Faut-il toujours motiver ce que l’on enseigne ?

Regard sur quelques exemples marquants

Piste noire Le 23 mars 2020  - Ecrit par  Aziz El Kacimi Voir les commentaires (2)

« ...mais moi je veux savoir où je vais et dans quel chemin je mets mon premier pas ! »

Des qualités que doit posséder un enseignant, deux au moins sont essentielles : i) maîtriser le savoir qu’il a à transmettre ; ii) le motiver au moment où il le dispense ; c’est une démarche précieuse dans l’enseignement de beaucoup de disciplines, et plus particulièrement celui des mathématiques.

Par motivation, je n’entends pas forcément « utilité » dans telle ou telle situation pratique, comme si c’était pour répondre à la question récurrente de Monsieur ou Madame Chichi :
« Mais à quoi ça sert ? »
Non ! c’est une motivation pour les mathématiques elles-mêmes. Et du côté pédagogique, pour que le savoir puisse être transmis plus facilement aux apprentis.
Les deux exemples qui suivent dont j’ai choisi de parler illustrent mieux cette idée.

1. L’enseignement de la topologie

De mes souvenirs d’étudiant en Licence de Mathématiques à l’Université de Lille, j’en garde un en particulier : la topologie était une unité de valeur (dénommée Unité 1)
réputée difficile d’accès dans le cursus. Je ne me rappelle plus comment on nous y a introduits, mais quand à mon tour j’ai eu à l’enseigner pour la première fois dans la même formation, je me suis bien posé la question de comment j’allais débuter
un cours si difficile sans « braquer » l’assistance : définir une topologie sur un ensemble en larguant brutalement les axiomes habituels ? Introduire d’abord quelques exemples ? Ou...? J’ai finalement opté de le faire en rappelant d’abord tout ce que les étudiants connaissaient sur la droite réelle, et entre autres la valeur absolue $\vert \cdot \vert $ qui leur permet de mesurer la notion de proximité de manière concrète. Ensuite, j’ai poussé un peu plus loin en initiant un « dialogue-interrogatoire » direct sur une situation inspirée par le regard que nous portons sur des objets de la vie quotidienne. Je savais que tout le monde a une idée intuitive de la notion de voisinage sur n’importe quelle portion d’une surface plane. J’en ai dessiné une , j’y ai mis au hasard une dizaine de points représentant des villes et j’ai posé
banalement la question :

— Des deux villes $x$ et $y$, laquelle est la plus voisine de $a$ ?

— La ville $y$, bien sûr ! me répondent-ils de façon affirmée.

— Pour quelle raison ?

— La distance !

— La distance...?

— Oui, la distance. Entre $y$ et $a$, elle est plus petite qu’entre $x$ et $a$.

— Effectivement !

La distance, le mot est lâché !

Nous avons continué le dialogue jusqu’à arriver par nous mettre d’accord sur le fait que si, sur un ensemble quelconque $E$, nous avions une notion de distance, nous aurions une idée de celle de proximité : il y a un moyen de dire quand deux éléments $x,y\in E$ sont proches.

À travers cette même discussion, nous avions aussi mis en évidence (par le simple regard) les propriétés remarquables que possède une distance :

(i) Elle fait intervenir deux points $x$ et $y$ et elle est toujours positive ou nulle. C’est donc une application $d$ de l’ensemble $E\times E$ dans
${\Bbb R}_+$.

(ii) Elle est nulle si, et seulement si, les deux points $x$ et $y$ sont confondus : $d(x,y)=0\Longleftrightarrow x=y$ (séparation).

(iii) La distance de $x$ à $y$ est la même que celle de $y$ à $x$ : $d(x,y)= d(y,x)$ (symétrie).

(iv) En dessinant un triangle, nous voyons que la distance entre
$x$ et $y$ est moindre que la distance entre $x$ et $z$ augmentée de celle entre $z$ et $y$ : $d(x,y)\leq d(x,z)+d(z,y)$ (inégalité du triangle).

Une distance sur un ensemble $E$ est aussi appelée métrique ; on dira alors que le couple $(E,d)$ est un espace métrique.
Sur un espace métrique $(E,d)$, nous avons défini les objets qui suivent.

(a) Une boule ouverte (resp. fermée) de centre $x\in E$ et de rayon $r>0$ est l’ensemble $B(x,r)$
des $y\in E$ tels que $d(x,y)< r$ (resp. $d(x,y) \leq r$). L’égalité $d(x,y)=r$ définit la sphère de centre $x$ et de rayon $r$.

Et avant d’aller plus loin, je leur ai indiqué la notion de norme sur un espace vectoriel. Celle-ci permet d’y définir une métrique
mieux adaptée à la structure linéaire :
c’est une application $x\in E\longmapsto \vert \vert x\vert \vert \in {\Bbb R}_+$ telle que : (v) $\vert \vert x\vert \vert =0\Longleftrightarrow x=0$
(propriété de séparation) ; (vi) $\vert \vert \lambda x\vert \vert =\vert \lambda \vert \cdot \vert \vert x\vert \vert $ (propriété d’homogénéité) ; (vii)
$\vert \vert x+y\vert \vert \leq \vert \vert x\vert \vert +\vert \vert y\vert \vert $ (inégalité du triangle).
La métrique associée est donnée par $d(x,y)= \vert \vert x-y\vert \vert $.

Puis les exemples habituels de normes sur $E={\Bbb R}^2$, définies pour $x=(x_1,x_2)$ par :
\[\vert \vert x\vert \vert_2=\sqrt{x_1^2+x_2^2},\hskip1cm \vert \vert x\vert \vert_1=\vert x_1\vert +\vert x_2\vert , \hskip1cm \vert \vert x\vert \vert_\infty =\max \left\{ \vert x_1\vert ,\vert x_2\vert \right\} .\]

Les métriques correspondantes sont notées respectivement $d_2$, $d_1$ et $d_\infty $. Pour chacune d’elle, j’ai demandé de dessiner la boule unité fermée de centre $0=(0,0)$ et de rayon $r=1$. Ils furent un peu surpris de voir
que les boules $B_1$ de $d_1$ et $B_\infty $ de $d_\infty $ — qui ont la même forme carrée — n’ont rien à voir avec $B_2$, qui est ce qu’on a l’habitude de considérer comme
une « vraie boule » dans la vie ! (Posez la question à quidam : « Laquelle des trois choses dans le dessin ci-dessous est une boule ? » et vous verrez ce que sera sa réponse !)

Leur surprise était encore un peu plus grande lorsque j’ai donné l’exemple (un peu singulier) de la métrique discrète définie (sur n’importe quel ensemble $E$) par $\delta (x,y)=0$ pour $x=y$ et $\delta (x,y)=1$ pour $x\neq y$.
Ils ont pu voir dans ce cas que, pour tout $x\in E$, la boule ouverte $B(x,r)$ est $E$ tout entier lorsque $r>1$ et est réduite à son centre
$\lbrace x\rbrace $ pour $r\leq 1$.

J’avoue qu’à l’époque où j’étais étudiant, j’ai été aussi intrigué lorsque j’ai appris que pour tout point $a$ d’un espace métrique discret $(E,\delta )$, l’ensemble $S=E\setminus \{ a\}$ est une sphère de rayon $1$ et centrée en $a$. Ça m’a un peu bousculé dans mes « croyances » : pour moi, un centre était toujours quelque chose d’unique !

Pour un peu plus sur un espace métrique discret, voir la :

Petite digression

L’exemple le plus familier d’espace métrique est celui d’espace euclidien : c’est un espace vectoriel $E$
de dimension finie avec un produit scalaire $\langle \hskip0.1cm , \hskip0.1cm \rangle $ et la norme $\vert \vert x\vert \vert =\sqrt{\langle x,x\rangle }$ qui
lui est associée. On peut y faire de la géométrie car on y a la notion de longueur et celle d’angle.

En dimension infinie, c’est la notion d’espace de Hilbert qui généralise celle de structure euclidienne : c’est un espace vectoriel $E$
muni d’un produit scalaire pour lequel la distance $d$ est complète (les suites de Cauchy de l’espace métrique $(E,d)$ y convergent).

Étant donné un espace métrique discret $(I,\delta)$, comment peut-on en avoir une représentation géométrique dans un espace euclidien (ou un espace de Hilbert) $E$ ?
Cela signifie :
Existe-t-il une application $\varphi :i\in I\longrightarrow x_i\in E$ telle que $\vert \vert x_i-x_j\vert \vert = \delta (i,j)$ ?

Nous allons expliquer comment on peut faire ça suivant que l’ensemble $I$ est fini ou infini.

L’ensemble $I$ est fini de cardinal $n$

Dans ce cas, on voit mieux car on peut faire des dessins (au moins en petites dimensions) !

On munit l’espace vectoriel $\mathbb R^n$ de son produit scalaire usuel
$\langle z,w\rangle =\sum_{i=1}^nz_iw_i$ et de la norme associée $\vert \vert z\vert \vert =\sqrt{\langle z,z\rangle }$.
Notons $(e_1,\cdots ,e_n)$ la base canonique (le vecteur $e_i$ a toutes ses composantes nulles sauf la $i^{\text{ème}}$ qui vaut $1$). C’est une base orthonormée et il est facile de voir que :
\[\vert \vert e_i-e_j\vert \vert =\cases{\sqrt{2}&\text{si }i\neq j\cr 0&\text{si }i=j}\]

Écrivons $I=\lbrace1,\cdots ,n\rbrace $. Pour tout $i\in I$, on pose :

\[\varphi(i)=x_i=\frac{e_i}{\sqrt{2}}\]

L’application $\varphi $ ainsi définie est alors une injection isométrique de $(I,\delta )$ dans l’espace euclidien de dimension $n$.
Elle réalise ainsi un plongement isométrique de l’espace métrique discret à $n$ éléments dans l’espace euclidien de dimension $n$ (voir ci-dessous le dessin pour $n=3$ où le triangle $x_1x_2x_3$ est équilatéral et de côté commun mesurant $1$).

En fait, on peut même plonger isométriquement un espace métrique discret à $n$ éléments dans l’espace euclidien de dimension $n-1$
(une dimension en moins). Il suffit de remarquer que les les points $x_i$
sont sur l’hyperplan affine des points $z=(z_1,\cdots ,z_n)$ tels que :

\[z_1+\cdots +z_n={1\over {\sqrt{2}}}.\]

L’ensemble $I$ est infini

On définit sur la tribu constituée par toutes les parties de $I$
la mesure de comptage :

\[\mu (J)=\cases{\vert J\vert &\text{si J est fini}\cr +\infty &\text{sinon}}\]

où $\vert J\vert $ désigne le cardinal de $J$.
Toute fonction réelle $z:i\longmapsto z_i$ sur $I$ est mesurable. Notons $E$ l’espace de celles dont le carré est intégrable pour la mesure $\mu $ ;
ce n’est rien d’autre que l’espace $\ell^2(I)$ des familles réelles $(z_i)$ indexées par $I$ dont le carré est sommable. Muni du produit scalaire :

\[\langle z,w\rangle =\int_Iz_iw_id\mu (i),\]

$E$ est un espace de Hilbert. La famille de fonctions $e_i$ (indexée par $i\in I$) définie par $e_i(i)=1$ et $e_i(j)=0$ si $i\neq j$ est une base hilbertienne de $E$.

Il est alors immédiat de voir que l’application :
$\varphi :i\in I\longmapsto x_i\in E$
avec :

\[x_i={1\over {\sqrt{2}}}e_i\]

est un plongement isométrique de l’espace métrique discret $(I,\delta )$ dans l’espace de Hilbert $E$.

Je reprends...

(b) Un ouvert de $E$ est une partie $U\subset E$ telle que tout
$x\in U$ est centre d’une boule ouverte $B(x,r)$ entièrement contenue dans $U$.

Et à partir de là nous avons pris le temps de démontrer (avec précaution) les deux assertions :

(c) Toute réunion d’ouverts est un ouvert.

(d) Toute intersection finie d’ouverts est un ouvert.

De façon évidente, $E$ est un ouvert. Et la condition (b) est automatiquement satisfaite par la partie vide $\emptyset $. Donc
$\emptyset $ est un ouvert.

Nous sommes donc arrivés naturellement à exhiber les axiomes qui permettent de définir une topologie sur un ensemble $E$ tout à fait quelconque
(de préférence non vide bien sûr !)
sans avoir recours à une métrique. C’est la donnée d’une famille
${\cal T}$ de parties de $E$ appelées ouverts (pour ${\cal T}$) telle que :

1. $\emptyset$ et $E$ sont des ouverts.

2. La réunion d’une famille (quelconque) d’ouverts est un ouvert.

3. L’intersection d’un nombre fini d’ouverts est un ouvert.

Commencer un cours par les espaces métriques pour dégager la définition générale d’une topologie et les reprendre ensuite comme exemples particuliers,
est la meilleure façon de faire pour introduire plus aisément (en troisième année de Licence) les étudiants à ce thème qui leur donne souvent du fil à retordre !

Mais, pour être plus élémentaire, je vais aussi parler de la « motivation » à travers un exemple un peu plus simple, et qui a sûrement marqué
(mathématiquement) la scolarité de chacun d’entre nous :

2. Le logarithme

J’ai découvert cette fonction en Sixième Année Sciences Maths (appellation au Maroc de la Terminale C). Pour nous (mes camarades de classe et moi),
c’était un nouvel objet, qui n’avait rien à voir avec ceux que nous connaissions déjà : les fonctions affines,
les fonctions polynômes, les fractions rationnelles, et même les fonctions $\sin $, $\cos $ et leurs cousines. La fonction logarithme, c’était un peu plus de transcendance, de mystère, de magie... Nous la percevions comme
une perle de l’analyse tellement nous
l’attendions (dans les premiers mois de l’année scolaire) avec une impatience nourrie de ce que nous en
racontaient nos ainés un an auparavant. Notre professeur de mathématiques nous l’a définie par cette fameuse phrase :
Le logarithme népérien est la primitive qui s’annule en $1$ de la fonction ${1\over x}$, en nous expliquant que c’est pour pallier la non validité de la formule :

\[\text{Primitive de}(x^n)={1\over {n+1}}x^{n+1}\]
pour $n=-1$ (exactement comme on peut le lire ci-dessous).

Dans beaucoup de manuels récents (peut-être tous !) de Terminale (c’est ce qui figure aussi dans les programmes officiels), elle
est définie comme la réciproque de la fonction exponentielle. Mais pour introduire
cette dernière, on fait admettre aux élèves l’existence de l’unique solution valant $1$ en $0$ de l’équation différentielle $y'=y$. Personnellement, je trouve que ni
cette méthode ni celle qu’on m’a apprise n’amènent le logarithme de façon naturelle.
Une bonne motivation devrait passer par sa propriété
fondamentale : transformer la multiplication
en l’addition
. Une de ses premières applications est la « réalisation physique » de la multiplication des nombres réels : elle est à la base, par exemple,
de la règle à calcul (ceux qui ont eu l’occasion d’en faire usage en ont certainement apprécié la portée, même si peut-être ils ne voient pas ce qu’il y a derrière).

Il y a une méthode assez
élémentaire (certainement bien connue de beaucoup de gens mais passée tout le temps sous silence) pour faire cela : introduire, avec motivation, le logarithme (et donc aussi l’exponentielle). Celle-ci
ne demande pas (à des élèves de Terminale) d’admettre un théorème aussi « fort » que celui de l’existence et l’unicité
des solutions des équations différentielles même les plus simples. Et en plus de cela, elle impose, sans autre choix, la formule
habituelle :
\[\ell n(x)=\int_1^x{{dt}\over t}.\]
Et son grand avantage est qu’elle peut être menée sous forme d’exercice pour
obliger les élèves à s’impliquer.

2.1. Motivation

L’addition de deux nombres réels $x\geq 0$ et $y\geq 0$ est facile à réaliser physiquement
en partant du fait qu’ils peuvent toujours être représentés par les longueurs de deux segments d’une droite.
Regardons sur le dessin qui suit comment on réalise la somme $x+y$ et la différence $y-x$.

Dans ce dessin, on a opéré en supposant bien sûr $x\geq 0$, $y\geq 0$ et $y\geq x$. Cela n’a pas d’importance : tous les autres cas s’y ramènent.

2.2. Question naturelle : Comment réaliser physiquement la multiplication $xy$ de deux nombres
réels $x$ et $y$ (qu’on peut supposer, sans aucune perte de généralité, strictement positifs) ?

Bien sûr, il est possible de concevoir un instrument à cet effet basé sur la construction géométrique ci-dessous
(simple application du théorème de Thalès). Toutefois, son utilisation
ne sera pas si immédiate que celle qui consiste à mettre bout à bout deux segments sur une même droite pour effectuer une addition.

Mais on peut aussi se ramener à ce qu’on sait faire déjà, c’est-à-dire l’addition. Cela signifie trouver une manière de transformer l’opération
produit $xy$ de deux nombres $x$ et $y$ en celle d’une somme $x'+y'$ de deux autres nombres $x'$ et $y'$. C’est ce qui motive
l’introduction de notre fameuse :

2.3. Fonction Logarithme

Il s’agit d’abord de trouver une bijection $\varphi $ entre l’ensemble ${\Bbb R}_+^\ast $ des réels strictement positifs
et celui ${\Bbb R}$ de tous les réels. Ensuite, on demandera à cette bijection de « transformer la multiplication en l’addition », c’est-à-dire
$\varphi $ doit vérifier la relation fondamentale :
\[\varphi (xy)=\varphi (x)+\varphi (y).\]
pour tous $x,y\in {\Bbb R}_+^\ast $.
Tant qu’à faire, exigeons un peu plus : $\varphi $ dérivable et à dérivée continue strictement positive.

Alors peut-on trouver
une telle bijection $\varphi $
 ?

Si elle existe, la bijection inverse $\psi :{\Bbb R}\longrightarrow {\Bbb R}_+^\ast $
sera aussi dérivable et vérifiera la relation (fondamentale comme l’est celle de $\varphi $) :
\[\psi(x+y)=\psi (x)\psi (y).\]

On peut remarquer que, par la relation fondamentale (transformant l’opération de multiplication
en celle de l’addition), on a :
\[\varphi (1)=\varphi (1\times 1)=\varphi (1)+\varphi (1)=2\varphi (1),\]
ce qui implique $\varphi (1)=0$. Cette condition supplémentaire nous permettra de fixer avec plus de précision
la fonction $\varphi $ qu’on cherche parmi tous les candidats qui se présenteront.

2.4. La dérivée de $\varphi $

On a fait l’hypothèse que $\varphi $ est dérivable et à dérivée $f$ strictement positive.
On a
donc une application $f:{\Bbb R}_+^\ast \longrightarrow {\Bbb R}_+^\ast $. Dans la relation fondamentale,
on garde $x$ constant et on dérive par rapport à $y$. Ce qui donne $xf(xy)=f(y)$ pour tous $x,y\in {\Bbb R}_+^\ast $. D’où, , en prenant $y=1$ : $xf(x)=f(1)$.
Donc $f$ est nécessairement de la forme :
\[f(x)={\kappa \over x} \]
où $\kappa $ (valeur de $f$ au point $1$) est une constante réelle strictement positive. Reste donc à déterminer la fonction (ou les fonctions) $\varphi $
à partir de sa dérivée $f$.

2.5. Le Logarithme

Nous venons de voir que la fonction qu’on cherche $\varphi :{\Bbb R}_+^\ast \longrightarrow {\Bbb R}$ avec les propriétés requises a
pour dérivée une fonction $f:{\Bbb R}_+^\ast \longrightarrow {\Bbb R}$ de la forme $f(x)={\kappa \over x}$ où $\kappa $ est une constante
strictement positive. Pour retrouver $\varphi $, il suffit alors de prendre la primitive de $f$ qui s’annule au point $1$ (cette condition
doit être satisfaite car prescrite par la relation fondamentale comme on l’a déjà fait remarquer).

Ceci impose :
\[\varphi_\kappa (x)=\int_1^x{{\kappa dt}\over t}.\]
Nous avons donc une famille (paramétrée par la constante $\kappa \in {\Bbb R}_+^\ast $) de fonctions répondant à la question.
Chacune d’elles vérifie la relation fondamentale. En effet, si on dérive la fonction :
\[\Phi_k(x,y)=\varphi_\kappa (xy)-\varphi_\kappa (x)-\varphi_\kappa (y)\]
par rapport
à $x$ (en gardant $y$ constant), on obtient :
\[y\varphi_\kappa'(xy)-\varphi_\kappa'(x)=y{\kappa \over {xy}}-{\kappa \over x}=0.\]
La quantité $\varphi_\kappa (xy)-\varphi_\kappa (x)-\varphi_\kappa (y)$
ne dépend donc pas de $x$. Comme elle est symétrique en $x$ et $y$, le même calcul montre qu’elle ne dépend pas non plus de $y$ ; elle est en fait
constante ; mais comme elle est nulle pour $x=y=1$, on a $\varphi_\kappa (xy)=\varphi_\kappa (x)+\varphi_\kappa (y)$ pour tous $x,y\in {\Bbb R}_+^\ast $.

On appelle logarithme népérien la fonction $\ell n:x\in {\Bbb R}_+^\ast \longmapsto \ell n(x)\in {\Bbb R}$ donnée par l’intégrale :
\[\ell n(x)= \varphi_1(x)=\int_1^x{{dt}\over t}.\]

Étude de la fonction Logarithme

  • La fonction $\ell n$ est définie sur ${\Bbb R}_+^\ast $ ; elle y est continue, dérivable
    et a pour dérivée la fonction :
    \[f:x\in {\Bbb R}_+^\ast \longmapsto {1\over x}\in {\Bbb R}_+^\ast .\]
    Elle est donc indéfiniment dérivable et strictement
    croissante.
  • Comme $\ell n(xy)=\ell n(x)+\ell n(y) $ pour tous $x,y\in {\Bbb R}_+^\ast $ et
    $\ell n(1)=0$, on a :
    \[\ell n\left( {x\over y}\right) =\ell n(x)-\ell n(y) .\]
  • Soit $a$ un réel tel que $a>1$ ; alors $\ell n(a)>0$. Pour tout $n\in {\Bbb Z}$, on a $\ell n(a^n)=n\ell n(a)$. Donc $\ell n(x)$ tend vers $+\infty $
    lorsque $x\to +\infty $ et vers $-\infty $ lorsque $x\to 0^+$.
  • Par le théorème des valeurs intermédiaires, il existe donc un nombre $e>1$ tel que $\ell n(e)=1$. Ce nombre s’appelle base du logarithme népérien.
  • Comme la dérivée seconde de $\ell n$ est $-{1\over {x^2}}$, cette fonction est strictement
    concave et on a donc $\ell n(x)\leq x-1$ pour tout $x>0$. D’où :

\[\ell n(x)=2\ell n(\sqrt{x})\leq 2\left( \sqrt{x}-1\right) \leq 2\sqrt{x}.\]

Ceci montre que :

\[\displaystyle \lim_{x\to +\infty }{{\ell n(x)}\over x}=0.\]

La courbe représentative de $\ell n$ possède donc une branche parabolique dans la direction de l’axe des abscisses.
La fonction $\ell n$ est à croissance très lente : si on escalade sa courbe, il faut parcourir à peu près
22 kilomètres horizontalement pour à peine monter de 10 mètres (verticalement) !

Comme nous en avions déjà parlé, pour réaliser la multiplication de deux réels positifs
$x$ et $x'$, on prend leurs logarithmes $y=\ell n(x)$ et $y'=\ell n(x')$, on construit la somme $y+y'$ qui n’est rien d’autre que le logarithme
du produit $xx'$. Il faut donc un retour pour retrouver ce produit à partir de $y+y'$.

La fonction logarithme $\ell n$ réalise un isomorphisme du groupe multiplicatif $({\Bbb R}_+^\ast ,\cdot )$
sur le groupe additif $({\Bbb R},+)$. Son inverse ${\Bbb R} \longrightarrow {\Bbb R}_+^\ast $ est donc aussi un isomorphisme de groupes. Il
transforme
l’addition des nombres réels en leur multiplication. C’est la fonction :

3. Exponentielle

3.1. Définition. On appelle fonction exponentielle la fonction $\hbox{exp} :{\Bbb R}\longrightarrow {\Bbb R}_+^\ast $
réciproque de la fonction logarithme. Elle est définie par :
\[y=\hbox{exp}(x) \hskip0.2cm \Longleftrightarrow \hskip0.2cm x=\ell n(y).\]

Le nombre réel $\text{exp}(x)$ est noté habituellement $e^x$ et se lit « exponentielle $x$ ».

3.2. Étude rapide de exp

  • Elle est définie sur ${\Bbb R}$ tout entier. Comme son inverse $\ell n$ est continue et strictement
    croissante, elle est aussi continue et strictement croissante.
  • La fonction $\ell n$ est dérivable, à dérivée partout non nulle ; donc la fonction exp est aussi dérivable.
  • Pour tout $x\in {\Bbb R}$, on a $(\ell n\circ \text{exp})(x)=x$. On pose $y=\text{exp}(x)$ et on dérive les deux membres. On trouve ${1\over y}\cdot \text{exp}'(x)=1,$
    ce qui donne $\text{exp}'(x)=y=\text{exp}(x).$
    La fonction exp est donc dérivable et égale à sa dérivée.
  • Comme $\ell n(x)$ tend vers $+\infty $
    lorsque $x\to +\infty $, $\text{exp}(x)$ tend aussi vers $+\infty $
    lorsque $x\to +\infty $. De même, comme $\ell n(x)$ tend vers $-\infty $
    lorsque $x\to 0^+$, $\text{exp}(x)$ tend vers $0^+$
    lorsque $x\to -\infty $.
  • On peut montrer par un calcul assez simple que, pour tout $n\in {\Bbb N}$, la quantité
    $x^ne^{-x}$ tend vers $0$ quand $x$ tend vers $+\infty $. On dit que « l’exponentielle $e^{-x}$ emporte toute puissance de $x$. »

On voit que le graphe de $e^x$ tend à être vertical lorsque
la variable $x$ prend des valeurs de plus en plus grandes. Dans le langage quotidien, l’expression « croissance exponentielle »
est devenue assez familière pour décrire l’extrême rapidité avec laquelle certaines quantités
deviennent de plus en plus grandes.

3.3. Pour tout nombre réel $a$ strictement positif et différent de $1$, on définit la fonction logarithme de base $a$ par $\text{Log}_a(x)={{\ell n(x)}\over {\ell n(a)}}$. Pour $a=10$, elle est appelée Logarithme décimal et se note tout simplement $\text{Log}$. Et comme tout le monde sait, on retrouve ce logarithme dans pléthore
d’applications pratiques fondamentales (voir par exemple ici).

L’inverse $\text{exp}_a$ de la fonction $\text{Log}_a:{\Bbb R}_+^\ast \longrightarrow {\Bbb R}$ est la fonction exponentielle de base $a$ : à $x$ elle associe le
nombre réel qu’on note $a^x$ et qui est tel que $\text{Log}_a(a^x)=x$.

Le lecteur peut vérifier facilement que la fonction $\text{Log}_a$ (resp. $\text{exp}_a$) possède les mêmes propriétés que la fonction $\ell n$
(resp. $\text{exp}$).

4. Épilogue

4.1. Ce que nous avons dit au sujet des difficultés de l’enseignement de la topologie à la section 1, nous pourrions aussi le dire au sujet d’autres thèmes
des mathématiques. Par exemple, pour commencer un cours de probabilités en Licence 3 : faut-il le faire en définissant de façon générale la notion de tribu puis celle
de probabilité par les axiomes de Kolmogorov ou introduire d’abord quelques exemples élémentaires d’épreuves aléatoires qui mèneront de façon naturelle aux définitions abstraites ? De toute évidence, et vu tout ce que je viens de raconter, pour moi la réponse est claire : on commence par expliquer, à travers des exemples, ce que sont les épreuves aléatoires. C’est ce que j’ai toujours fait à chaque fois que j’ai
eu à dispenser un tel enseignement et ça a toujours marché !

4.2. Entre les fonctions exponentielle et logarithme je ne saurais dire laquelle des deux est apparue la première historiquement. C’est une question à
poser à un spécialiste de l’histoire des mathématiques mais on peut déjà trouver quelques éléments de réponse
ici ou par exemple.

Pour moi, cet aspect historique importe peu. Je dis simplement que pour dispenser des leçons sur ces thèmes, il est utile de le faire avec motivation auprès des apprentis.
Je pense que la démarche que j’ai exposée va dans ce sens. C’est un point de vue que j’ai acquis par
une longue expérience d’enseignant. Il est personnel, bien entendu. Mais j’y tiens et si j’avais encore l’opportunité
d’enseigner ce genre de choses, je le ferais exactement de cette manière, indépendamment de toute consigne (qu’elle soit officielle ou pas) !

4.3. D’ailleurs, c’est à peu près la manière dont les mathématiciens mènent leur recherche. Et je les prends à témoin : ils peuvent confirmer ou infirmer cela. Arriver à l’énoncé
d’un théorème est une escalade : c’est un exemple sur lequel on
constate une propriété ; puis après on se demande si d’autres du même type la possèdent, et si ceux-là même ne constituent
pas une classe, qu’on élargit de plus en plus, pour arriver finalement à une situation générale. Et le théorème naît ! Dans leurs conversations, il n’est pas rare
d’entendre des mathématiciens dire : « Il a été d’abord démontré dans tel ou tel cas ; ensuite il a été généralisé
à... puis quelqu’un a donné une classe où il reste vrai... que tel autre a encore étendue à...! »

C’est toujours du cas particulier au cas général qu’on arrive à dégager les idées, les comprendre...
les mettre à l’œuvre, pour aboutir à des théories très générales. Alors pourquoi commencer un cours par ces dernières au risque de braquer les apprentis ?

Dans ma vie d’enseignant-chercheur, les mathématiciens que j’ai le plus souvent côtoyés avaient la lucidité de toujours vouloir
l’exemple précéder l’abstraction. Je me rappelle
que quand il m’arrivait de leur dire que je pensais avoir un résultat en théorie des feuilletages, ils me demandaient : « Ça donne quoi sur
le feuilletage par points ? Comment peut-on voir ça concrètement sur le feuilletage linéaire du tore ? » (C’est celui du dessin ci-dessous.) Leurs questions n’étaient
nullement du pinaillage, elles avaient un sens profond et un intérêt fondamental.

« Je préfère apprendre les maths par les exemples et la philosophie à travers la littérature ! »

Post-scriptum :

Merci à Clément Caubel et Jean-Louis Poss d’avoir accepté de faire la relecture de cet article. Leurs remarques m’ont permis d’en améliorer la présentation.

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Pour citer cet article :

Aziz El Kacimi — «Faut-il toujours motiver ce que l’on enseigne ?» — Images des Mathématiques, CNRS, 2020

Commentaire sur l'article

  • Faut-il toujours motiver ce que l’on enseigne ?

    le 25 mars 2020 à 13:24, par ROUX

    Toujours vivifiant.
    L’algèbre modulaire était enseignée dans le programme de la spécialité mathématique de terminale S sans rappeler que son inventeur, Gauss, ayant travaillé de manière approfondie sur les nombres premiers était sans doute l’une des rares personnes à être intéressée par la valeur du... reste de d’une division.
    Gauss ne s’intéressait pas au nombre parts du gâteau : il s’intéressait aux miettes ;-).
    Pas de miettes, divisible, pas intéressant.
    Des miettes, chouette, pas divisible, peut-être premier, miam, continuons à le diviser, miam miam encore des miettes :-)

    Répondre à ce message
  • Faut-il toujours motiver ce que l’on enseigne ?

    le 26 mars 2020 à 16:13, par Karen Brandin

    Nous sommes très nombreux à apprécier les articles qui sont publiés
    sur Idm, nombreux à être touchés par cette volonté de transmettre, de
    partager, débattre, informer et trop souvent, on oublie de remercier les
    personnes qui consacrent un peu de leur temps à nous enrichir, qui disposent encore de cette forme rare de générosité. Je ne sais pas si c’est un temps que l’on n’a pas mais il est certain que c’est un temps que l’on prend de moins en moins car les commentaires se font rares.
    Malheureusement depuis quelques jours, du temps libre, du temps vide dont on ne voulait pas, dont on se serait bien passé et que l’on voudrait partager pour redevenir un peu utiles, ce n’est pas, pour certains d’entre-nous, ce qui nous manque. C’est peut-être le
    bon moment pour saluer l’effort de l’ensemble de cette équipe qui
    maintient coûte que coûte une dynamique sur ce site, un semblant de normalité quand
    plus rien ne l’est, “normal” justement. Alors voilà : Merci pour tout.

    Puisque ce billet d’Aziz est lié à l’enseignement, on pense forcément à certains
    enseignants, certains doctorants qui sont dans des situations
    très difficiles, qui se retrouvent peut-être isolés ; pour lesquels, le confinement
    dans de toutes petites surfaces prend des allures de détention, de
    contention. Certains verront dans cet isolement nécessaire une
    invitation à la créativité mais rien n’est moins sûr. Le silence, en plus d’être pesant, aussi peut déconcentrer. Que dire de ces milliers d’étudiants qui ont appris au détours d’un mail lacunaire, l’avant-veille bien souvent, que les concours d’enseignement, les
    concours aux grandes écoles étaient ajournés sans plus de précision, sans plus de perspectives. Ils figurent selon moi parmi les oubliés de cette épreuve dramatique.
    Bien sûr que nous sommes dans une période où l’on est contraints de hiérarchiser les
    détresses et un concours reporté, c’est vrai que ce n’est pas une
    question de vie ou de mort mais cette inquiétude, elle compte pourtant, elle est légitime et elle aurait toutes les raisons de s’exprimer. Face à cette situation inédite que rien ne nous
    laissait envisager, nous ne sommes pas égaux. On a plus ou moins
    d’aptitude à gérer un stress supplémentaire, surtout quand il est
    couplé à de l’incertitude. Il faut craindre au final qu’en plus de celle des connaissances, une autre forme de sélection s’opère, s’additionne, une sélection plus insidieuse, plus
    injuste sans doute basée sur le mental, sur l’aptitude à gérer ce sentiment d’être pris en otage par les événements. Alors que l’on enseigne, que l’on apprenne, restons « groupés, dégroupés ». Ne lâchez
    rien surtout, on est de tout coeur avec vous. Pour ceux qui sont sensibles à cette discipline, les maths ont peut-être un rôle à jouer à un moment où tout semble nous échapper, nous trahir, parce qu’elles sont fiables, parce qu’elles luttent contre les
    contradictions, les inégalités, parce que c’est aussi un espace de liberté dont on ne peut
    pas nous priver. En ce moment, c’est précieux.

    C’était un aparté qui me semblait important mais il s’agit bien sûr de réagir
    à ton article Aziz. La première chose, c’est que je crois qu’en te
    lisant, on est nombreux à regretter de ne pas avoir croisé ta route
    lorsque l’on était étudiants et que tout était encore possible. On ne
    peut qu’adhérer à ta vision de l’enseignement, espérer que les jeunes
    que tu as contribué à former resteront fidèles aux valeurs que tu
    défends avec la même vigueur, la même conviction qu’au premier jour de toute évidence. Je n’ai pas le souvenir lors de mes études, même parmi les
    profs inspirés et inspirants, de cours où l’on introduisait des
    notions, des concepts très généraux au travers d’exemples jugés
    élémentaires ou en tous cas dont on était familiers. C’est pourtant, comme tu l’évoques, le
    chemin le plus court, le plus sûr pour accrocher l’auditoire,
    éviter de le braquer en le conduisant l’air de rien sur des terrains plus escarpés mais souvent plus riches.

    Reste qu’au lycée, on peut difficilement transposer ce
    schéma parce que les programmes sont trop généralistes, et, dans la diversité des thèmes abordés, trop ambitieux. Oui, il faudrait toujours pouvoir motivé ce que l’on enseigne mais est-ce qu’on le peut vraiment ?
    Le problème est que l’on traite un peu de tout, dans un ordre qui parfois laisse perplexe
    ou révolté au point que l’on construit au bout du compte, “plus de murs que de ponts”. J’ai vu cette année en première le produit scalaire, qui est présenté au lycée comme un détecteur d’angle droit moralement, abordé avant la trigonométrie et avant le chapitre sur les
    équations cartésiennes de droites quand une des applications
    suggérées est la détermination d’équations de médiatrices par exemple. On a aussi parfois abordé le sens de variation des suites et les méthodes pour le
    déterminer incluant pour les suites explicites, l’étude du sens de
    variation de la fonction associée alors que le chapitre sur la dérivation
    n’avait pas été traité si bien que l’on énonce un résultat que l’on ne
    peut pas vraiment illustrer. On est limité aux cas des suites
    arithmétiques extraites des fonctions affines et des suites dont le
    terme général serait de la forme $u_{n}=an^{2}+bn+c $ avec $a{\neq} 0$ qui ne sont pas les plus passionnantes.
    Assurer un suivi entre les trois années du lycée et donc respecter l’essence même de cette matière qui est faite de correspondances
    c’est vraiment très difficile.
    Le seul exemple qui me vienne à l’esprit où l’on pourrait entre la
    classe de seconde et la classe de terminale S (pour quelques semaines
    encore) assurer une forme de continuité serait la
    géométrie (analytique) dans le plan puis l’espace. Mais cela suppose quand même
    que lorsque la géométrie analytique dans le plan est présentée en
    seconde, on s’attarde (au lieu de survoler dans le meilleur des cas) sur la notion
    de repère en toute généralité, la notion de base, voire de
    changements de bases, de bases plus ou moins adaptées avec des exemples d’autant plus simples qu’ils sont très visuels et pourtant très formateurs pour la suite des études
    (je pense au supérieur notamment notamment où seront abordées les notions d’espace vectoriel et de réductions d’endomorphismes). Dans le meilleur des cas on évoque en
    une ligne que l’on dispose d’un repère du plan dès lors que l’on a
    deux droites sécantes (ou deux vecteurs non colinéaires) et on s’empresse de figer
    l’imagination en se ramenant aussitôt au sacro-saint repère
    orthonormé, qui je crois, “est” ou en tout cas, « était » introduit en
    cinquième. Malheureusement, même dans ce contexte, on dit le point $A $ a pour couple de coordonnées $(2;3)$ mais on prend rarement le
    temps d’écrire que cela signifie que : \[\overrightarrow{OA}=2 \overrightarrow{i}+3\overrightarrow{j}.\]
    Lorsqu’en terminale, on introduit la notion de vecteurs coplanaires,
    les élèves ont le sentiment qu’il s’agit de quelque chose de
    complètement nouveau dont il faut apprendre consciencieusement la
    définition par coeur. Quant à leur dire que le point (intersection de
    deux droites sécantes) est au plan ce que la droite est à l’espace
    par exemple, ce qui pourrait rendre plus légitime que l’on ne
    disposera pas dans l’espace d’une description simple des droites qui
    seront perçues à leur tour comme une intersection entre de deux plans sécants (système
    pouvant conduire à une description paramétrique de ces dernières), c’est hors de
    question. Pour essayer régulièrement de construire avec les élèves ce dictionnaire dimensionnel, je sais qu’il remporte une adhésion très « discrète ».Cela ne semble pas les éclairer et je pense que c’est mauvais signe. L’enseignement est tellement
    artificiel, que tout se perd, rien ne crée et surtout, rien ne se
    transforme plus en connaissances vraies, c’est à dire pérennes ; celles qui rendent libres.

    Je reviens enfin sur le couple $\ln / \exp$ qui te tient à coeur
    Aziz. A priori au lycée, on introduit dans un premier temps la
    fonction Exponentielle (désormais, seulement de base $e$) indépendamment
    de la réalité historique parce qu’elle est plus facile à manipuler tout simplement.
    Elle a des propriétés fantastiques finalement puisqu’elle est sa propre
    dérivée, elle est à valeurs strictement positives (pour le coup, les élèves
    prennent vite l’habitude en régler en deux coups de cuillère à pot
    les problèmes de signes des dérivées !) et surtout, Exp vérifie
    des propriétés algébriques qui font écho à celles bien connues des
    puissances donc c’est rassurant. Enfin normalement car je ne reviens pas, par
    pudeur, sur la maîtrise très personnelle de l’algèbre de base par les
    terminales S notamment. Idéalement, on essaie de prononcer le mot "équation
    différentielle" mais c’est une notion parachutée qui ne peut pas
    attirer l’attention des élèves puisque ce chapitre, pourtant très
    formateur, a été retiré du programme en $2013.$ Il devrait faire son
    grand retour dès l’an prochain pour ceux qui vivront dangereusement et
    choisiront “les maths expertes”, s’ils existent. Présenter Exp comme l’unique fonction solution d’une équation différentielle devient
    presque du snobisme intellectuel. C’est un peu comme évoquer, au lieu
    du corollaire du théorème des valeurs intermédiaires dans le chapitre sur la continuité, le théorème de la bijection. C’est plutôt « stylé » comme ils disent mais les élèves qui
    utilisent cette terminologie le font par réflexe, par conditionnement
    La plupart du temps, ils n’ont aucune idée de ce que l’on entend par « bijection. »
    Le cours de maths au lycée est un cours « prêt à l’emploi », « prêt à consommer ». Vite fait, mal fait ; du moment que l’on sait traiter les questions classiques, pour le reste on verra plus tard.
    Pour le logarithme, c’est encore pire sans doute. Les pistes que tu
    évoques, aussi passionnantes, pertinentes soient-elles, ne peuvent pas en l’état,
    être exploitées au lycée me semble t-il. On prend en général malgré
    tout le temps de motiver la création de cet outil en rappelant d’abord que
    ce ne sont pas des maths “contemporaines”, loin de là et qu’au $XVI$-ième, on ne
    faisait pas des maths pour l’honneur de l’esprit humain mais bien
    pour répondre à des problèmes concrets, imposés par la vie courante,
    commerciale notamment. Le chapitre sur « primitives/intégrales » est
    abordées assez tard dans l’année (en mars en général) en fait donc on est contraints de
    laisser de côté les points de vue : aire sous l’hyperbole standard ou unique
    primitive de la fonction inverse qui s’annule en $1.$
    Sans compter que bien souvent, en physique/chimie, un autre membre de
    la famille des logarithmes : le logarithme décimal a été présenté en
    catastrophe bien avant que le chapitre ne soit abordé en maths donc les élèves ont dû apprendre à manipuler un objet qui apparemment rempli une certaine mission sans avoir aucun recul ou conviction.

    Il y a 10 ans à peine, on était moins démunis et on avait plus de latitude pour que le lycée serve de tremplin vers le supérieur. On a du mal à le croire aujourd’hui mais dans l’ancien programme de spé de la section économique et sociale, on abordait modestement mais malgré tout dès la classe de première les fonctions de deux variables, la notion de surface et par conséquent la notion de dérivée partielle. En l’espace de 7 ans, le niveau s’est effondré. Moins on est exigeant, plus on coupe à travers champ et plus ça se passe mal. C’est le plus triste ou peut-être le plus rassurant au contraire ...
    Les terminales S finissent malgré tout par avoir une vision assez
    raisonnable de ce couple, du moins je l’espère. Par contre, en ce qui concerne les terminales ES, je suis de plus en plus pessimiste. On est en partie responsables parce qu’on
    l’use en permanence par habitude, par confort, lassitude aussi d’abus de notations qui
    sèment le trouble dans les esprits qui ont des difficultés à
    assimiler la nature des objets. Notamment, on écrit volontiers $\ln2 $ plutôt que $\ln(2).$ Ca n’a l’air de rien mais pourtant j’ai des
    élèves qui n’assimilent pas que $\ln 2 $ représente l’image par la
    fonction $\ln$ de l’antécédent $2.$ Notamment ils répondent que la dérivée de $\ln 2,$ c’est 1/2.

    Pour autant, ils vont résoudre sans réelles difficultés
    des équations (ou inéquations) du type $\ln a=\ln b $ avec $a\>0 \; \hbox{et} \; b\> 0$ par mimétisme ou en pensant que l’on "barre les $ \ln$, ie que l’on simplifie ! On voit aussi régulièrement une factorisation par $\ln.$ Lorsque l’on fait remarquer à l’élève qu’il ne lui viendrait pas à l’idée de factoriser par $f,$, il le reconnaît volontiers mais on sent un fond de scepticisme sur la pertinence de l’argument. On les conditionne aussi pour apprendre à déterminer
    le plus entier naturel $n$ à partir duquel etc ..., c’est-à-dire à
    savoir résoudre des inéquations de la forme : \[7500-2500\times (0,96) ^{n} \leq 6000.\]
    Là encore, le processus de compréhension est quasiment inexistant pour une
    majorité d’élèves. C’est du confinement intellectuel et c’est
    frustrant parce que là aussi on se sent inutiles, on se sent impuissants, incapables de convaincre.
    Est-ce que la réforme tend faire bouger les lignes ? Sans doute mais
    en aggravant les choses. Désormais, et de manière plus artificielle
    que jamais, la fonction exponentielle de base $e$, fait son
    apparition dans le programme de première spé maths. On a dû penser avec cette brillante idée de réduire les maths à une option, que tous les élèves qui allaient abandonner les maths en
    première mais garder physique/SVT en toute cohérence, allaient rencontrer quelques petites
    déconvenues, cette fonction intervenant dans de très nombreux
    processus de modélisation (on est en plein dedans si l’on peut dire
    avec les problèmes de pharmacocinétique et les fonctions logistiques
    associées à la propagation des virus par exemple). Pour se donner bonne conscience, on plaque une initiation à Exp entre les probas conditionnelles et le produit scalaire !
    Les compétences attendues sont des études de fonctions simples, la
    présentation de certaines fonctions composées, celles de la forme $x \mapsto e^{ax+b}. $ Certains enseignants n’hésitent pas cependant à écarter largement les bords du cadre mais encore faut-il que la classe le permette. Ce n’est pas pratiquement jamais le cas car le public est trop hétérogène du fait de la disparition des sections.
    Le plus étrange, le plus déroutant voire frustrant, c’est que les élèves
    peuvent être amenés à résoudre des équations impliquant la technique
    du changement de variable $X=e^{x} $ qui est assez sophistiquée
    finalement mais en revanche ils ne peuvent pas résoudre $e^{x}=2. $ La question
    que l’on pourrait se poser, c’est : "est-ce que les personnes qui
    font ces choix de programme ont, elles, appris les maths de cette
    manière ? " Est-ce que vraiment cette génération d’élèves ne mérite
    pas mieux ?
    Parmi ces jeunes pourtant, il doit impérativement y avoir les infectiologues,
    les épidémiologistes de demain. Il ne faudrait pas l’oublier. C’est un principe qui résonne étrangement en ce moment mais dans l’enseignement aussi, « il vaudrait mieux prévenir que guérir. »

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