Egalité et liberté en interaction
Piste verte Le 24 décembre 2010 Voir les commentaires (6)
L’égalité et la liberté sont des notions en interaction. Les mathématiques pourraient permettre de mieux comprendre la complexité de celle-ci.
Lors d’un récent voyage en Espagne, j’ai été attiré par le titre
suivant : « Panfleto antipedagógico » [1].
En feuilletant ce livre, je découvris que son auteur,
Ricardo Moreno Castillo, était enseignant de
mathématiques au lycée et d’histoire des mathématiques
à l’Universidad Complutense de Madrid.
Comme le titre du livre l’indique, il s’agit d’un pamphlet,
ironique et humoristique, dénonçant les méfaits
de certains principes pédagogiques ayant mené,
selon l’auteur, à la chute du niveau moyen des élèves à
la sortie du lycée. C’est un problème auquel les enseignants
du supérieur se confrontent aussi en France, et dont ils
se plaignent beaucoup, tout du moins entre eux. Pour cette
raison, je me mis immédiatement à le lire.
Pendant la lecture, mon attention fut soudain attirée
par les affirmations suivantes
[2] :
[...] la liberté et l’égalité sont chacune frontière de l’autre.
Presque chaque avancée de l’une d’elles se fait au prix d’un
recul de l’autre. [...]
La première affirmation est plutôt de nature
statique, et la seconde dynamique. Elles mettent toutes les deux en
évidence le fait que la liberté et l’égalité ne sont pas à penser
séparément, mais en interaction. Je me posai alors la
question suivante : puis-je trouver un
modèle mathématique simple qui permette de se faire une
première idée d’une telle interaction ?
Degrés de liberté
En réfléchissant aux diverses connotations du terme de
« liberté », j’ai pensé au syntagme « degré de liberté »,
utilisé anciennement en mathématiques et encore de nos
jours en physique. Le nombre de degrés de liberté d’un
mécanisme est le nombre de paramètres qui peuvent
changer indépendamment les uns des autres. Par exemple,
si on regarde l’ensemble des positions possibles de notre
squelette, chaque articulation entre deux os contribue soit
à un soit à deux degrés de liberté du squelette. En fait, une
personne vivante a moins de degrés de liberté de mouvement
à cause des ligaments qui contraignent ses mouvements.
Ceci peut se vérifier facilement en faisant jouer nos phalanges.
D’un point de vue mathématique, l’ensemble des positions
d’un mécanisme forme une variété [3],
notion commentée dans mon
billet « Variétés ». Cette notion est une vaste généralisation de
celle d’espace tridimensionnel. Le nombre de degrés de
liberté de ce mécanisme est alors la dimension de cette
variété. En fait, en mathématiques, on abandonna l’expression
« nombre de degrés de liberté » pour celle de « dimension ».
On a envie de dire que, plus
la dimension de la variété représentant les positions ou
les configurations
possibles d’un mécanisme est grande, plus on est libre. Ce qui
correspond à l’intuition que l’on est beaucoup plus libre
lorsqu’on danse que lorsqu’on marche au pas cadencé lors
d’un défilé militaire.
Dans cet exemple, les positions possibles lors d’un défilé
militaire font partie des positions possibles pendant la danse.
Mais pendant
le défilé, la liberté de mouvement a été réduite
en interdisant les mouvements au niveau de certaines
articulations. Par exemple, il n’est en général pas permis
de bouger les doigts pendant les défilés militaires. Ainsi, on
impose que certains angles entre deux os au niveau d’une
articulation demeurent égaux à une valeur fixe.
Et voilà, on a un exemple de diminution des degrés de liberté
en imposant des égalités !
Je pensai aussi à un exemple géométrique plus simple. Imaginons
un plan fixé et considérons l’ensemble des cercles de ce plan.
Il y a trois degrés de liberté disponibles pour choisir un tel
cercle : deux pour en choisir le centre dans le plan, et un
supplémentaire pour en choisir le rayon. Supposons que
l’on n’aime pas qu’il y ait une telle liberté des tailles des cercles,
et que l’on exige de ne s’intéresser qu’aux cercles de rayon
fixé. Il ne reste que deux degrés de liberté !
La notion de dimension est en fait centrale en mathématique,
et son analyse dépend beaucoup du contexte. Par exemple,
les objets de la géométrie classique ont des dimensions
entières, mais la géométrie fractale a dévoilé des objets
de dimension non entière, même irrationnelle ! Comme il
ne s’agit pas ici d’expliquer des mathématiques, mais seulement de
proposer une piste de réflexion, je n’entrerai pas dans plus de
détails. Je désire juste attirer l’attention de cette manière
sur la grande subtilité du décompte des degrés de liberté.
N’est-ce qu’un jeu ?
Ce qui précède peut ressembler à un jeu. Pourtant cela me fit
comprendre l’un des rôles de la modélisation mathématique.
Celle-ci peut ainsi permettre d’analyser de manière
dépassionnée certains concepts qui, dans la vie courante,
sont chargés d’affectivité et de connotations morales. Il
s’agit en l’occurence de ceux de liberté et d’égalité,
fondamentaux en démocratie. On pourrait bien sûr rajouter
celui de fraternité et réfléchir à leur sujet à une dynamique ou une
géométrie à trois acteurs. Leur interaction est en fait très riche,
et l’on ne peut pas augmenter simultanément les trois de manière
simple. Il me semble très intéressant d’arriver à des modèles
de cette interaction en fonction de certains paramètres externes
représentant divers contextes politiques ou économiques.
Je ne prétends pas que les mathématiques pourraient par
cette démarche résoudre des problèmes sociaux ou politiques.
Mais seulement qu’elles aideraient à ne pas se laisser abuser par des
slogans simplistes, en révélant la richesse et la complexité
d’interaction des notions en jeu, et en suggérant de nouvelles
voies d’action. De la même manière que les
penseurs commencèrent à dévoiler petit à petit la complexité étonnante de la
physique de la gravitation, en partant des expériences matérielles
et de pensée très simplificatrices de Galilée sur la chute des corps
(on pourra lire à ce sujet le billet « Galilée, mon contemporain »,
de Charles Boubel).
L’analyse de ces interactions pourrait débuter
par un examen des multiples sens des notions en jeu,
comme l’a pratiqué pour l’égalité Étienne Ghys dans son
article « Égalité », publié dans la même rubrique.
Retour au pamphlet
Pour finir, je voudrais dire quelques mots de plus sur le livre de
Castillo. Le chapitre dont sont extraites les deux phrases
citées précédemment me paraît central, dans la mesure où
la réflexion sur la liberté des choix et
l’égalité des chances est centrale dans toute réflexion sur les
politiques d’éducation. Afin de mieux communiquer le style
et l’esprit du livre, j’en propose un extrait un peu plus long :
La multiplication des opportunités nous donne plus de
choix, par conséquent elle nous rend plus libres, mais
en même temps plus inégaux, car certains profitent
des possibilités et d’autres non. [...]Jusqu’à quel point faut-il lutter pour l’égalité, et à partir duquel
la liberté est-elle plus importante ? [...] il faut lutter avec ténacité
contre toutes les inégalités qui proviennent d’une inégalité
d’opportunités, mais il est important de respecter celles qui
proviennent de la possibilité commune à tous les citoyens
d’accepter ou de refuser les opportunités qui nous sont offertes.Ceci nous mène à ce que l’éducation égalitaire telle qu’elle
est comprise par le système actuel [...] est imposée
au prix d’une liberté légitime : [...] la liberté de ceux qui
désirent apprendre vraiment, et pas seulement se distraire,
et la liberté de ceux qui désirent développer à fond leurs
capacités intellectuelles. Et si tous ne sont pas disposés à se
soumettre à cette discipline, il n’y a aucune raison pour en priver
ceux qui le sont, pour la même raison que nous ne sommes pas
tous disposés à faire de l’exercice physique et que ce n’est pourtant
pas une raison pour supprimer les gymnases.Mais il y a plus. Prétendre égaliser tout le monde en empêchant que
les plus travailleurs et intelligents donnent d’eux-mêmes
tout ce qu’ils peuvent
pour que les moins intelligents et moins travailleurs ne se sentent
pas marginalisés signifie commettre à leur égard une terrible
injustice, mais de plus, nous qui sommes bêtes et feignants,
nous sortons perdants.
Mes capacités de travail sont modestes, mes lumières encore plus
modestes. Les deux limitations m’empêchent d’être un ingénieur, mais
la terrible frustration que ceci me produit ne peut pas me faire déplorer
le haut niveau des écoles techniques, ni considérer qu’il s’agit d’une
injustice commise à mon égard. Au contraire, je m’en réjouis, car
grâce à cela je peux traverser un pont ou monter dans un avion
avec une certaine tranquillité. Tranquillité que je n’aurais pas si,
dans le but de ne pas créer d’inégalités, on conférait le titre
d’ingénieur à des maladroits comme moi. [...]
Les lignes précédentes, parfois polémiques, comme il se doit dans
un pamphlet qui se respecte, nous montrent la similitude de
certains problèmes de l’enseignement public en Espagne et en France.
Plus précisément, je pense au mouvement d’appauvrissement
des contenus de l’enseignement au nom du fait qu’ils seraient trop
difficiles pour le grand nombre. En ne remarquant pas que, si on
élimine progressivement les barreaux d’une échelle au nom du fait
qu’ils seraient trop nombreux, il devient de plus en plus difficile
d’y monter. Et que, si on représente une image avec trop peu de
pixels, on a de plus en plus de mal à la comprendre dans son
ensemble.
Dans la suite de son livre, Moreno Castillo analyse et dénonce ce type
d’argumentation, en montrant que ce sont en fait les personnes
de milieux non intellectuels qui se retrouvent les plus défavorisées
par l’appauvrissement de l’enseignement, car pour elles, l’école est
souvent l’unique source de structures intellectuelles, leur permettant
d’oser comprendre, imaginer et innover.
On se retrouve loin de l’égalité des chances, au nom de laquelle
les réformes simplificatrices sont faites le plus souvent.
Pourtant, des enfants ayant un sérieux potentiel de création
se rencontrent partout. Que
le programme soit trop pauvre pour parler aux imaginations
riches, que ces enfants se retrouvent dans des milieux qui
méprisent toute préoccupation intellectuelle, et ce potentiel ne
se développera pas. Quel gâchis !
Ainsi, l’égalité des chances ne prend sens qu’avec une certaine
qualité des programmes et le maintien de l’autorité des enseignants.
Bien sûr, trouver dans ce contexte le bon équilibre entre
égalité et liberté est difficile,
en raison des passions déchaînées par l’éducation des enfants et des
références morales de chacun.
Pour cette raison, je trouve intéressant de pouvoir comparer de manière détaillée les
politiques d’éducation, les problèmes à surmonter, les succès et les
erreurs commises à ce sujet dans divers pays. Le livre
à partir duquel j’ai écrit ces lignes m’a paru instructif dans
cette perspective.
Je remercie par avance ceux des lecteurs qui, dans leurs
commentaires, indiqueront des références traitant de ces
problèmes dans d’autres pays.
L’auteur et les responsables de la rédaction tiennent
à remercier Johann, Silvia Caccia, Aurélien Djament,
Claire Lacour et François Sauvageot
pour leur relecture attentive et leurs commentaires.
Notes
[1] Il s’agit d’un
livre paru
aux éditions Leqtor, Barcelone, 2006. Les personnes
comprenant l’espagnol peuvent regarder sur YouTube
une interview de l’auteur au sujet de ce livre :
Partie I,
Partie II,
Partie III.
Même si certains propos des journalistes sont en catalan, ceux
de l’auteur sont, eux, en espagnol.
[2] Au chapitre 3, intitulé « La falacia de la igualdad ».
[3] En fait
cette variété peut avoir un bord, des coins, et même des
points singuliers plus compliqués. Par exemple, pour
comprendre d’où vient le bord dans la variété représentant les positions
du squelette, on pourra penser au fait que le mouvement d’un
os est limité par la position du reste du squelette.
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Pour citer cet article :
Patrick Popescu-Pampu — «Egalité et liberté en interaction» — Images des Mathématiques, CNRS, 2010
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