Gagner moins pour travailler plus
Le 25 février 2014 Voir les commentaires (7)
Gagner moins, travailler plus, changer de vie, être libre...
Lors de la campagne électorale du printemps 2012, le candidat Hollande fit un certain nombre de promesses. L’une de celles-ci fit l’objet d’un décret pris presque immédiatement après son élection puisqu’il est daté du 2 juillet 2012. Il ouvre le droit à la retraite à 60 ans aux personnes ayant commencé à cotiser pour la retraite à l’âge de 18 ans. Si je comprends bien, cette mesure concernait cent mille personnes en 2013. Je suis concernée au début de l’année 2014 et j’ai décidé d’en bénéficier [1].
Gagner moins
Mon salaire de professeur (de première classe) des universités est plus que suffisant pour mes besoins [2]. D’ailleurs, 95% des salariés ont un revenu inférieur [3]. Je pense m’en tirer encore très bien avec ma retraite [4], même s’il n’y aura plus alors que 91% des salariés qui gagneront moins que moi. Je l’avoue, je n’ai jamais eu vraiment envie de m’acheter une Ferrari.
Un poste libéré. Je libérerai ainsi un poste [5] que pourra ainsi occuper un autre mathématicien [6].
Travailler plus
Je ne pense pas être capable de m’arrêter de travailler. J’aurai moins d’argent, mais qu’aurai-je de plus ?
Du temps. Je ne ferai plus de cours, d’abord, c’est le plus évident, mais pas le plus important : j’aime beaucoup les cours et les étudiants. Je dirais même que mes cours et mes étudiants ont souvent été, au cours de ces dernières années, d’authentiques refuges, abris anti-atomiques ai-je souvent pensé [7].
Mais plus de cours, c’est vraiment davantage de temps — surtout à cause des choses ennuyeuses qui entourent les cours : les examens, les réunions, un certain type de discussions entre collègues [8], les lettres de recommandation...
On ne me demandera plus de participer à des instances d’évaluation ou à des comités de sélection. Je pourrai refuser sans mauvaise conscience d’évaluer des articles soumis pour publication.
De la liberté...
... dans le temps… J’aurai des horaires complètement libres, travailler quand je veux — une conséquence est évidemment, le « travailler plus » du titre : il n’y a pas de raison de ne pas se mettre à travailler en se levant le matin sous prétexte que ce matin est celui d’un jour d’août ou d’un dimanche...
... dans les sujets... Mais aussi, je ferai ce que je veux — plus d’évaluation, d’indice, etc. Je pourrai écrire des articles et des livres qui ne se glissent pas très volontiers dans les cases des évaluateurs, comme, entre autres [9], celui-ci, ou ceux que j’écris pour Images des mathématiques, sur les coniques belges, les manuels scolaires nazis, la possible lâcheté de certains membres du milieu universitaire, les alexandrins raciniens ou la mort à soixante ans d’un héros réputé avoir engendré les mathématiques modernes avant d’avoir vingt ans...
... dans les collaborateurs... Avec qui je veux.
... dans l’espace... Et puis, j’échapperai à l’ambiance que l’application de la LRU et du décret Pécresse (là, je ne peux m’empêcher d’être un peu négative : défaut de transparence dans la prise de certaines décisions d’intérêt collectif, bruits de couloirs [10], compétition, et quelques corollaires qui malheureusement s’ensuivent parfois, comme la médisance et le dénigrement des collègues, de préférence par courrier électronique [11]...) a installée dans certaines universités — et j’y gagnerai de la sérénité, de la concentration et donc certainement de la qualité de travail.
Je prends mes distances, non pas avec un travail que j’aime, mais avec un cadre institutionnel qui lui est devenu inadapté.
... bref, ailleurs.
Changer de vie
Ce changement de lieu de travail est bien sûr aussi un changement de vie. Comme on le sait, il n’est pas facile de décider de changer de vie : le train-train est beaucoup plus confortable ! Mais voilà, c’est fait. Je remercie toutes celles et ceux qui, d’une façon ou d’une autre, m’ont aidée à prendre cette décision [12]. Et en particulier les directeurs. Il n’y a aucun doute que certains aspects de la profession de professeur d’université ne me conviennent plus. Mais je ne souhaite pas en souffrir (je n’ai pas un tempérament de victime) ! Partir maintenant est une façon positive de continuer à faire ce qui me plaît dans ce métier. Que du bonheur ! (comme disent mes étudiants).
Notes
[1] Non, l’élection de François Hollande ne m’a pas apporté que le soulagement d’être débarrassée de son prédécesseur.
[2] Même s’il est de bon ton, parmi mes collègues, de se plaindre de n’être pas assez payé.
[3] J’aurais pu gagner encore plus :
- en devenant « professeur de classe exceptionnelle », mais je n’ai jamais candidaté à ce grade — par manque de goût pour la compétition et par respect pour les mots,
- en demandant à bénéficier de la « prime d’excellence scientifique » (ce que je n’ai pas fait pour les mêmes raisons).
[4] J’aurais aussi pu attendre quelques années (sept je crois) de plus, j’aurais ainsi eu une retraite beaucoup plus importante... Une façon de présenter les choses pourrait être : partir maintenant va me coûter 1000 euros par mois pour le restant de mes jours.
[5] C’est du moins ce que je pensais lorsque j’ai décidé de quitter le mien. Mais… sur les quatre postes libérés à Strasbourg cette année, trois ont « disparu ». Songer, avant de jeter un bébé, que l’eau du bain risque de disparaître avec lui.
[6] Ou même une mathématicienne, qui sait, malgré la décroissance rapide du nombre de femmes parmi les professeurs de mathématiques pures des universités françaises.
[7] Et avais-je écrit, déjà, dans un article en 2010... sans me douter que la situation pouvait encore empirer. Et le reste, ce dont vous vous abritez, vous guette dans le couloir à la sortie de votre salle de cours...
[8] « Tu te rends compte que, cette année, les étudiants de M1 ne savent pas que... », ça, je l’avoue, je ne le supporte vraiment plus. S’ils ne le savent pas, c’est parce que nous ne leur avons jamais dit, non ?
[9] Entre beaucoup d’autres, mais ceci est un billet pour Images des mathématiques, pas une liste de tout ce que j’écris et fais, et surtout... pas un CV. Car je n’écrirai plus de CV !
[10] Restons polis... (mais le milieu universitaire n’a jamais détesté les ragots).
[11] Le possible manque de courage dont il a été question ci-dessus raffole (évidemment !) du courrier électronique !
[12] Et parmi eux celui qui a su trouver, un beau dimanche matin, les mots qui m’ont vraiment convaincue de changer de vie.
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Pour citer cet article :
Michèle Audin — «Gagner moins pour travailler plus» — Images des Mathématiques, CNRS, 2014
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Commentaire sur l'article
Gagner moins pour travailler plus
le 25 février 2014 à 15:09, par Jean Mathieu - Turquais
À propos de la note [8]
le 25 février 2014 à 19:37, par Antoine Chambert-Loir
Photo
le 25 février 2014 à 19:39, par Antoine Chambert-Loir
Photo
le 25 février 2014 à 21:30, par Michèle Audin
Merci pour tous vos commentaires
le 1er mars 2014 à 14:53, par Michèle Audin
Gagner moins pour travailler plus
le 12 mars 2014 à 10:10, par Antoine Chambert-Loir
pour travailler plus
le 12 mars 2014 à 10:12, par Antoine Chambert-Loir