laïus de Leray, où il aurait été question de l’honneur de la France et de l’héroïsme des prisonniers de 1940 ». Jean Delsarte fait très directement référence au récit de captivité de Jean Leray tel qu’il a été relayé par Henri Villat à l’Académie des sciences dès 1944, puis par Paul Fallot au Collège de France à l’automne 1946, afin de lui assurer une consécration scientifique pleine et entière.
Nous verrons ci-après pourquoi la troisième option envisagée par les membres de Bourbaki, à savoir la création d’une chaire d’arithmétique supérieure pour André Weil à Nancy, ne s’est pas non plus concrétisée.
2.2. Pierre Auger : l’un des principaux soutiens institutionnels de Bourbaki
La suite de la lettre de Jean Delsarte à Henri Cartan mérite toute notre attention, dans la mesure où elle contribue à identifier l’un des principaux soutiens du groupe Bourbaki dans le champ académique, à savoir le physicien Pierre Auger [21] qui séjourne à Princeton de la mi-mars jusqu’au début du mois d’avril 1947. Jean Delsarte s’entretient avec Pierre Auger le 17 mars 1947, leurs échanges ayant manifestement motivé Jean Delsarte à écrire dès le lendemain à Henri Cartan et à André Weil. Ces deux courriers comportent d’ailleurs une brève transcription des discussions entre Pierre Auger et Jean Delsarte. Avant de préciser la teneur de leur entretien tel qu’il a été rapporté par Jean Delsarte, il convient de synthétiser brièvement la trajectoire de Pierre Auger durant et après la Deuxième Guerre mondiale. Nous montrerons ce faisant qu’il occupe une position stratégique dans le champ académique à partir de 1945.
2.2.1. Documenter les liens entre Pierre Auger et Jean Delsarte
Au moment du déclenchement du deuxième conflit mondial, Pierre Auger est maître de conférences sur une chaire de physique à la Faculté des sciences de Paris. Engagé à gauche, il fait notamment partie du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes dès sa création en 1934. À l’issue de la débâcle, il est inquiété par la puissance occupante en raison de ses options politiques et il bénéficie avec treize autres universitaires spécialisés dans les sciences exactes, dont André Weil et Szolem Mandelbrojt, du « programme d’assistance de la fondation Rockefeller » (Dosso 2000, p. 36). D’octobre 1941 à 1944, Pierre Auger exerce dans les Universités de Chicago puis de Montréal, tout en s’engageant résolument en faveur de la France libre.
Durant son exil en Amérique du Nord, Auger publie un article qui fera date en vue de réformer les universités en France (Auger 1944) [22]. Jean Delsarte compte justement parmi ses sources d’inspiration. Quelques mois avant le déclenchement du second conflit mondial, Jean Delsarte publie en effet une série de trois articles dans l’objectif d’exposer ses réflexions sur l’enseignement universitaire en France (Delsarte 1939a, 1939b et 1939c). Jean Delsarte déplore alors la multiplication des universités de province ainsi que la concurrence jugée déloyale entre les grandes écoles et les universités [23]. Il prône en particulier « la création de facultés techniques, ainsi que l’établissement de deux types d’universités : les “universités académiques’’ semblables à celles déjà existantes et les “universités nationales’’, au nombre de cinq et consacrées exclusivement à la recherche » (Verschueren 2017, p. 115, note 2).
De son côté, Pierre Auger s’inspire du modèle états-unien, plaidant pour « la création d’un intermédiaire entre le baccalauréat et l’université, un troisième degré d’une durée de trois ans, qu’il propose d’appeler le “collège’’ » (Verschueren, 2017, p. 116). Avec la publication de (Auger 1944), Pierre Auger attire l’attention des « milieux de la France libre », dont le professeur de droit et homme politique René Capitant qui, devenu ministre de l’éducation du gouvernement provisoire, nomme Pierre Auger directeur de l’enseignement supérieur en avril 1945 [24]. Comme le souligne l’historien des sciences Pierre Verschueren, Pierre Auger jouit alors d’une légitimité académique mais aussi politique de tout premier plan, en raison de « son insertion très forte dans les réseaux politiques de la France libre » et du fait de sa « connaissance de première main du champ scientifique anglo-saxon » (Verschueren 2017, p. 113).
Non seulement Jean Delsarte compte parmi les inspirateurs de Pierre Auger lors de la publication de (Auger 1944), mais de plus tous deux participent aux travaux de la commission Langevin-Wallon [25] mise en place par arrêté du 8 novembre 1944, dans l’objectif de transformer en profondeur le système éducatif français à tous les échelons [26]. Les travaux de cette commission resteront finalement lettre morte en 1947, mais le plan de réforme qui s’y dessine demeure « un point de référence pour la construction d’une politique éducative unitaire, se voulant fondée sur la justice et l’égalité » (Verschueren 2017, p. 118-119). En résumé, Jean Delsarte et Pierre Auger partagent des objectifs communs [27] en matière de réforme de l’enseignement supérieur et se sont de ce fait rapprochés à la Libération dans le cadre de la commission Langevin-Wallon. Il n’est donc pas surprenant de voir Jean Delsarte évoquer ses contacts réguliers avec Pierre Auger dans les lettres qu’il fait parvenir à Henri Cartan.
2.2.2. Pierre Auger, un acteur régulièrement sollicité pour faciliter le retour de Weil en France
En raison des fonctions stratégiques qu’il occupe jusqu’en 1948, puisqu’il est alors directeur de l’enseignement supérieur, Pierre Auger permet à Bourbaki de jauger toutes les options mises sur la table pour permettre à André Weil de poursuivre sa carrière universitaire en France. D’après les échanges épistolaires entre Jean Delsarte et Henri Cartan, Auger s’engage même très directement aux côtés du noyau dur de Bourbaki afin de favoriser le retour d’André Weil en France. Nous pouvons mentionner à cet effet les lettres de Jean Delsarte à Henri Cartan du 27 octobre 1946 [28] et du 22 novembre 1946 [29]. Dans cette dernière lettre, Jean Delsarte estime que Pierre Auger serait « assez disposé à faire un effort financier pour créer une chaire d’arithmétique supérieure à Nancy, chaire qui serait destinée à Weil ». Plus concrètement, Jean Delsarte se saisit de l’opportunité d’un départ imminent de son collègue Jean Capelle, en poste à Nancy depuis 1942 sur une chaire de mathématiques appliquées [30], pour préparer le recrutement d’André Weil à la faculté des sciences de Nancy. Il s’agit là d’une solution de repli, préparée par Jean Delsarte à mesure que s’amenuisent les chances d’une élection d’André Weil au Collège de France. Lors de son entretien avec Pierre Auger à Princeton, Jean Delsarte aborde une nouvelle fois cette option d’un recrutement d’André Weil à Nancy, comme en témoigne le passage suivant de sa lettre à Henri Cartan du 18 mars 1947 que nous analysons ici :
« J’ai vu Auger hier. Il est ici pour 3 semaines. Je lui ai annoncé l’acceptation [31] de W. Voici, la conversation à peu près : Moi : Tout cela est tout de même bien dommage, voici Weil perdu pour nous et les Mathématiques en France. Aug. Oui c’est bien dommage. Mais tu as vu, au Collège, nous nous sommes littéralement heurtés à un mur. M. Sans doute ; il aurait fallu créer une chaire pour W.- Aug.- Oui, mais je ne pouvais offrir à un type comme Weil, (sic), une chaire en province. Et créer pour lui une chaire au Collège, ça aurait fait une révolution. – M. Mais W. aurait accepté une chaire d’arithmétique supérieure à Nancy [32] ; je croyais te l’avoir dit… Aug. C’est vrai. Eh bien, si dans un an la chose l’intéresse encore, il n’y a aucune impossibilité…. Qu’en penses-tu ? »
Ce passage appelle trois commentaires. Notons tout d’abord que Pierre Auger s’est directement impliqué pour soutenir la candidature d’André Weil au Collège de France. On en a d’ailleurs une preuve lorsque Jean Delsarte sollicite officiellement Francis Perrin le 18 décembre 1946 pour lui demander de produire un rapport sur les travaux d’André Weil dans le cadre de sa candidature à la chaire de théorie des équations au Collège de France [33]. De fait, Jean Delsarte s’est appuyé en amont sur Pierre Auger pour contacter le plus rapidement possible Francis Perrin – étant précisé que ce dernier est le beau-frère de Pierre Auger.
Lors de l’assemblée des professeurs au Collège de France du 16 février 1947, Francis Perrin ne produit cependant pas de rapport sur André Weil, se contentant d’exposer la « haute valeur [de ses] travaux de mathématiques », avant donc d’apporter le seul et unique suffrage en faveur d’André Weil face à Jean Leray. Indiquons ensuite que Pierre Auger n’exclut pas l’éventualité qu’une chaire d’arithmétique supérieure soit créée pour André Weil à Nancy. Au vu de ce que rapporte Jean Delsarte à Henri Cartan, Pierre Auger se montre cependant prudent, ayant sans doute à l’esprit qu’André Weil est sur le point d’amorcer une carrière à Chicago. Indiquons pour finir que ce passage appelle une réponse de la part d’Henri Cartan. Or, dans sa lettre à Jean Delsarte du 22 mars 1947, Henri Cartan ne revient pas sur l’option d’une carrière universitaire d’André Weil à Nancy [34]. Au bout du compte, la succession de Jean Capelle à Nancy est d’ailleurs assurée par le mathématicien Luc Gauthier qui a soutenu trois ans plus tôt une thèse en géométrie algébrique [35].
Ainsi, au cours de leur entretien tel qu’il est retranscrit dans les lettres à Henri Cartan et à André Weil du 18 mars 1947, Pierre Auger et Jean Delsarte tirent le bilan implacable des diverses tentatives mises en œuvre pour faire revenir André Weil en France : aucune n’a abouti et la proposition qu’André Weil vient d’accepter à l’université de Chicago fait donc dire à Jean Delsarte qu’André Weil est « perdu pour nous et les mathématiques en France ». De fait, André Weil poursuivra sa carrière aux États-Unis, d’abord à Chicago puis à Princeton. Les pièces que nous avons rassemblées contribuent ce faisant à remettre en contexte les souvenirs d’André Weil qui s’achèvent en ces termes :
« Mes amis parisiens crurent pouvoir me faire nommer à une chaire du Collège de France devenue vacante par la retraite de Lebesgue ; ils y échouèrent. Heureusement pour moi mon ami Marshall Stone venait d’être nommé chef du département de mathématique à Chicago, avec mission de le renouveler de fond en comble ; il m’y offrit une chaire que j’acceptai. Je m’y rendis à l’automne de 1947, avec Éveline et nos deux filles, dont la cadette, Nicolette, était née le jour de la Saint-Nicolas, le 6 décembre 1946. Je ne quittai l’Université de Chicago qu’en 1958, pour l’Institute for Advanced Study de Princeton. J’y pris ma retraite en 1976. À présent je puis enfin, non sans quelque mélancolie, prendre congé de ces souvenirs [36]. »
Pour finir, nous pouvons observer que l’éclatement du groupe Bourbaki, occasionné par le départ de Claude Chevalley pour Princeton à l’automne 1938, puis par l’exil d’André Weil à l’issue de la débâcle, persiste dans ses grandes lignes durant l’immédiat après-guerre.
3. Bibliographie
Michèle Audin, Correspondance entre Henri Cartan et André Weil (1928-1991), Paris, Société mathématique de France, 2011.
Pierre Auger, « Un projet de réforme de l’Université de France », Revue d’Alger, 3, 1944, p. 34-58.
Liliane Beaulieu, Bourbaki, une histoire du groupe de mathématiciens français et de ses travaux (1934-1944), thèse de doctorat, Université de Montréal, 1989.
Françoise Birck « De l’institut électrotechnique de Nancy à l’École nationale supérieure d’électricité et de mécanique », in Françoise Birck et André Grelon (éditeurs), Un siècle de formation des ingénieurs électriciens, Ancrage local et dynamique européenne, l’exemple de Nancy, Paris, éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2006, p. 23-88.
Françoise Birck, « L’environnement professionnel du mathématicien nancéien Jean Delsarte, et ses propositions de réforme de l’enseignement supérieur », en préparation.
Jean Delsarte, « De l’organisation de la recherche scientifique », Revue scientifique 77 (1), janvier 1939, p. 1-3.
Jean Delsarte, « De l’enseignement supérieur en France et spécialement des facultés des sciences », Revue scientifique 77 (3), mars 1939, p. 140-143.
Jean Delsarte, « Sur un projet de réforme de l’enseignement supérieur », Revue scientifique 77 (5), mai 1939, p. 299-303.
Diane Dosso, Louis Rapkine (1904-1948) et la mobilisation scientifique de la France libre, thèse de doctorat (Université de Paris VII, 1998).
Diane Dosso, « Les scientifiques français réfugiés en Amérique et la France Libre », Matériaux pour l’histoire de notre temps, n°60, 2000, p. 34-40.
Christophe Eckes, « Captivité et consécration scientifique : reconsidérer la trajectoire académique du mathématicien prisonnier de guerre Jean Leray (1940-1947) », Genèses, n°121, 2020, p. 31-51.
Gérard Eguether, « Jean Delsarte », in Daniel Barlet (dir.), Cent ans de mathématiques à Nancy, p. 25-30.
Hélène Gispert, « La rhétorique à propos des intitulés des chaires de mathématiques (1860-1950), les dessous d’une permanence au Collège de France », in Wolf Feuerhahn (dir.), La politique des chaires au Collège de France, Paris, Collège de France – les Belles Lettres, 2017, p. 317-348.
Juliette Leloup, L’entre-deux-guerres mathématique à travers les thèses soutenues en France, thèse de doctorat, Université Pierre et Marie Curie, 2009.
Pierre Verschueren, Des savants aux chercheurs, les sciences physiques comme métier (France, 1945-1968), thèse de doctorat, Université Paris 1, 2017.
Frédérique Villemur, Paul Facchetti, photographe, Arles, Actes Sud, 2007.
André Weil, Souvenirs d’un apprentissage, Basel, Berlin, Boston, Springer, 1991.
Je remercie vivement Laurent Rollet de m’avoir encouragé à faire cette proposition de contribution pour Images des mathématiques. Je tiens également à remercier Hélène Gispert, dont les remarques bienveillantes m’ont grandement permis d’améliorer mon texte. Je souhaite exprimer ma gratitude envers Sylvie Weil et Françoise Cartan-Adam pour les clichés photographiques qu’elles ont eu la gentillesse de me communiquer. Je remercie Jean-Paul Agosti, fils du photographe et galeriste Paul Facchetti, de m’avoir autorisé à reproduire à titre gracieux le portrait photographique d’Henri Cartan réalisé par le studio Facchetti. Enfin, je suis très reconnaissant aux relectrices et relecteurs connu.es sous les noms ou pseudonymes suivants : Mathieu Mourichoux, Karim Slimani et Odile Chatirichvili.
Notes
[1] Sur les dix premières années d’existence du groupe Bourbaki, on pourra se référer à (Beaulieu 1989).
[2] Le premier versement est conservé sous la cote 45J, le second sous la cote 33J aux Archives de l’Académie des sciences.
[3] Le fonds Jean Delsarte, qui est conservé à la bibliothèque de l’Institut Élie Cartan (IECL) à Vandœuvre-lès-Nancy, comporte très peu de lettres. Le fonds Jean Dieudonné déposé à l’Académie des sciences ne contient malheureusement que des pièces postérieures à 1968. À notre connaissance, aucun fonds Claude Chevalley ou Charles Ehresmann n’a été déposé dans des archives ou des bibliothèques.
[4] Lettre de Jean Delsarte à Henri Cartan du 18 mars 1947, Archives de l’Académie des sciences, fonds Nicolas Bourbaki, HCCO 114.
[5] Un tirage de ce portrait est conservé à la bibliothèque de l’Institut Élie Cartan, site de Vandœuvre-lès-Nancy, fonds Jean Delsarte, cote 11 DIV-07.
[6] Ce portrait nous a été communiqué par Françoise Adam, fille d’Henri Cartan. Jean-Paul Agosti, fils de Paul Facchetti, nous a autorisé à le reproduire à titre gracieux.
[7] À partir de 1948, le studio Facchetti s’installe au 17, rue de Lille. Il est transformé en galerie d’art en 1951 et accueillera notamment la première exposition européenne du peintre expressionniste abstrait Jackson Pollock en 1952.
[8] Ce dernier comptera ensuite parmi les représentants de la Subjektive Fotografie, fondée par le photographe allemand Otto Steinert au début des années 1950. L’un des traits de ce mouvement consiste justement à faire ressortir les lignes d’ombre et de lumière dans des compositions photographiques. Pour plus de détails sur l’œuvre photographique de Paul Facchetti, on pourra se reporter à (Villemur 2007).
[9] Lettre de Jean Delsarte à André Weil du 18 mars 1947, Archives de l’Académie des sciences, fonds André Weil, complément 33J.
[10] Pour plus de détails concernant la mission Rapkine, voir (Dosso, 1998).
[11] Szolem Mandelbrojt s’éloigne de Bourbaki dès 1937, mais demeure l’un de ses principaux appuis institutionnels après cette date.
[12] Les membres du noyau dur de Bourbaki sont alors Henri Cartan, Claude Chevalley, Jean Delsarte, Jean Dieudonné et André Weil, Jean de Possel s’étant définitivement éloigné du groupe après 1946.
[13] L’historique de cette mobilisation est minutieusement décrit dans (Audin 2011, p. 553-557). Jean Delsarte souhaitait ainsi qu’une chaire d’Analyse et arithmétique générales, taillée sur mesure pour Weil, soit créée au Collège de France. Les membres de Bourbaki doivent tout d’abord affronter la concurrence de Maurice Fréchet qui, à partir d’octobre 1946, entend y être élu sur une chaire d’Analyse générale et de Calcul des probabilités. Vient donc ensuite la candidature de Jean Leray dès le début du mois de novembre de la même année.
[14] Comme l’a cependant établi Hélène Gispert dans (Gispert 2017) à l’appui d’archives administratives conservées au Collège de France, la chaire d’Henri Lebesgue a en réalité été réservée dès le mois de mars 1943 à un mathématicien prisonnier de guerre. Il ne peut s’agir que de Jean Leray.
[15] Pour une analyse critique de ce récit de captivité, voir en particulier (Eckes 2020).
[16] Rapport sur les candidatures à la chaire de théorie des équations fonctionnelles et différentielles, présenté par Szolem Mandelbrojt le 16 février 1947, Archives du Collège de France, CDF 276
[17] Henri Cartan annonce le 23 mars 1947 à André Weil que Francis Perrin a donc été le seul à voter en sa faveur (Audin 2011, p. 209). Cette indication figure également dans la lettre d’Henri Cartan à Jean Delsarte du 22 mars 1947 en réponse à celle de Jean Delsarte du 18 mars 1947. La lettre d’Henri Cartan à Jean Delsarte du 22 mars 1947 est conservée sous la cote HCCO 116 dans le fonds Nicolas Bourbaki aux Archives de l’Académie des sciences.
[18] On trouve, dans la lettre d’Henri Cartan à André Weil du 14 février 1947, un bilan détaillé des initiatives mises en œuvre par Henri Cartan pour favoriser la nomination d’André Weil au CNRS. Voir à ce propos (Audin 2011, p. 174).
[19] Lettre de Joseph Pérès à Henri Cartan du 21 février 1947, Archives de l’Académie des sciences, fonds Nicolas Bourbaki, HCCO 97. Cette lettre a été transcrite et reproduite dans (Audin 2011, p. 557).
[20] Dans (Audin 2011, p. 557), cette expression a malencontreusement été transcrite par « nos conversations. » En réalité, Pérès écrit bien « mes conversations », indiquant ainsi à Henri Cartan avoir sollicité des tierces personnes, sans doute à la direction du CNRS, au sujet de la candidature d’André Weil.
[21] Le nom de Pierre Auger est également signalé par Henri Cartan dans sa lettre à André Weil du 14 février 1947. Henri Cartan siège alors au comité consultatif des universités et, lors de la réunion du comité de janvier, il sollicite très directement Pierre Auger, alors directeur de l’enseignement supérieur, au sujet d’un éventuel retour d’André Weil en France
[22] Un exemplaire de cet article figure dans le fonds Jean Delsarte sous la cote Div. 01-1, pièce n°2011.
[23] Ces articles de Jean Delsarte ont été publiés dans la Revue scientifique et ils ont été examinés par l’historienne Françoise Birck dans un chapitre d’ouvrage en préparation, qui est intitulé « L’environnement professionnel du mathématicien nancéien Jean Delsarte, et ses propositions de réforme de l’enseignement supérieur ».
[24] Pierre Auger reste à ce poste jusqu’au mois d’avril 1948.
[25] Du nom de ses deux présidents successifs, à savoir le physicien Paul Langevin, décédé en 1946, et le psychologue Henri Wallon.
[26] Pour plus de détails sur l’implication de Jean Delsarte au sein de la commission Langevin-Wallon, voir à nouveau (Birck, en préparation).
[27] Pierre Auger et Jean Delsarte ne sont cependant pas du même bord politique. Jean Delsarte est un homme de droite (Birck, en préparation) et (Verschueren 2017, p. 115 note 2), alors que Pierre Auger est marqué à gauche.
[28] Lettre de Jean Delsarte à Henri Cartan du 27 octobre 1946, Archives de l’Académie des sciences, fonds Nicolas Bourbaki, HCCO52.
[29] Lettre de Jean Delsarte à Henri Cartan du 22 novembre 1946, Archives de l’Académie des sciences, fonds Nicolas Bourbaki HCCO 61.
[30] (Birck 2006, p. 64 et suivantes.) Spécialisé en mathématiques appliquées, Jean Capelle est nommé à Nancy en 1942 sur la chaire de Jean Leray. Bien que prisonnier de guerre dans l’Oflag XVII A jusqu’en 1945, Jean Leray est en effet nommé maître de conférences à la faculté des sciences de Paris en 1942, puis professeur sans chaire en 1943. À partir de janvier 1947, Jean Capelle devient directeur général de l’instruction publique en Afrique-Occidentale française.
[31] Jean Delsarte fait allusion au recrutement d’André Weil à Chicago.
[32] Jean Delsarte évoque longuement cette option dans une lettre à André Weil du 6 janvier 1947, Archives de l’Académie des sciences, fonds André Weil, compléments 33J.
[33] Une copie de cette lettre de Jean Delsarte à Francis Perrin du 18 décembre 1946 est conservée aux Archives de l’Académie des sciences, fonds André Weil, compléments 33J.
[34] Lettre d’Henri Cartan à Jean Delsarte du 22 mars 1947, Archives de l’Académie des sciences, fonds Nicolas Bourbaki, HCCO 116. Dans cette lettre, Henri Cartan aborde essentiellement l’épuration de Charles Pisot qui sera donc au cœur du second volet de notre enquête.
[35] Pour plus de détails sur la thèse de Luc Gauthier, voir (Leloup 2009, p. 204 et suivantes).
[36] (Weil 1991, p. 201). Quelques précisions méritent d’être faites à la lecture de cette citation. Comme nous venons de l’établir, la candidature malheureuse d’André Weil au Collège de France fut soutenue par Henri Cartan et Jean Delsarte, avec l’appui de Pierre Auger et de Francis Perrin. La chaire en question fut libérée après la mort d’Henri Lebesgue.
[37] Je remercie Sylvie Weil de m’avoir autorisé à reproduire cette image. La première lettre d’André Weil à Henri Cartan écrite depuis Chicago date du 5 octobre 1947 et elle est reproduite dans (Audin 2011, p. 253-254).
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Pour citer cet article :
Christophe Eckes — «Du côté des lettres – Autour du groupe Nicolas Bourbaki à l’issue du deuxième conflit mondial » — Images des Mathématiques, CNRS, 2021
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