Éduquer le regard
Ils regardent, observent et interprètent : ils apprennent !
Piste verte Le 20 juin 2019 Voir les commentaires
Pendant plus d’une dizaine d’années, François Recher, Valerio Vassallo et moi-même sommes intervenus dans des écoles, collèges et lycées pour des animations d’ateliers, des séances de formation pédagogique, des conférences, des spectacles scientifiques, culturels… en direction d’élèves, d’enseignants et du grand public. Nous avons aussi contribué de façon substantielle à la création de laboratoires dans quelques établissements scolaires du Val de Sambre. Nous menions ces activités en tant que Mathématiciens en résidence à la Cité des Géométries, et bien avant les derniers rapports ministériels qui recommandent ce même type d’actions pour tenter de résoudre les problèmes que vit actuellement l’enseignement des maths.
Valerio continue à porter haut le flambeau, mais en collaboration cette fois-ci avec Marie-José Parisseaux. Depuis l’année dernière, ils mènent un programme de formation sur le thème du regard : celui qu’on porte sur une peinture, comparé, rapproché… à celui qu’on porte sur un objet mathématique (une figure géométrique, une belle formule arithmétique…). Dernièrement, ils m’ont convié à l’une des séances qu’ils animent au Palais des Beaux-Arts de Lille. C’était super ! et j’ai beaucoup apprécié la qualité du travail. Je leur ai alors proposé de s’associer à des enseignants impliqués dans le projet, ainsi que leurs élèves, pour écrire un article pour la rubrique Mathématiques de l’enseignement et plus décrivant quelques-unes de leurs activités. Tous ont répondu oui à ma proposition et ont accepté de rédiger, chacun à sa manière et avec son style, une partie du texte qui suit.
Athènes, Paris, Lille : la force du regard !
Valerio Vassallo (Enseignant-chercheur à l’Université de Lille)
Un léger vent secoue les drapeaux grecs posés à l’extérieur de l’aéroport et visibles depuis les grandes baies vitrées. Il y a un air d’été mais le soleil n’a pas été toujours au rendez-vous pendant mon séjour à Athènes ; il ne le sera pas non plus aujourd’hui.
Je suis confortablement assis dans un fauteuil de la salle numéro 7 où j’attends patiemment mon avion en lisant le roman d’Ernest Hemingway Paris est une fête. Une longue queue de passagers de ce vol se prépare à passer le poste de contrôle ; chacun tient entre ses mains les cartes d’embarquement et ses documents d’identité, quand arrive un joyeux groupe d’enfants accompagnés par des adultes, visiblement des classes de collégiens avec leurs professeurs.
Dans l’avion, j’ai eu une place côté couloir. C’est à ce moment-là que je vois mon jeune voisin, Julien, jouer avec le Rubik’s cube. Il essayait de ranger ses faces en les faisant tourner nerveusement mais sans succès. Je lui demande alors s’il avait un critère pour ce faire. Il me répond qu’il manipulait les faces et laissait faire le hasard ! Je lui dis qu’il y a des livres pour apprendre à ordonner le Rubik’s cube mais cela ne l’intéresse pas. Theo, assis à côté de Julien, tournait dans tous les sens et, à un moment donné, il passa sous la petite table en face de Julien. Puis, tous les deux commencent à bailler, ce qui me laisse penser qu’ils s’ennuient et que je peux peut-être leur proposer un problème de mathématiques pour leur donner matière à penser. C’est ce que j’ai fait et ma proposition fut bien accueillie. Je leur soumets alors le problème que Socrate avait donné à l’esclave dénommé Le jeune garçon (voir Ménon de Platon) : la duplication de l’aire du carré.
Dans le Ménon, le texte de Platon, Socrate teste les apprentissages d’un jeune garçon, un des esclaves de la maison. Il n’a que peu de connaissances mais il parle grec et peut comprendre Socrate contrairement à d’autres esclaves de Ménon qui ne parlaient pas forcément cette langue.
Socrate dessine un carré et ses diagonales (cf. dessin ci-dessus). Le problème posé par le philosophe est bien connu : comment faire pour obtenir un deuxième carré de surface double de celle du carré donné ? Le jeune homme propose de doubler la longueur de chacun des côtés.
C’est un réflexe que l’on pourrait qualifier de normal car la réponse, bien que sous ses yeux, peut rester invisible. Socrate lui montre que cette solution fournit un carré d’aire quatre fois plus grande. Julien et Théo auront le même réflexe !
Le philosophe montre à l’esclave que la bonne réponse est de construire un carré dont le côté a pour longueur la diagonale du carré du départ.
Le jeune homme réalise que sa solution est fausse et reconnaît que la seconde est la bonne. Il arrive à reconnaître le faux en tant que faux, le vrai en tant que vrai. Le récit nous montre donc que notre raison, même celle d’un ignorant, est capable d’être en résonance avec celle des autres. C’est une merveilleuse leçon qui a traversé l’histoire de la philosophie et que je cherche de garder à l’esprit chaque fois que je donne cours. Comment alors intégrer à nos formations actuelles cette formidable leçon de Socrate ? Peut-elle nous parler encore aujourd’hui ?
Mon voyage à Athènes avait réveillé ce joli problème ; je l’ai donc donné à Julien et Théo.
Je leur donne de quoi dessiner et écrire. Il leur manque la règle. Mais j’avais remarqué que Julien avait un drôle de bracelet. Lorsqu’il n’était pas à son poignet, il pouvait le déplier pour en faire un rectangle long d’une vingtaine de centimètres. Je lui demande de le défaire, ce qu’il fait immédiatement et je lui dis en souriant « Voilà, tu avais une règle non graduée à ta poignée mais tu ne le savais pas ! ».
En cherchant à mesurer le côté du carré, les deux jeunes se heurtent à des blocages, incontournables pour des élèves de sixième. Après une demi-heure, ils me font une première proposition. Je leur montre qu’ils avaient construit un carré dont l’aire était quatre fois celle du carré de départ. Ils reprennent furieusement leur recherche. Des croquis et des croquis. Les feuilles se remplissent. Tantôt Julien menait le raisonnement tantôt c’était Théo. J’aurais dû les filmer ; c’était beau à voir. Il y avait un mystère à percer dans ce problème.
Au bout d’une heure, je leur explique la difficulté à résoudre à leur niveau le problème par le calcul et je leur demande pourquoi ils n’utilisaient pas leur regard. Ils étaient surpris de ma remarque. Je leur demande alors quels sont les éléments connus dans un carré ? Les réponses défilent : les sommets, les côtés, le périmètre, les diagonales ! Je leur propose ensuite de tracer les diagonales puis j’ajoute : « Maintenant, voyez-vous la solution ? »
Interroger les jeunes, c’est un peu la démarche que je suis à Lille où, lors d’expériences pédagogiques, j’invite les élèves à aller au Palais des Beaux-Arts de Lille pour observer d’abord des tableaux, les commenter et tracer des croquis, plus ou moins réussis, mais toujours intéressants. La séance se déroule sous le regard attentif de Marie-José, conseillère pédagogique et historienne de l’art missionnée au Palais des Beaux-Arts, puis, sous celui des enseignants : Elsa, Amélie, Gilles ou Étienne.
Ensuite, les mêmes jeunes contemplent, observent et commentent une configuration géométrique ou un problème d’arithmétique dans la bibliothèque du Palais des Beaux-Arts. Parfois, ils poursuivent cette étude en classe dans leurs établissements. Il s’agit d’élèves de CM1 ou CM2, parfois de CE2, ou de sixième.
Patrice, le professeur de français, veille ensuite à ce que les jeunes mettent en récit l’expérience vécue pour qu’elle reste davantage ancrée dans leurs esprits pendant que Julien filme ces moments d’exception.
Nous invitons les élèves à chercher sur internet ou dans des livres ce qu’ils peuvent trouver comme nouvelles informations autour des tableaux. J’avais lu sur un marque-page la phrase suivante : « Un jeune qui lit sera un adulte qui pense. »
Regarder attentivement une configuration géométrique, un problème d’arithmétique, ou, de façon générale, un problème mathématique quelconque invite celui qui observe à contempler d’abord la situation qui lui a été soumise, à visiter une par une ses connaissances pour réfléchir sur ce que pourrait être ensuite la bonne approche. Dans ce sens, la démarche de celui qui résout un problème mathématique ressemble à mon avis à celle de l’historien de l’art. Celui-ci, avant d’émettre son avis sur le tableau, prend le temps de contempler l’œuvre, laisse ses connaissances tourner devant son esprit comme si elles étaient assises sur un carrousel, puis émet ses hypothèses. Des livres ont été consacrés à la description de ce regard : on peut citer par exemple On y voit rien et Histoires de peintures de Daniel Arrasse ou Histoires d’oeils de Philippe Costamagna.
Encourager les enfants d’aujourd’hui à penser pour former des adultes de demain, responsables et doués d’esprit critique, est l’un des objectifs de cette démarche pédagogique entreprise dans certaines écoles du quartier Wazemmes de Lille.
Mes collègues s’exprimeront sur ce sujet pour compléter mon approche. Sans eux, je n’aurais jamais pu jamais réaliser ce rêve d’enfant de voir, même par moments, vivre l’école où le plaisir de penser prend le pas sur les punitions, les menaces ou la place envahissante des notes. C’est grâce à leur enthousiasme que j’ai pu voir des classes réagir devant un tableau après l’avoir silencieusement observé pendant quelques minutes.
Je n’aurais jamais pu assister à des séances de mathématiques où la recherche prime devant le résultat. Je n’aurais jamais vu des enfants renoncer – c’est arrivé seulement une fois – à leur séance de mathématiques à la bibliothèque du Palais des Beaux-Arts de Lille. Ils consacrent beaucoup de leur temps pour rajouter ces moments à leurs cours traditionnels.
Et grande satisfaction : j’ai appris récemment que ces enfants reviennent au musée avec leurs parents, deviennent en quelque sorte leurs fiers guides.
L’œil des collégiens !
Élèves de la Sixième Antalya avec l’aide de Patrice Gaches (Professeur Certifié de Lettres Modernes au Collège Nina Simone, Lille)
Nous sommes les élèves de la classe 6ème Antalya du Collège Nina Simone à Lille. Le mardi 23 avril 2019 à neuf heures, nous avons quitté notre établissement en direction du Palais des Beaux-Arts (PBA) de Lille, accompagnés par Madame Lemaitre et Monsieur Gaches. Nous avons pris la rue Gambetta et sommes passés devant le marché de Wazemmes pour arriver dix minutes plus tard à la place de la République. De là, nous avons rejoint Marie-José, Valerio et Julien qui nous attendaient dans le petit jardin du bâtiment administratif, derrière le musée. Ensuite, nous avons emprunté les sous-sols du PBA, traversé le rez-de-chaussée et sommes montés au premier étage ; c’est là que sont exposées les peintures à l’huile du Moyen Âge et de La Renaissance.
Marie-José nous a montré un tableau de Rubens, datant du XVIème siècle et intitulé La Descente de Croix. Nous avons décrit l’œuvre avec son aide.
\[\text{La Descente de croix (Peter Paul Rubens)}\]
Jésus-Christ est le premier personnage que nous avons repéré parmi les dix apparaissant sur le tableau. On le reconnaît à sa peau blanche contrastant avec le fond noir de l’éclipse. Il est enveloppé d’un linceul blanc et porté à droite par Joseph d’Arimathie et en haut à gauche par un croyant.
Jean, le plus jeune des apôtres, tient la jambe droite et le dos de Jésus-Christ, tout en buvant le sang qui coule de son flanc droit. Nous l’avons repéré en second par les couleurs primaires de ses habits : le rouge, contraire du vert formé par le jaune et le bleu. La tête de Jean est au centre du tableau en forme de rectangle. Le jaune de ses cheveux marque une différence avec les reflets violets du linceul envoyés par un mélange de bleu et de rouge. Sa silhouette est inscrite dans un triangle rectangle dont l’angle droit a pour sommet son pied droit. Jean a des muscles développés qui l’aident à porter Jésus-Christ.
À gauche de Jean et derrière lui, Marie-Madeleine est à genoux, en train d’embrasser la main droite du Christ. Le jaune du bas de sa robe et de ses cheveux crée un contraste avec le violet du haut de son habit. De la tête jusqu’aux hanches, Marie-Madeleine est inscrite dans un rectangle en diagonale par rapport à celui du tableau ; et des hanches aux pieds, la prostituée l’est dans un triangle rectangle.
Marie est en dessous de la tête de son fils Jésus-Christ. Elle est brune de peau pâle et porte une robe bleue contrastant avec les cheveux et la barbe orange du messie. Marie regarde son fils avec tristesse et terreur tout en lui tenant son bras.
A côté de Marie, se tiennent une vieille dame et une enfant qui se ressemblent et qui portent chacune une robe bleue. Leurs trois têtes sont les sommets d’un triangle équilatéral. Enfin, à l’arrière-plan, il y a un homme en rouge en train d’équilibrer la croix avec Jean.
Après avoir observé le tableau, nous sommes descendus au sous-sol, là où se trouve la bibliothèque du musée pour la séance de géométrie prévue avec Madame Lemaitre.
Au tour de la géométrie !
Elsa Lemaitre (Professeur de Mathématiques au Collège Nina Simone, Lille)
Pour la première fois, l’observation du tableau est suivie d’une séance de géométrie dans la bibliothèque du musée dont je vais décrire très brièvement le déroulement.
Les élèves ont pris leur matériel, ils s’installent pour observer la configuration géométrique ci-dessous.
Ce travail a déjà été mené plusieurs fois en classe et les élèves commencent à avoir des rituels :
- Ils regardent, ils observent.
- Ils imaginent un titre pour la configuration à la manière d’un titre d’une œuvre d’art.
- Ils analysent les différentes composantes géométriques ou les « sous-figures ».
- Ils essaient d’élaborer un programme de construction.
- Ils construisent la figure.
Le choix des titres ne pose pas de problème, les 6ème Antalya sont très réactifs et toujours inspirés :
- La fleur des temps, dit Kelly.
- La tornade, je dirais ! lui réplique Lu’ay.
- Moi, je verrais plutôt une fleur en feu, entonne Younès.
- Une rose tourbillon, propose Assma.
Vient ensuite l’analyse de la figure. Les élèves lèvent la main pour aller au tableau montrer ce qu’ils ont observé.
- Lorenzo voit d’abord les six cercles « cachés ».
- Lu’ay reconnaît un hexagone, déjà vu plusieurs fois au cours de nos séances de géométrie. Il en donne la méthode de construction : « On trace un cercle, puis on reporte le rayon six fois tout autour ».
- Les élèves remarquent alors que les six cercles de Lorenzo ont pour centres les six sommets de l’hexagone.
- Kelly observe ensuite « les lunes » sur le contour. On regarde comment sont formées ces lunes. Les élèves voient alors un grand cercle partiellement tracé ; son centre est le même que celui de l’hexagone et il passe par les intersections des six cercles.
L’analyse est terminée. Valerio prend alors la parole pour s’assurer que les élèves sont capables de donner la définition d’un cercle et celle d’un hexagone en utilisant un vocabulaire adapté. Pour le cercle, Hamza, un élève peu à l’aise à l’écrit mais très vif et pertinent lève la main : « C’est les points qui sont tous à la même distance du centre du cercle ». À la question « Combien y-a-t-il de points ? », Hamza répond : « Une infinité ».
Pour l’hexagone, Valerio demande aux élèves s’ils sont toujours comme sur la figure étudiée : « Non, ici les six côtés sont égaux ». On parle alors d’un hexagone régulier.
La construction au crayon de bois commence. Lu’ay termine très vite car il a eu tout de suite une très bonne analyse de la figure. Son enthousiasme et son sourire encouragent le groupe à travailler.
A la fin de la séance tous les élèves, ou presque, ont réussi à reproduire la figure proposée.
Et si les mathématiques étaient une invitation au voyage… ?
Amélie Berthe (Enseignant Maître Formateur à l’École Ampère, Lille)
Ce matin-là, lorsque je franchis les majestueuses portes du Palais des Beaux-Arts avec mes élèves de CE2, je compte bien les transporter dans un autre univers, à la fois si proche géographiquement et si éloigné de leur quotidien, à travers un voyage qui les emmène en quelques pas dans un lieu jusque-là inconnu, ou plutôt inaccessible à leurs yeux. Nous faisons alors ensemble un voyage historique, mathématique, instructif... !
Nous sommes pourtant bel et bien dans la salle du musée, mais notre regard est plongé dans un tableau d’Émile Bernard, en compagnie de ces femmes qui s’attellent à leurs occupations au bord du Nil. Nous observons leurs visages, leurs tenues... nous décrivons l’horizon, leurs émotions… nous tentons de comprendre ce que l’artiste a voulu nous montrer à travers son tableau. Puis, soudain, un détail attire l’œil d’un élève. Là ! Sur la jarre de gauche... quelques lettres que nous essayons de déchiffrer... C’est la signature de l’artiste ! Observer c’est aussi capter.... capter des émotions, des informations, des détails qui deviendront souvenirs. Après tout, les souvenirs de voyage ne sont-ils pas des détails auxquels nous nous attachons et qui nous rappellent une émotion, un sentiment, un moment partagé... Espérons que le détail capté par cet élève sera pour lui un magnifique souvenir de ce « voyage » culturel et mathématique.
\[\text{Les femmes au bord du Nil (Émile Bernard)}\]
Puis nous poursuivons notre promenade en terre mathématique ; nous quittons la compagnie des femmes du Nil pour celle des formes. Nous observons alors avec attention l’imbrication des carrés dans la figure qui suit.
Comme les égyptiennes du tableau, ces quadrilatères réguliers que nous dévisageons sont multiples, grands ou petits, et forment un tout. Les élèves les regardent avec attention pour tenter de percer le mystère de leur construction. Ils décrivent ce qu’ils voient... Ils parlent de carrés, bien sûr, mais par un jeu de questions, je tente de les amener à changer leur regard sur cette figure. C’est aussi cela l’objectif : regarder différemment les choses que nous avons l’habitude d’effleurer du regard. Peu à peu, je les guide pour qu’ils ne voient plus chaque carré de cette figure seulement comme une surface, mais qu’ils y voient aussi des segments qui se coupent, des angles qui se forment, des points qui surgissent. Alors, nous parlons de droites, de segments, d’angles droits, de côtés égaux, de milieu...
Après avoir longuement observé, décrit, questionné cette configuration géométrique, les élèves doivent maintenant s’atteler à la reproduire, ou pour être très précise, la restaurer. On restaure une figure comme on restaure une œuvre d’art : petit à petit, avec rigueur et minutie, à l’aide d’outils et en prenant appui sur le vestige de la figure géométrique qu’il nous reste pour lui rendre toute son intégralité et toute sa beauté.
Pas de pinceau ni de palette, mais avec une règle non graduée, ces apprentis-restaurateurs tentent de recréer les segments effacés du carré en prolongeant les demi-droites. Un outil peu commun reste à leur disposition : un morceau de papier cartonné dont un côté est une ligne droite et l’autre partie est déchirée. Que faire avec cet outil ? Certains élèves préfèrent l’ignorer.... d’autres se risquent à l’utiliser comme une règle sans grande conviction...Tel un maître bâtisseur formant ces jeunes compagnons, je leur explique que cet outil leur permet de reporter des longueurs.
Au bout d’un intense, laborieux et productif temps de restauration, nous achevons ce voyage dans l’antre du Palais des Beaux-Arts pour poursuivre le travail géométrique dans un lieu qui leur est plus habituel, la salle de classe.
Avant de se lancer dans une seconde restauration en classe en compagnie de Valério, j’observe avec attention leur premier jet : il est hasardeux… hasardeux par manque de précision… hasardeux par oubli ou manque de réinvestissement des éléments importants que nous avions observés, décrits et sur lesquels nous avions insisté, tels les milieux des côtés du grand carré qui deviennent les sommets du carré intérieur.
La séance continue par une nouvelle observation de la configuration géométrique et l’élaboration d’une liste d’étapes à suivre pour restaurer cette figure. Puis les élèves revoient leur copie, tentent à nouveau de reconstruire cette imbrication de carrés pour lui rendre tout son éclat. Ils tracent des droites, reportent les longueurs, observent leur construction, appellent à l’aide, gomment, retracent… Les gestes deviennent peu à peu plus sûrs…
La seconde restauration est bien plus aboutie que la première sans toutefois parvenir à une qui soit parfaite. Mais nous avons le sentiment, avec Valerio, d’avoir semé des graines de réflexion mathématique dans l’esprit de ces jeunes enfants.
Ainsi s’achève la première escale d’un long voyage mathématique qui ne fait que commencer.
Arts et mathématiques : des mondes opposés, complémentaires ou parallèles ?
Marie-José Parisseaux (Conseillère pédagogique en Arts Visuels missionnée auprès du Palais des Beaux-Arts de Lille)
Tout porte à croire que les mathématiques et l’art sont des domaines très différents, or si l’on regarde de plus près, on s’aperçoit que leurs champs d’investigation et leurs approches présentent de grandes similitudes. Les mathématiques et les arts essaient de représenter, de comprendre, de dire le monde, avec leurs propres outils.
L’artiste et le scientifique sont tous deux en quête d’une explication, sont tous deux porteurs d’interrogations. L’un exprime son ressenti à partir d’outils plastiques, l’autre tente de répondre en utilisant des outils abstraits. Ils se rejoignent sur un plan très important : la compréhension du monde. L’intuition est un des éléments essentiels de leurs démarches respectives. Le mathématicien a besoin de beaucoup d’intuition pour faire progresser sa recherche et l’artiste utilise son intuition dans sa création plastique.
Mais qu’en est-il de l’enseignement des arts et des mathématiques au niveau de nos élèves ? On continue hélas d’opposer ces champs disciplinaires, or ne parle-t-on pas de « beauté », tant en art qu’en mathématiques ? On parle d’une « belle démonstration mathématique » d’un « beau raisonnement », d’une « belle figure géométrique » comme l’on parle d’une belle œuvre ou d’un chef-d’œuvre en art.
En quoi ce questionnement implique-t-il un renouvellement dans la didactique des champs disciplinaires des arts plastiques, de l’histoire de l’art et des mathématiques ? Comment l’enseignement de l’art peut-il rejoindre celui des mathématiques en abordant des problématiques de manière sensible ?
Genèse d’une rencontre étonnante. Rentrée scolaire 2018 : je participe en tant que conseillère pédagogique en arts plastiques, missionnée au Palais des Beaux-Arts de Lille et auprès de Lille 3000 à une réunion de lancement d’un projet de formation PEAC (Parcours d’Éducation Artistique et Culturelle) tournée vers les professeurs de cycle 3 du Collège Nina Simone en REP + (Réseau d’Éducation Prioritaire). Mon objectif est alors d’engager les enseignants des premier et second degrés dans l’exploitation de l’exposition temporaire « Jean- François Millet » via des projets transdisciplinaires.
Par ailleurs Valerio Vassallo, enseignant-chercheur en mathématiques intervient à son tour et propose aux enseignants, durant cette même réunion École/Collège, la possibilité de s’engager dans un projet « Arts et Maths » dans le cadre d’un dispositif expérimental SEPIA soutenu par le Rectorat de Lille.
Il suggère de mener une première expérimentation au travers des lectures d’œuvres de l’exposition « Jean-François Millet », exposition monographique temporaire du Palais des Beaux-Arts de Lille.
Je ne comprends pas l’intérêt de ce projet énoncé par Valerio : par exemple, où est la géométrie dans le tableau « Le semeur » de Millet, une fois que la composition en a été mise en évidence ? Ce peintre du XIXe siècle étant par ailleurs en rupture avec les préceptes de représentations académiques de la peinture.
Ne serait-t-il pas plus pertinent de se pencher alors sur des artistes classiques qui n’ont eu de cesse que de tenter de représenter la réalité en deux dimensions via des règles mathématiques édictées durant la Renaissance italienne du Quattrocento qui perdureront jusqu’au début XIXe siècle ? (cf. De pictura de Alberti).
Je ne vois pas en quoi ce projet « Arts et Maths » est novateur.
Là, je lâche l’affaire car, ayant déjà travaillé avec l’IREM de Bordeaux et le PBA sur la place de la géométrie dans les tableaux, le propos me semble redondant.
Je suis aussi lasse de ne limiter une lecture de tableau qu’à l’analyse de sa composition géométrique comme si l’objectif de l’artiste était d’appliquer des mises en forme spatiales.
Pour l’historien de l’art, l’œuvre ne peut se réduire à des histoires de proportions, de perspectives, de nombre d’or, etc. L’art parle de l’universel, de la condition humaine, des passions, il est le reflet d’habitus religieux, sociétaux, politiques, esthétiques et va au-delà de la simple mise en espace d’un sujet. Même si de par sa formation, l’artiste se frotte aux lois géométriques pour représenter le monde.
Quelques mois plus tard je retrouve Valerio au Palais des Beaux-Arts de Lille car son interlocutrice au musée se détache du projet et je suis sollicitée par Marie-Angélique Luciani (Inspectrice de l’Éducation Nationale), pour me pencher sur le sujet.
Valerio me parle alors de Giorgio Vasari (Les vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, 1568), une des publications fondatrices de l’histoire de l’art mais aussi de Daniel Arasse, imminent historien de l’art et mon professeur à Paris 1 dans les années 90. Cela m’interpelle : j’ai dû passer à côté de quelque chose dans la présentation de son projet !
Je comprends alors que Valerio insiste sur la place du regard, essentiel, en histoire de l’art, qui pourrait être transférable dans l’étude de figures géométriques mais aussi de problèmes d’algèbre : « Comment une démarche de lecture d’image, d’œuvre en l’occurrence, peut-elle être transférable à l’étude d’une figure géométrique, et au-delà de ça comment permettre aux élèves de s’exprimer sans qu’il y ait de bonnes ou mauvaises réponses mais avant tout un questionnement devant un objet figuré quel qu’il soit ? ».
Là le projet m’intéresse car il ouvre des champs nouveaux d’appréhension dans l’enseignement des mathématiques et rejoint les mêmes objectifs didactiques que ceux de l’histoire de l’art et des arts plastiques, à savoir la place du regard. Pas seulement réduite à la perception mais à l’analyse fine plaçant l’élève dans d’une démarche d’« enquêteur ».
En mars 2018 je m’engage auprès de Valerio à recevoir des classes pour « tester » ce postulat. Je vais alors de surprise en surprise.
Un premier bilan a été relaté lors d‘un colloque à Rome, où le projet a été mis en place en parallèle avec le Palais Barberini et la Galerie Corsini de Rome.
Des expériences vécues riches en émotions. Durant une année scolaire, des expériences ont donc été menées auprès des classes de Gilles Rollé, Amélie Berthe, Étienne Valogne, Julien Gressier, Elsa Lemaître et Patrice Gaches. Elles ont permis d’observer les réactions des élèves, d’évaluer leurs connaissances mais surtout de leur permettre de s’exprimer sur des objets qui ne leur sont que peu familiers.
Alternant lectures d’œuvres et lecture de situations géométriques dans la foulée à raison de 4 à 6 séances par classe durant cette année scolaire au Palais des Beaux-Arts de Lille, des rituels se sont instaurés.
Que ce soit devant un tableau ou une sculpture, on ne parle pas, on observe, on se questionne silencieusement et intérieurement. Ensuite vient la parole. Là on écoute les interprétations, les hypothèses de sens contredites ou enrichies entre élèves. L’historienne de l’art que je suis validant, rectifiant, requestionnant ou enrichissant des propositions de lecture par des connaissances.
Je suis sidérée par le savoir des élèves, mais aussi par leurs capacités à s’exprimer, à échanger, à argumenter, à faire des inférences de sens par rapport à leur vécu et cela sans aucune animosité, alors qu’ils sont catalogués élèves de REP +. Je suis admirative devant leurs facultés d’oser dire, de se répondre dans un réel débat de points de vue. Des inférences avec leurs vécus nous permettent ainsi d’aborder des sujets politiques ou religieux en toute sérénité.
Il en va de même pour les séances de mathématiques.
Ce sont là les citoyens de demain, en herbe qui se questionnent, s’interrogent sur des sujets parfois épineux mais qui étonnamment nous renvoie à une réelle lucidité quant à des questionnements humanistes.
De manière pragmatique, il s’agit durant ces séances de lecture d’œuvres, d’abandonner déjà de vieux réflexes auprès de nos élèves, du style « l’art ça fait partie des choses que l’on doit connaître », (mais on ne sait pourquoi), « l’art, c’est très beau, c’est incontournable » (mais pourquoi ?), ces propos sont dénués de sens si l’on n’éveille pas l’intérêt réel pour les enjeux de l’art en soi. Et je pense que nos élèves ont compris qu’au-delà d’une image, de réels questionnements attestent de pensées complexes.
Comme en mathématiques, je pense que les clichés convenus entravent l’appétence de la curiosité. « Il faut faire des maths parce que c’est important », « parce que cela permet d’entrer dans des classes d’élites », « parce que l’on peut gagner de l’argent quand on est ingénieur » et autres balivernes…
Les mathématiques sont avant tout une délectation intellectuelle au même titre que l’art pour peu que l’on y fasse entrer les élèves de manière sensible.
Pédagogiquement, ce projet a permis de soulever la curiosité des élèves, de les ouvrir à une autre forme de connaissance du monde et de faire que chacun d’eux soit en mesure de penser et de toujours se questionner.
Devant une œuvre il s’agit de ressentir, autant avec admiration que répulsion, ainsi qu’interroger son propre vécu.
Je suis admirative que des élèves d’obédience musulmane puissent parler autour de peintures religieuses chrétiennes sans aucun complexe. Je suis surprise de voir les inférences de sens qu’ils font aussi avec d’autres disciplines enseignées par leurs professeurs, que ce soit en littérature, en histoire, en géographie. Les élèves sont intelligents, curieux, créatifs pour peu qu’on les mette dans des situations de réflexion.
Les thématiques en art ont été choisies librement par les professeurs en fonction de leur projet de classe (L’Allégorie, le Voyage, le Nouveau Testament, les Scènes de genre, la Mythologie) mais elles ne sont que des prétextes à s’interroger sur des œuvres.
Il s’agit avant tout d’exprimer simplement ses impressions, ses hypothèses de sens face à une œuvre. Mieux qu’un discours savant déversé par l’enseignant, il s’agit de mettre l’élève au cœur des apprentissages en leur proposant de mettre en perspective ce qu’ils voient, ce qu’ils en déduisent via leur vécu et leurs connaissances.
Une expérimentation qui illustre le socle commun de connaissance, de compétences, de culture.
Ce projet répond totalement aux objectifs du socle commun (Bulletin officiel avril 2015) composé de 4 domaines dont les enjeux de formation durant la scolarité obligatoire :
1. Les langages pour penser et communiquer : ce domaine vise l’apprentissage de la langue française, des langues étrangères et, le cas échéant, régionales, des langages scientifiques, des langages informatiques et des médias ainsi que des langages des arts et du corps.
2. Les méthodes et outils pour apprendre : ce domaine vise un enseignement explicite des moyens d’accès à l’information et à la documentation, des outils numériques, de la conduite de projets individuels et collectifs ainsi que de l’organisation des apprentissages.
3. La formation de la personne et du citoyen : ce domaine vise un apprentissage de la vie en société, de l’action collective et de la citoyenneté, par une formation morale et civique respectueuse des choix personnels et des responsabilités individuelles.
4. Les représentations du monde et l’activité humaine : ce domaine est consacré à la compréhension des sociétés dans le temps et dans l’espace, à l’interprétation de leurs productions culturelles et à la connaissance du monde social contemporain.
Des perspectives : Peut-on transférer cette démarche dans d’autres disciplines ?
Quelques lectures
[1] Arasse, D. Histoire de peintures. Folio essais (2006).
[2] Arasse, D. On y voit rien ! Folio essais (2003).
[3] Butor, M. 105 œuvres décisives de la peinture occidentale. Flammarion (2015).
[4] Costamagna, P. Histoires d’œils. Grasset (2016).
[5] Chauveau, S. Léonard de Vinci. Folio biographies (2008).
[6] Duval, R. et Godin, M. Les changements de regards nécessaires sur les figures géométriques.
[7] El Kacimi, A. Le regard géométrique et un peu plus.
[8] Gilot, G. et Lake, C. Vivre avec Picasso. 10-18 (2005).
[9] Perrin-Glorian, M.-J., Mathe, A.-C. et Leclercq, R. Comment peut-on penser la continuité de l’enseignement de la géométrie de 6 à 15 ans ?.
[10] Pinet, H. Rodin Les Mains du Génie. Découvertes Gallimard (2009).
[11] Robert, C. Les changements de regards sur les figures géométriques.
[12] Vasari, G. Vies des artistes. Grasset (2007).
[13] Liens vers les diaporamas du Congrès de Rome (11 et 12 mai 2018) : Educare lo sguardo : intrecci tra arte e matematica.
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Ce programme de formation sur le regard est mené avec l’accord de Marie-Angélique Luciani (Inspectrice de l’Éducation Nationale), François Recher (Directeur de l’IREM), Nathalie Yahiatène (Principale du Collège Nina Simone) et, bien entendu, celui du Recteur de l’Académie de Lille. Nous les remercions tous pour l’aide (sous diverses formes) qu’ils nous ont apportée pour mener à bien ce travail.
Aziz El Kacimi nous a encouragés à écrire cet article et a fait la synthèse de nos rédactions respectives ; il nous a en outre apporté une aide constante lors de son élaboration (dessins, commentaires...) jusqu’à sa version finale. Nous l’en remercions. Merci également à Clément Caubel pour sa relecture attentive du texte et pour ses remarques pertinentes qui nous ont permis d’en améliorer la présentation.
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Pour citer cet article :
Patrice Gaches, Valerio Vassallo, Marie-José Parisseaux-Grabowski, Elsa Lemaitre, Amelie Berthe — «Éduquer le regard» — Images des Mathématiques, CNRS, 2019
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