Euclide et Kandinsky
Le 29 novembre 2009 Voir les commentaires (3)Lire l'article en


Euclide écrivit un traité de Mathématiques, dit des « Éléments »,
qui servit pendant des millénaires de modèle pour l’écriture et pour
l’enseignement de cette science. Mais, victime du succès de son œuvre,
l’auteur disparut presque complètement derrière elle.
Quelles furent ses motivations lorsqu’il écrivit son traité ?
À partir de quels matériaux travailla-t-il ? Lesquels ne réussit-il
pas à incorporer ?
Croyait-il que toute pensée géométrique devait
nécessairement passer par le langage qu’il avait développé ?
Que ce langage était adapté aussi aux artisans/artistes,
soient-ils architectes, sculpteurs, potiers, peintres ? Aux astronomes,
aux géographes
et aux marins ? Ou bien pensait-il que son
travail était plutôt adapté à certains domaines, mais que
d’autres nécessiteraient des théories nouvelles ?
On ne peut que rêver aux réponses à ces questions, car aucune
pensée personnelle d’Euclide ne nous est restée. Par exemple, je rêve
à la rencontre et aux discussions entre Euclide et Kandinsky lors d’un
périple de
Divine Géométrie. J’ai découvert l’affinité de leurs démarches
en lisant le
livre « Point et ligne sur plan » de Kandinsky, publié en 1926
lorsqu’il donnait des cours de création artistique au Bauhaus.
En effet, il me semble que
ses pensées, vagues du point de vue mathématique mais
souvent enthousiasmantes, auraient très bien pu être celles
d’Euclide en train de travailler sur son traité. J’en veux pour
preuve les extraits suivants de l’édition publiée chez Gallimard
en 1991 dans la collection Folio Essais (traduction Suzanne et
Jean Leppien).
Il est à déplorer que la peinture ne dispose pas d’une
terminologie précise, ce qui rend difficile, et parfois même
impossible, tout travail scientifique. Nous devons commencer par
le commencement et un dictionnaire de la terminologie serait
indispensable. (page 69)Les méthodes de l’analyse de l’art ont toujours été bien trop
arbitraires et souvent trop subjectives. Les temps à venir nous dirigent
vers une démarche plus précise et plus objective qui rendra possible
un travail collectif dans le domaine de l’esthétique expérimentale.
(page 91)Les progrès obtenus par un travail méthodique mèneront vers
l’établissement d’un dictionnaire des éléments et conduiront, dans un
développement ultérieur, à une syntaxe et finalement à un traité de
la composition dépassant les limites des arts distincts et valable pour
l’« art » en général. Un dictionnaire ne pétrifie pas une langue vivante,
qui subit continuellement des changements : des mots disparaissent et
meurent, d’autres mots naissent ou sont importés de l’« étranger »,
franchissant
les frontières. Mais chose curieuse, le préjugé selon lequel une syntaxe
deviendrait fatale pour l’art reste très vivace aujourd’hui encore.
(page 102)
Kandinsky s’interroge sur l’interaction entre plusieurs éléments graphiques
à la surface du tableau : entre des points plus ou moins gros et aux bords
plus ou moins gondolés et des lignes plus ou moins recourbées, plus ou
moins épaisses. Il s’interroge sur nos sensations face à des positionnements
différents des mêmes éléments à l’intérieur du plan du tableau, ou
à l’intérieur de tableaux de proportions différentes : on n’a évidemment
pas la même sensation face à un tableau étalé en largeur et face à un autre
élancé à la verticale. Par exemple,
pour lui les formes situées près du bord
inférieur ont tendance à tomber et celles situées près du bord supérieur
à s’élever.
Visiblement, la syntaxe développée par Euclide ne l’aide pas dans ses
interrogations, car Euclide ne sait pas parler de lignes contorsionnées,
plus ou moins larges. Mais il me semble que c’est le même type
d’interrogations qui les animait, sur la possibilité de penser à un
domaine en élaborant un langage aux règles strictes pour en parler.
Le texte de Kandinsky est précieux parce qu’il n’est pas un traité
imposant comme celui d’Euclide. Il propose simplement des pistes de
réflexion, il pousse à continuer soi-même cette recherche, en offrant
une abondance de dessins à méditer. La forme apparemment
achevée des « Éléments » d’Euclide a été bien sûr un
modèle essentiel d’écriture des mathématiques jusqu’à nos jours,
mais elle a induit aussi en erreur bien des générations en leur
faisant croire que la Géométrie était achevée, et qu’il fallait
désormais l’apprendre par cœur... Le livre de Kandinsky est là
pour détromper ceux qui pensent ainsi et les inciter à explorer
le monde en le dessinant tout en réfléchissant à ces dessins,
mais sans se laisser engluer dans l’acquis :
Avec l’évolution future de ces moyens d’expression et avec
la réceptivité accrue du spectateur, des notions plus précises seront
indispensables et pourront être obtenues par mensuration. La
formule numérique sera inévitable. Il demeure le danger que les
formules restent en deçà de la sensibilité et la freinent. La formule
ressemble à de la glu et rappelle le « papier tue-mouches » dont les
inconscients deviennent les victimes. La formule est aussi comme un
fauteuil-club, entourant l’homme de ses bras tièdes. Mais l’effort
pour se libérer de ces liens est la condition d’un bond en avant vers
de nouvelles valeurs, et finalement vers des formules nouvelles. (page 32)
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Pour citer cet article :
Patrick Popescu-Pampu — «Euclide et Kandinsky» — Images des Mathématiques, CNRS, 2009
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