Électrons en interaction dans un milieu aléatoire

Hors piste Le 17 octobre 2014  - Ecrit par  Frédéric Klopp Voir les commentaires

Cet article a été écrit en partenariat avec La Gazette des Mathématiciens

IdM en partenariat avec la Société Mathématique de France et son journal la Gazette des mathématiciens, donne la parole à des lauréats des prix thématiques de l’Académie des Sciences.
Deux textes sur le même sujet sont publiés conjointement par l’auteur, l’un à la gazette des mathématiciens, l’autre sur Images des Mathématiques. Aujourd’hui, « Electrons dans un milieu aléatoire », par Frédéric Klopp (publié sous le titre Electrons dans un milieu aléatoire dans la gazette).

Le problème du transport des électrons dans les solides est
l’une des questions de physique de la matière condensée les plus
anciennes ; c’est aussi l’une des plus actuelles. Les solides sont
dans de nombreux cas bien modélisés par un milieu aléatoire,
c’est-à-dire, un milieu obtenu comme une réalisation d’un tirage
aléatoire. L’un des exemples de milieux aléatoires les plus simples à
décrire (mais pas forcément le plus simple à étudier mathématiquement)
est celui des alliages : on considère un substrat cristallin dont
l’ordonnancement est périodique (voir la partie gauche de la
figure 1). On substitue alors certains des atomes par des
impuretés (voir la partie droite de la
figure 1). Macroscopiquement, on ne sait pas exactement
quels atomes ont été modifiés mais seulement la statistique des
substitutions (par exemple, un atome sur deux a été substitué et les substituions sont indépendantes les une des autres).

Fig. 1 Un exemple de solide désordonné

L’une des difficultés fondamentales de l’étude de la propagation des
électrons vient du fait que les électrons sont très
nombreux, qu’ils interagissent et que les interactions dépendent de
leurs positions. L’étude qui nous intéresse dans ce texte porte sur un
modèle qui est plus simple à analyser que celui des alliages et que nous allons décrire précisément plus loin.

Pour que le modèle soit aussi simple que possible, on supposera que
les électrons vivent dans un milieu uni-dimensionnel, c’est-à-dire,
dans un intervalle que l’on supposera grand, disons, de longueur
$L$. Dans un tel échantillon, les électrons sont nombreux mais ils ne
sont pas tous susceptibles de se déplacer : la plupart sont liés de
façon très forte à des noyaux atomiques. Néanmoins, le nombre des
électrons pouvant se déplacer, les seuls nous intéressant, est
naturellement proportionnel à la taille de l’échantillon $L$. La
constante de proportionnalité $\rho$, appelée densité des électrons,
est supposée petite mais positive et fixe, c’est-à-dire, indépendante
de $L$. On veut donc étudier un système de $n$ électrons dans notre
intervalle de taille $L$ quand $L$ et $n$ croissent vers l’infini de
façon que $n/L$ tende vers $\rho>0$. Cette limite
s’appelle la limite thermodynamique du système.

Fig. 2 Le milieu aléatoire et les niveaux d’énergie autorisés

L’objet que l’on va étudier est l’état fondamental du système : c’est
l’état du système ayant l’énergie la plus faible possible ; c’est
aussi l’état d’équilibre du système à température nulle.

Dans la suite de l’article, nous allons commencer par décrire d’abord un modèle simple de milieu aléatoire ; puis nous considérerons un système d’électrons dans ce
milieu mais qui n’interagissent pas et nous décrirons l’état fondamental de ce système. Enfin, nous verrons ce qui se passe pour l’état fondamental lorsque l’on tient compte des interactions.

Un exemple simple de milieu aléatoire

Décrivons maintenant plus précisément notre modèle simplifié, ce qui nous permettra de décrire la fonctionnelle d’énergie que l’on veut minimiser. Le milieu aléatoire est constitué d’une suite d’intervalles contigus de longueurs aléatoires que l’on appellera
« pièces » et qui partitionnent $[0,L]$. La distribution des pièces est « poissonnienne » d’intensité $1$. Ceci signifie qu’à une petite erreur relative près, pour $L$ grand,
le nombre des pièces est égal à $L$, les longueurs des pièces sont des variables aléatoires stochastiquement indépendantes les unes des autres et de même distribution exponentielle de paramètre 1 : la probabilité que la variable aléatoire prenne une valeur dans l’intervalle $[a,b]$ vaut $e^{-a}-e^{-b}$. Cette description est correcte à des erreurs négligeables près, erreurs que l’on peut mesurer très précisément.

Dans chaque pièce, les niveaux d’énergies autorisés pour les électrons sont quantifiés ; sur la figure 2, les pièces sont représentées en abscisse et, dans
chaque pièce, les énergies autorisées en ordonnée. La règle de quantification
est très simple : dans une pièce de longueur $\ell$, pour $k\geq1$, le $k$-ième niveau d’énergie autorisé, noté $\lambda_{k,\ell}$, est donné par $ \lambda_{k,\ell}=\left(\frac{k\pi}\ell\right)^2$. Chaque pièce contient donc
un nombre infini de niveaux d’énergie autorisés et ceux-ci sont
inversement proportionnels au carré de sa longueur : plus
les pièces sont petites, plus les niveaux sont élevés.

L’état fondamental et l’énergie fondamentale d’un système sans interactions

Considérons maintenant un système de $n$ électrons dans ce milieu en
supposant que l’interaction entre les électrons est nulle. Dans ce
cas, l’énergie totale du système de $n$ électrons est simplement la
somme des énergies occupées individuellement par chacun
des électrons composant le système.

Les électrons étant des fermions, en vertu du principe d’exclusion de
Pauli, dans chaque pièce, un niveau d’énergie ne peut contenir au plus
qu’un unique électron.

Calculer l’état fondamental revient donc simplement à trouver la
distribution de $n$ électrons dans le système des pièces qui minimise
cette énergie. Rappelons que l’on suppose que $L$ est grand et que
$n/L$ est proche de $\rho>0$ fixé où $\rho$ est la densité des
électrons.

Fig. 3 L’énergie de Fermi

Pour construire la configuration d’énergie minimale, en vertu du principe
d’exclusion de Pauli, il suffit de placer les $n$ électrons les uns après les
autres dans les $n$ niveaux d’énergie les plus bas à raison d’un électron
par niveau. On cherche donc maintenant à comprendre qui sont ces $n$ premiers
niveaux. Pour cela, on fixe une énergie $E$ et on compte le nombre
de niveaux d’énergie inférieure à $E$ disponibles dans toutes les
pièces ; puis, on cherchera $E$ de façon que ce nombre soit égal à
$n$.

Comptons le nombre de niveaux d’énergie inférieure à $E$ disponibles
dans toutes les pièces. Pour une pièce donnée, les niveaux d’énergie
autorisés ne dépendent que de la longueur de la pièce. On range donc
les pièces par longueur croissante. Les niveaux dans une pièce de
longueur $\ell$ sont les nombres $ \lambda_{k,\ell}=\left(\frac{k\pi}\ell\right)^2$ pour $k\geq1$. Donc, si une
pièce est de longueur strictement inférieure à
$\ell_E=\frac\pi{\sqrt{E}}$, elle ne contient aucun niveau d’énergie
inférieure à $E$. Les pièces contenant exactement un niveau d’énergie
inférieure à $E$ sont celles de longueur contenue dans
$[\ell_E,2\ell_E[$, et plus généralement, pour $k\geq2$, celles
contenant exactement $k$ niveaux d’énergie inférieure à $E$ sont les
pièces de longueur contenue dans $[k\ell_E,(k+1)\ell_E[$.

On sait que le nombre total de pièces est essentiellement égal à $L$
qui est grand. Comme les longueurs des pièces sont des variables
aléatoires indépendantes, la loi des grands nombres nous dit que le
nombre des pièces de longueur contenue dans $[k\ell_E,(k+1)\ell_E[$
est (à une petite erreur relative près) asymptotique au nombre total de
pièces multiplié par la probabilité qu’une pièce soit de longueur
contenue dans $[k\ell_E,(k+1)\ell_E[$. Mais, la longueur d’une pièce
suit une loi exponentielle de paramètre $1$. Donc, la probabilité que
la longueur d’une pièce soit contenue dans $[k\ell_E,(k+1)\ell_E[$ est
égale à $e^{-k\ell_E}-e^{-(k+1)\ell_E}$. On obtient ainsi que le
nombre total de niveaux disponibles inférieurs $E$ divisé par la
longueur $L$ converge vers

\[ N(E):=\sum_{k\geq1}k\left(e^{-k\ell_E}-e^{-(k+1)\ell_E}\right) =\sum_{k\geq1}k\, e^{-k\ell_E}-\sum_{k\geq2}(k-1)\,e^{-k\ell_E} =\sum_{k\geq1}e^{-k\ell_E} =\frac{e^{-\ell_E}}{1-e^{-\ell_E}} \quad{\tt où } \quad\ell_E=\frac\pi{\sqrt{E}}. \]

En fait, des estimées de grandes déviations montrent qu’avec une
probabilité tendant vers $1$ exponentiellement vite quand $L$ tend
vers l’infini, le nombre de niveaux inférieurs à $E$ est donné par
$N(E)L$ à une petite erreur relative près.

L’espérance du nombre de niveaux inférieurs à $E$ par unité de volume,
$N(E)$, est appelée « densité d’état intégrée » en physique du
solide. De fait, la densité d’état intégrée est bien définie pour de
nombreux modèles aléatoires ; c’est une quantité qui joue un rôle
crucial dans l’étude de ces modèles. C’est une fonction croissante de
l’énergie et, dans de nombreux cas, cette fonction est
continue ; c’est en particulier le cas pour notre modèle.

Revenons à notre problème de minimisation. Pour trouver quelles sont
les pièces donnant les $n$ niveaux d’énergie les plus bas, on cherche
donc l’énergie $E$ telle que $L\cdot N(E)=n$ soit encore $N(E)=n/L$. Or
$n/L$ tend vers $\rho$. On résout donc l’équation $N(E)=\rho$. $N$
étant continue et strictement croissante, cette équation admet une
unique solution notée $E_F$ et appelée « énergie de Fermi ». Bien sûr,
$E_F$ se calcule aisément à partir de sa définition et de la formule
explicite pour la densité d’état intégrée $N$ donnée ci-dessus : on obtient $\displaystyle E_F=\left[\frac{\pi}{\log\left(\frac{1+\rho}{\rho}\right)}\right]^2$.

Fig. 4 La distribution des électrons dans l’état fondamental du système sans interaction

À cette énergie de Fermi, on peut associer la longueur de
Fermi $\ell_F$ : c’est la longueur minimale que doit avoir une pièce
afin de contenir au moins un niveau d’énergie sous l’énergie de Fermi
$E_F$ ; donc, $\displaystyle\ell_F=\frac\pi{\sqrt{E_F}}=\log\left(\frac{1+\rho}{\rho}\right)$. On sait alors que,
dans l’état fondamental du système sans interaction, pour $k\geq0$,
une pièce de longueur contenue dans $[k\ell_F,(k+1)\ell_F[$ contient
exactement $k$ électrons. On peut représenter l’état fondamental du
système sans interaction de la façon suivante : en abscisse, on place
les longueurs possibles pour une pièce et, en ordonnée, le nombre
d’électrons contenus dans une pièce d’une longueur donnée ; bien sûr, dans chaque pièce, les électrons occupent les niveaux autorisés les plus bas. On obtient la figure 4.

L’état fondamental et l’énergie fondamentale d’un système avec interactions

On veut maintenant comprendre ce qui se passe
lorsque l’on tient compte des interactions entre les électrons. Il y a
alors une modification majeure : la nature quantique des électrons
fait que le système ne peut plus être décrit par les niveaux autorisés
utilisés dans le cas libre, c’est-à-dire, sans interactions. En effet,
à cause des interactions, les électrons peuvent vivre dans plusieurs
pièces à la fois : c’est ce qu’on appelle l’effet tunnel. Il faut donc
tenir compte de leur vraie nature : ce sont des ondes qui vivent dans
tout l’échantillon, ici, l’intervalle $[0,L]$. Les électrons sont
décrits par des fonctions d’ondes dont le carré du module représente
la densité de probabilité de présence de l’électron au point
considéré. Les électrons ont le don d’ubiquité !

Dans notre étude, nous ne considérons pas les électrons
individuellement mais en groupe. Les électrons sont alors des
particules indistinguables qui observent le principe d’exclusion de
Pauli : il ne peut y avoir plus d’un électron dans un état quantique
donné ; lorsque les interactions étaient absentes, ceci se traduisait
par le fait qu’un niveau d’énergie autorisé ne pouvait contenir au
plus qu’un électron. En présence des interactions, ceci se traduit par
le fait que la fonction d’onde associée à un système d’électron est
totalement antisymétrique : quand on échange deux électrons, la
fonction d’onde change de signe. On peut remarquer que le module de la
fonction d’onde ne change pas, c’est-à-dire, que la distribution de
probabilité de présence ne change pas.

Il nous reste à décrire les interactions. Les électrons étant de même
charge, ces interactions sont répulsives c’est-à-dire que l’énergie du
système augmente quand on tient compte des interactions. On supposera
aussi que les interactions se font par paire i.e. les électrons
interagissent seulement deux par deux mais pas par groupes de trois ou plus. Enfin, on supposera que l’interaction entre deux électrons est à portée finie non nulle c’est-à-dire qu’elle est nulle entre deux électrons suffisamment éloignés l’un de l’autre et strictement positive s’ils sont assez proches.

Fig. 5 Interaction entre les électrons (pour simplifier la figure, on n’a gardé que les interactions entre électrons dans une même pièce ; au premier ordre, ce sont elles qui jouent le rôle principal)

Contrairement au cas sans interaction, l’état fondamental ne peut maintenant plus être décrit comme un état donné par une simple collection de $n$ électrons placés dans des niveaux autorisés. On peut néanmoins montrer qu’il s’écrit comme une superposition de tels états ; en général, la superposition le décrivant comportera un nombre infini de ces états simples (contre un seul dans le cas sans interactions). En conséquence, notre description de l’état fondamental sera moins précise quand nous tenons compte des interactions.

Si on part de l’état fondamental sans interactions et que
l’on « allume » les interactions, les électrons interagissent, en
particulier, ceux vivant dans la même pièce (voir la
figure 5). Il peut donc être plus économique énergétiquement
d’éloigner les uns des autres certains électrons quitte à créer un
état dont l’énergie dans le système sans interaction ne sera plus
minimale : pour un système donné, un gain en énergie d’interaction
peut compenser une perte en énergie sans interaction (voir la
figure 6).

Fig. 6 Dissociation d’une paire d’électrons

Comme le potentiel d’interaction a une portée finie, ce phénomène ne concerne bien sûr pas seulement les électrons vivant dans une même pièce ; néanmoins ceux-ci jouent le rôle le plus important. Il ne concerne pas non plus tous les électrons : comme le potentiel d’interaction a une portée finie, les électrons de l’état
fondamental sans interactions disposés dans des pièces suffisamment
éloignées de toutes les autres pièces portant un électron ne seront
pas affectés par les interactions. L’éloignement minimal dépendra de la portée du
potentiel d’interaction.

Fig. 7. La distribution des électrons dans l’état fondamental du système en interaction

On peut alors calculer la distribution dans les différentes
pièces (au sens de la figure 4) des électrons constituant
l’état fondamental du système en interaction. On ne sait pas la
calculer de façon aussi précise que dans le cas sans interaction mais,
si on se restreint aux pièces de longueur inférieure à $3\ell_F$, on
obtient la figure 7. On peut montrer que le nombre
d’électrons contenu dans les pièces de longueur supérieure à $3\ell_F$
est de taille $\rho^2 n$ ; donc, quand $\rho$ est petit, il est petit
par rapport à $n$, le nombre total d’électrons. La figure 7
décrit donc la plupart des électrons. On y voit que, pour une constante
$\gamma_*$ qui ne dépend que du potentiel d’interaction, dans les
pièces de longueur comprise entre $2\ell_F$ et
$2\ell_F-\log(1-\gamma_*)$ (pièces qui contenaient deux électrons dans
l’état fondamental du système sans interactions) on a retiré un
électron pour le replacer dans une pièce de longueur comprise entre
$\ell_F-\gamma_*\rho$ et $\ell_F$ (pièces qui ne contenaient aucun
électron dans l’état fondamental du système sans interactions). Le
nombre total d’électrons ainsi déplacés est $\rho n$ ; comme $\rho$ est
petit, il est beaucoup plus grand que $\rho^2n$, le nombre d’électrons que l’on ne décrit pas et beaucoup plus petit que $n$, le nombre total d’électrons.

Cette description permet aussi de calculer avec précision l’énergie de
l’état fondamental du système en interaction : on obtient
l’asymptotique de la correction à apporter à l’énergie de l’état
fondamental du système sans interaction.

Dans l’étude que je viens de décrire, le milieu aléatoire
dans lequel se propagent les électrons est particulièrement simple. Les
modèles aléatoires généraux partagent de nombreuses propriétés du
modèle des pièces. En particulier, ils partagent la propriété
suivante, typique des milieux aléatoires en une dimension : les états
quantiques sont localisés i.e. une particule n’occupe qu’une portion
très réduite de l’espace disponible, une unique pièce dans le cas du
modèle des pièces. Cette propriété s’appelle « localisation » et a
fait l’objet de nombreuses études tant physiques que mathématiques et
a été observée expérimentalement dans de nombreux systèmes. Dans des
milieux aléatoires en dimension quelconque, cette propriété est
également typique dans certains domaines
d’énergie.

La question au centre de l’étude décrite dans ce texte pour le modèle des pièces se généralise alors naturellement en celle du devenir de la localisation
lorsque l’on considère un grand nombre d’électrons en interaction dans
un milieu aléatoire. Cette question fait l’objet de recherches actives
tant en physique qu’en mathématiques.

Post-scriptum :

La rédaction d’Images des Mathématiques et l’auteur remercient les relecteurs
Antonin Guilloux, Ulysse, Bastien Mallein, Gammella et Romain Tessera pour leur relecture attentive et leurs commentaires constructifs.

Article édité par Franck Boyer

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Pour citer cet article :

Frédéric Klopp — «Électrons en interaction dans un milieu aléatoire» — Images des Mathématiques, CNRS, 2014

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