Espaces courbes
Le 15 octobre 2004 Voir les commentaires (1)Lire l'article en


La notion d’espace courbe a traversé une très longue maturation. Nous en balisons le cheminement historique en évoquant Newton et la courbure des courbes planes (1665), Gauss et la courbure des surfaces (1827), Riemann et les dimensions supérieures (1854), Einstein et la relativité générale (1916), ou Gromov et les espaces discrets (dès 1980). Le lecteur est également invité à repenser à la différence géométrique entre une feuille de salade et une pelure de pomme, voire à spéculer sur la géométrie de la Toile.
Le concept d’ESPACE COURBE est aujourd’hui utilisé pour modéliser
des réalités très diverses. Il apparaît par exemple dans l’étude des défauts
cristallins en physique du solide. Il joue également un rôle important dans des appareils de technologie avancée comme le
« Global Positioning System » (GPS), qui permettent déjà de localiser un récepteur GPS à quelques mètres près, et qui doivent pour cela prendre en compte des effets complexes de relativité générale eux-mêmes liés à la courbure de l’espace. Certains projets de recherche sont motivés par la
prédiction des tremblements de terre : on souhaite un GPS indiquant des déplacements de l’ordre du millimètre (observation des bords des failles de la croûte terrestre dans les zones sismiques), d’où la nécessité de nouvelles
études physico-géométriques pour affiner les connaissances et les performances actuelles.
Au cours de l’effort de structuration de nos connaissances, il a fallu
un temps considérable pour dégager diverses notions
scientifiques fondamentales sous la forme de concepts précis.
C’est par exemple le cas de la température en
physique, des éléments en chimie, de l’hérédité en biologie,
..., et précisément de la courbure en mathématiques. On peut
distinguer trois étapes historiques importantes dans
l’évolution de ce qu’on entend pas « courbure » ;
la troisième étape est d’ailleurs en cours.
1. Rayon de courbure d’une courbe en un point
Les courbes présentent certains aspects globaux ; par exemple :
une courbe peut être dans un domaine limité de l’espace,
comme c’est le cas d’un cercle, ou au contraire avoir des points
arbitrairement éloignés, comme c’est le cas d’une droite. Les
courbes présentent aussi des aspects locaux ;
par exemple : un cercle possède une tangente en tout point, alors que le
bord d’un carré possède des points (les coins) où la
tangente n’est pas définie. Pour les points où la tangente
est bien définie, celle-ci est (par définition !) la
meilleure approximation locale de la courbe par une droite
(figure 1, et détail à la figure 2).
Mais on peut trouver une approximation
à la fois meilleure et encore assez simple :
le cercle osculateur en un point
$P$ d’une courbe $C$, qui est le cercle approchant au mieux $C$
près de $P$ (figures 1 et 2). Le rayon de ce cercle est, par
définition, le rayon de courbure de la courbe $C$ au
point $P$.
Figure 1.
Figure 2.
Ces notions remontent à un travail de 1665 de Isaac Newton (1642-1727)
et ont été repensées par de nombreux mathématiciens.
2. Le theorema egregium (= théorème excellent) de Gauss et la courbure intrinsèque d’une surface
En 1827, Carl Friedrich Gauss (1777-1855) publie un article fondamental qu’il intitule Disquisitiones generales circa superficies curvas (= Recherche sur la théorie générale des surfaces courbes) [1]. Gauss a considérablement précisé ce qu’on peut entendre par « surface » , et il a su dégager les notions nécessaires
pour leur étude. Il a en particulier défini la courbure totale $k(P)$ en un point $P$ d’une surface $S$, et a reconnu que c’est un nombre qu’on peut caractériser de plusieurs manières ; en voici une :
\[ k(P) \, = \, \frac{12}{\pi} \, \lim_{r \to 0} \, \frac {\pi r^2 - \text {(aire dans} \ S\ \text{d'un disque de rayon} \ r \ \text {autour de}\ P)} {r^4} \]
(comme l’aire dans un plan d’un disque de rayon $r$ est
précisément $\pi r^2$, cette caractérisation montre
immédiatement que la courbure d’un plan est nulle en chacun de
ses points) ; en voici une autre :
\[
k(P) \, = \, \frac{3}{\pi} \, \lim_{r \to 0} \,
\frac {2 \pi r - \text {(périmètre dans} \ S\
\text {d'un disque de rayon} \ r \ \text{autour de} \ P)}
{r^3}
\]
(ce qui montre autrement que la courbure du plan est nulle en
chacun de ses points).
$\qquad$
Figure 3. Surfaces à courbure nulle : cyclindre et cône.
- Figure 4. Surfaces à courbure positive : ellipsoïde, maximum local, minimum local.
- Figure 4. Surfaces à courbure positive : ellipsoïde, maximum local, minimum local.
Figure 4. Surfaces à courbure positive : ellipsoïde, maximum local, minimum local.
$\qquad$
Figure 5 - Surfaces à courbure négative : col, hyperboloïde à une nappe.
Il y a beaucoup de manières de mettre en évidence le signe de la
courbure. En voici une. Si, dans une surface $S$, on découpe
une étroite bande circulaire et qu’on l’étale sur une surface
plane, on obtient une bande circulaire plane moins un
secteur lorsque $S$ est à courbure positive ; c’est le cas avec
une pelure de pomme. On obtient au contraire une bande circulaire
plane dont l’une des extrémités empiète sur l’autre
lorsque $S$ est à courbure négative ; c’est le cas avec une
feuille de salade.
$\qquad$
$\quad$
Figure 6. A propos de pommes et de salade.
Gauss et ses successeurs ont aussi mis en place le concept de
géodésique, qui précise à la fois :
- (i) la notion de plus court chemin entre deux points d’une surface
(en géométrie), - (ii) la notion de trajectoire d’un corps pesant dans un champ de
forces extérieures (en mécanique).
On assiste ainsi dans la deuxième moitié du XIXe siècle à
une géométrisation de la mécanique qui fut un
prérequis important pour les découvertes de la physique
quantique et de la relativité au début du XXe siècle. Il
faut en particulier signaler les visions extraordinaires de Bernhard
Riemann (1826-1866). Son œuvre, d’une extrême concision, a
changé toutes les mathématiques. Lors de sa leçon
d’habilitation (10 juin 1854), il a révolutionné la
géométrie, notamment en l’affranchissant du carcan des
petites dimensions (1, 2 et 3), et en étendant
à son nouveau cadre les notions de distance et de courbure.
Ces travaux ont été menés en même temps que ceux qui ont résolu la controverse millénaire sur « l’axiome des parallèles », d’Euclide (travaux sur la
« géométrie hyperbolique » de Gauss en Allemagne, Lobatchevski en Russie, Bolyai en Allemagne et Hongrie, Beltrami en Italie [2]).
2 bis. L’appropriation du concept chez Einstein
Dans la théorie de la relativité, dont les premiers articles ont
été publiés en 1905 (relativité restreinte) et 1916
(relativité générale) par Albert Einstein (1879-1955),
les lois de la physique s’expriment dans un espace « à $4$
dimensions », englobant les trois dimensions usuelles et le
temps. En relativité générale, la donnée essentielle de
l’espace est sa courbure locale, conformément aux définitions
de Gauss et Riemann. Et Einstein s’est magistralement approprié
ces notions puisqu’elles lui permettent d’exprimer la masse des
particules : la présence de masse se manifeste ainsi par une
simple propriété géométrique de l’espace courbe qui
modélise l’espace-temps (voir [Mo]).
La relativité, née d’un effort de compréhension théorique, a été
vérifiée depuis par de nombreuses expériences.
Sur la courbure et la relativité, on trouve quelques idées
remarquablement bien exposées dans deux bandes dessinées de
Jean-Pierre Petit [Pe1], [Pe2].
3. La notion du signe de la courbure dans un espace discret, les idées de Gromov
Toutes les définitions de courbure évoquées jusqu’ici
présupposent une surface ou un espace « continu », et
même « lisse », dans un sens à préciser. Mais ce
cadre est manifestement trop rigide dans de nombreuses
situations : par exemple pour les modèles discrets qu’utilisent
de façon constante les ordinateurs (auxquels on ne peut donner
qu’un nombre fini d’instructions !). L’extension de la
géométrie dans cette direction a été accomplie dans la
seconde moitié du XXe siècle, en particulier par A.D.
Alexandrov et M. Gromov ;
voir par exemple [Gr2].
Ainsi, étant donné un ensemble fini de points dont on ne
connaît que les distances mutuelles, on peut aujourd’hui
définir des propriétés de courbure telles que « être
à courbure strictement négative », ou « être à
courbure positive ». (Exemples de tels ensembles finis de
points : les adresses du web [EM], ou peut-être les gênes du
génome si on arrive à définir une notion pertinente de
distance entre eux.) Ces notions de courbure permettent des
analyses qualitatives tout à fait intéressantes de diverses
situations : contenu et transmission de très grandes quantités
d’information, ou comportements ergodiques et chaotiques, pour ne
citer que deux exemples. Il s’agit là de recherches en cours.
L’une des définitions récemment proposées utilise l’idée
suivante, qui ne définit pas la courbure proprement dite, mais
seulement son signe : un espace $X$ est à courbure
strictement négative s’il existe une constante $D$,
caractéristique de l’espace $X$, telle que, pour tout triangle
dans $X$ de côtés $a,b,c$ tout point de $a$ est à distance
au plus $D$ d’un point de $b$ ou de $c$ ;
on dit alors que les triangles sont $D$-fins.
Dans un tel espace, il peut bien sûr exister des triangles arbitrairement
grands (comme en géométrie plane usuelle), mais ces triangles sont
néanmoins tous $D$-fins pour une même valeur de la constante $D$
(il n’y a pas d’équivalent des homothéties de la géométrie
usuelle).
Figure 7. Un triangle $D$-fin.
L’étude géométrique de diverses structures discrètes en
mathématique a fait récemment et fait toujours l’objet de
travaux de recherche intensifs, comme en témoignent parmi beaucoup
d’autres les livres
[GH], [BH] et [Ha] mentionnés ci-dessous.
3 bis. Un résultat de Gromov en théorie des groupes
Pour les lecteurs ayant pratiqué davantage de mathématiques, voici
quelques éléments permettant d’énoncer au moins un
résultat de M. Gromov, à titre d’échantillon des progrès
spectaculaires qu’il a permis en théorie des groupes.
On considère un groupe $G$ qui est engendré par une famille finie
$\{s_1, s_2, \dots, s_N\}$ d’éléments, au sens où tout
élément de $G$ s’écrit d’une manière au moins comme
produit de ces « générateurs », $s_j$ et de leurs
inverses. Pour deux éléments $g,h$ du groupe $G$, on
définit la distance $d(g,h)$ entre $g$ et $h$ comme suit
; d’abord $d(g,h) = 0$ si $g = h$ ; ensuite $d(g,h) = 1$ si $g
\ne h$ et s’il existe un générateur $s_j$ tel que $h = g s_j$
ou $h = g s_j^{-1}$ ; et dans les autres cas $d(g,h) = n$ où
$n$ est le plus petit entier tel qu’il existe des éléments
$g=g_0, g_1, \dots, g_n=h$ dans $G$ avec $d(g_0,g_1) =
d(g_1,g_2) = \dots = d(g_{n-1},g_n) = 1$. Pour $g$ et $h$ dans
$G$, une telle suite $(g=g_0,g_1, \dots,g_n=h)$ est un
segment géodésique (penser à « segment de
droite ») dans le groupe $G$. Il est naturel de définir un
triangle de sommets $g,h,k$ dans $G$ comme la réunion de
trois segments géodésiques $(g=g_0,g_1, \dots,g_n=h)$,
$(h=h_0,h_1, \dots,h_p=k)$ et $(k=k_0,k_1, \dots,k_q=g)$ ; les
longueurs des côtés d’un tel triangle sont alors $n$, $p$ et
$q$.
Un groupe $G$ est dit à courbure strictement négative,
ou hyperbolique au sens de Gromov s’il existe une famille
génératrice $\{s_1, s_2, \dots, s_N\}$ et un nombre réel
$C > 0$ tels que la propriété suivante soit satisfaite : avec
les notations ci-dessus, pour tout triangle de $G$ et pour tout
point $g_i$ sur l’un de ses côtés, il existe un point $h_j$ ou
$k_l$ sur l’un des autres côtés à distance au plus
$C$ de $g_i$ (comparer avec la figure 7).
Dans un article déjà célèbre de 1987 [Gr1] et dans d’autres
plus récents, Gromov a notamment montré des résultats
que nous tentons d’évoquer comme suit.
- (i) Presque tous les groupes qui peuvent
être engendrés par une famille finie d’éléments sont à
courbure strictement négative.
- (ii) Pour $N \ge 2$, presque tous les groupes à $N$ générateurs
sont de dimension cohomologique $2$.
Un tel énoncé utilise des mots dont il faudrait
bien sûr préciser soigneusement le sens.
Contentons-nous ici de deux commentaires nécessairement bien vagues.
Le premier pour dire qu’on peut considérer simultanément
tous les groupes du type indiqué dans le théorème
(appelés les groupes de type fini)
et définir sur cet ensemble
une structure convenable pour laquelle les mots
« presque tous les groupes » de (i) ont un sens
mathématiquement précis.
Le second pour dire que, outre la courbure, on sait adapter de nombreux
concepts géométriques à des objets « discrets » comme
les groupes de tpye fini ; en particulier, un tel groupe a d’abord une
« dimension » (que les professionnels qualifient de
cohomologique pour des raisons qui leur sont propres) ;
et cette dimension est presque toujours exactement $2$,
comme celle d’une surface, et non pas $1$, comme celle d’une droite, ou $6$,
comme la dimension de l’espace des positions d’un corps solide dans l’espace.
Avant ces travaux, tous les résultats importants de théorie des
groupes concernaient telle ou telle famille particulière de
groupes. Gromov a ouvert une vision globale en ce sens qu’elle
concerne la majorité des groupes, ce qui a très
profondément marqué le sujet. (Gromov et bien sûr d’autres,
la recherche mathématique est le fait d’une communauté !)
Références
[Bo] J.-P. Bourguignon, Espaces courbes, in « Qu’est-ce que l’univers ? », Université de tous les savoirs, sous la direction d’Y. Michaud, vol. 4, Odile Jacob, 2001, p. 152-163.
[BH]
M. Bridson et A. Haefliger, Metric spaces of non-positive curvature, Die Grundlehren der mathematischen Wissenschaften, Band 319, Springer, 1999.
[Ei] A. Einstein, Die Grundlage der allgemeine Relativitätstheorie, 1916.
[EM]
J.P. Eckmann et E. Moses, Curvature of co-links uncovers hidden thematic layers in the World Wide Web, Proc. Natl. Acad. Sci. USA, vol 99:9, 2002, p. 5825-5829 (electronic).
[Ga] C.F. Gauss, Disquisitiones generales circa superficies curvas, 1827 ; Werke, IV, 1973, p. 217-258.
[GH]
Ghys (E.) et de la Harpe (P.) (éditeurs), Les groupes hyperboliques d’après Mikhael Gromov, Birkhäuser, 1990.
[Gr1] M. Gromov, Hyperbolic groups, in « Essays in Group Theory », S.M. Gersten, Editor, M.S.R.I. Publ. 8, Springer, 1987, p. 75-263.
[Gr2] M. Gromov, Sign and geometric meaning of curvature, Rend. Sem. Mat. Fis. Milano, vol 61, 1994, p. 9-123.
[Ha] P. de la Harpe, Topics in geometric group theory, University of Chicago Press, 2000.
[Mo]
M. Monastyrsky, Riemann, topology, and physics, Birkhäuser, 2eédition, 1999.
[Pe1] J.P. Petit, Le geometricon, Les aventures d’Anselme Lanturlu, Librairie Belin, 1980.
[Pe2] J.P. Petit, Le trou noir, Les aventures d’Anselme Lanturlu, Librairie Belin, 1981.
[Ri] B. Riemann, Ueber die Hypothesen, welche der Geometrie zu Grunde liegen, leçon d’habilitation, 10 juin 1854 ; Gesammelte mathematische Werke, 2ème édition, 1990, p. 304-319.
[St]
J. Stillwell, Mathematics and its history, Springer, 1989.
A de minimes modifications près, ce texte est repris d’un document préparé pour une journée « Portes ouvertes » à l’Université de Genève, le 10 mars 2001. C’est un plaisir de remercier Boris Ischi qui a composé les figures.
Notes
[1] Anecdote montrant l’interdépendance des recherches dites pures et appliquée : la période où Gauss trouvait certains de ses résultats fondamentaux sur les surfaces est précisément celle où il travaillait sur mandat gouvernemental à des relevés géodésiques dans le royaume de Hannovre.
[2] Voici un bel exemple de la perméabilité des frontières aux idées mathématiques.
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Pour citer cet article :
Pierre de la Harpe — «Espaces courbes » — Images des Mathématiques, CNRS, 2004
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Commentaire sur l'article
Espaces courbes
le 15 mai 2010 à 18:30, par Pierre de la Harpe