Jacques Hadamard, passeur
Piste verte Le 12 mai 2014 Voir les commentaires (1)
L’École polytechnique consacre une exposition à Jacques Hadamard à partir de travaux menés par des élèves sur des documents d’archives inédits dans le cadre de leur enseignement d’histoire des sciences.
1865-1963 : de l’apogée des grands trois-mâts à la conquête spatiale, [1] le siècle en décalé de Jacques Hadamard foisonne de thèmes passionnants pour l’histoire des sciences.
Face à une telle diversité de recherches potentielles, quelles questions ont-elles piqué la curiosité d’élèves ingénieurs du XXIème siècle ? Après s’être familiarisés avec les archives conservées dans les collections de l’Ecole polytechnique, ces derniers se sont concentrés sur trois grandes thématiques :
- L’engagement,
- Les mathématiques et le monde,
- L’enseignement.
Les engagements de Jacques Hadamard
Engagement intellectuel, tout d’abord. Excellant dans toutes les matières des concours de l’École Normale Supérieure (ENS) et de l’École polytechnique, où il est reçu avec un nombre de points inégalé, Hadamard opte pour la première mais rejoint finalement la seconde en tant que professeur à partir de 1912.
Une quinzaine d’années auparavant, la première candidature d’Hadamard à Polytechnique avait été bloquée en raison de sa parenté avec l’épouse du capitaine Dreyfus. Révolté par cette injustice, Hadamard se livre à l’un de ses amis enseignant les mathématiques dans cette institution : Paul Painlevé. Il lui fait part de ses doutes quant aux preuves avancées pour emprisonner Dreyfus.
Cette conversation privée fait l’objet d’une rumeur, qui enfle peu à peu, au point d’amener les autorités militaires à convoquer Painlevé, ainsi que Maurice d’Ocagne, autre mathématicien de Polytechnique. Leur audition donne lieu à une note consignée dans le dossier secret de l’affaire Dreyfus.
En 1899, Hadamard se rend au procès de Rennes afin de s’en expliquer publiquement. C’est à l’occasion de cet épisode que d’autres mathématiciens, notamment Henri Poincaré, interviennent pour la première fois afin de réfuter toute base scientifique aux preuves avancées pour emprisonner Dreyfus. Cette même année, Hadamard contribue à fonder la Ligue des droits de l’homme : son engagement intellectuel est désormais également politique. [2]
Entre 1914 et 1918, Hadamard engage son savoir dans l’effort de guerre. Avec des physiciens comme Weiss, Langevin ou Cotton, il travaille à la détection par le son des batteries adverses. Avec des mathématiciens comme Maurain, Lebesgue ou Borel, il participe à la Commission de balistique mise en place par Painlevé, devenu « ministre de l’Instruction publique et des Inventions intéressant la Défense nationale ». Les tranchées de Verdun ont pris à Hadamard deux fils : Pierre et Etienne. Son troisième fils, Mathieu, combattant des FFL, a été tué en 1944.
Durant l’Entre-deux-guerres, Hadamard s’engage pour la paix. Avec d’autres savants, comme notamment Einstein, il participe au débat public sur le rôle des institutions internationales. Ses interventions dans la presse ont été taquinées par des élèves de l’École polytechnique qui ont ajouté l’entrée « Hadada » à leur dictionnaire d’argot :
Hadada - Surnom donné à M. Hadamard, professeur actuel d’analyse, une des gloires de l’École Normale.
Il s’est acquis une réputation guerrière très grande pendant la guerre sino-japonaise en écrivant dans la presse des articles où il exposait une solution très simple du conflit : les volontaires de tous les pays devaient partir pour mettre tout le monde d’accord en déclarant la guerre aux deux partis ...
Hadamard contribue aussi à fonder l’Union rationaliste avec d’autres intellectuels progressistes comme Borel, Perrin et Langevin. Il s’oppose aux extrémismes et apporte son soutien au mathématicien Vito Volterra, menacé par le régime fasciste. Lui-même n’est pas épargné par les attaques antisémites, dont certaines proviennent même de collègues mathématiciens comme l’illustre l’extrait ci-dessous d’une lettre de Louis Bachelier :
Durant la Seconde Guerre mondiale, Hadamard est contraint de s’exiler aux États-Unis pour fuir la législation antisémite du régime de Vichy. L’activité militante pour la paix qu’il a reprise dès son retour a été un modèle pour d’autres intellectuels engagés, que ce soit à l’occasion des échos suscités par l’affaire Dreyfus lors de l’affaire Rosenberg aux États-Unis ou lors des luttes contre le colonialisme. Laurent Schwartz en témoigne ci-dessous :
Le mathématicien et le monde
A une époque de séparation entre cultures scientifique et littéraire, de spécialisation disciplinaire et même de fragmentation des mathématiques en sous-disciplines, Jacques Hadamard a souvent été considéré comme le dernier à avoir pu embrasser l’ensemble des mathématiques de son époque.
Tout se tient, de plus en plus, dans le développement des Mathématiques. En entendant une leçon sur les fonctions presque périodiques, nul ne saurait dire si elle appartient à un cours de Mécanique céleste ou à un cours d’Arithmétique.
[3]
Face à la diversité des thématiques étudiées par Hadamard, de l’arithmétique à l’analyse fonctionnelle en passant par la mécanique et l’optique, les élèves polytechniciens se sont particulièrement intéressés à la passion d’Hadamard pour l’harmonie que manifeste la découverte de nouveaux liens entre différentes branches des savoirs, comme les relations entre analyse complexe et arithmétique que révèle le théorème des nombres premiers. [4]
Hadamard est aussi une grande figure de l’internationalisme scientifique. Au tournant du XIXème siècle, il participe activement aux nouvelles institutions mises en place par les congrès internationaux des mathématiciens, comme la Commission internationale pour l’unification des notations vectorielles. Tandis que les tentatives d’universalisation de langages comme l’esperanto ont échoué, des scientifiques comme Hadamard sont parvenus à normaliser les notations et vocabulaires d’un nouveau langage universel : l’algèbre linéaire.
Après que les idéaux d’internationalisme aient été mis à mal par la Première Guerre mondiale, les scientifiques américains en appelaient toujours à Hadamard pour tenter d’assouplir le boycott que les autorités françaises maintenaient vis-à-vis des savants issus des anciens pays ennemis. Hadamard a été l’un des rares savants français à enseigner aux Etats-Unis dès le début du XXème siècle, notamment à Columbia, université qui l’a plus tard accueilli durant la Seconde Guerre mondiale. Une chanson composée par ses élèves en témoigne :
M’sieur Hadamard au commencement d’l’année
était parti pour des horizons lointains
où il devait passer de nombreuses journées
à éduquer les jeunes américains.
mais ils ont la tête si dure que m’sieur Hadamard se lassa
ça n’était pas une sinécure
dign’ d not’ professeur d’ana
[…] Car lorsqu’il revint nous faire un amphi
au souvenir de ces 15 jours de r’tard
Il sourit ! C’est tout ce qu’il nous dit
Hadamard
Plus qu’international, l’horizon du monde d’Hadamard est profondément cosmopolite. Ce dernier a effet multiplié les passerelles entre les sciences et la culture, prolongeant par là à la société son idéal universaliste de mise en interaction des différents domaines des sciences. La science doit permettre d’agir en prise avec le monde, à l’opposé d’une boite noire qui ne pourrait être ouverte que par une poignée de spécialiste.
« Historiquement, vérité scientifique et vérité morale ont marché de pair depuis le XVIème siècle. Ce progrès moral que nous devons défendre, [...] et que le fascisme veut annuler, tout cela a marché de pair avec le progrès scientifique et ne saurait être séparé de lui ». [5]
Pour Hadamard, la vérité scientifique est indissociable de la vérité morale. En lien avec ses engagements politiques, il participe activement aux débats philosophiques de son époque, avec d’autres « savants épistémologues » comme Poincaré, qu’il considère comme son maître, ou les physiciens Pierre Duhem et Jean Perrin. Il rejoint aussi la Société française de philosophie et fréquente les Semaines de Synthèse d’Henri Berr, avec Paul Langevin, Léon Brunschvicq, Jean Rostand ou Paul Valéry.
Les échanges entre Borel, Lebesgue, Baire et Hadamard à propos des fondements de la théorie des ensembles sont restés célèbres. Ce dernier est l’un des premiers mathématiciens à avoir accepté l’axiome du choix de Zermelo. Il a aussi questionné les notions d’induction et de généralisation, les fondements des probabilités, ou encore l’utilisation de méthodes mathématiques en économie politique.
Hadamard s’est aussi passionné pour les processus de création intellectuelle ou artistique, comparant sa propre expérience avec celle d’un écrivain (Paul Valéry), d’un anthropologue (Lévi-Strauss) ainsi qu’avec les témoignages de nombreux autres scientifiques : mathématiciens (Polya, Birkhoff, Wiener….), physiciens (Einstein), chimistes, médecins ou encore physiologistes (Mayer).
Eurêka ! Pour Hadamard, les phénomènes d’illuminations soudaines s’expliquent par des processus inconscients de combinaisons d’idées. Ces dernières sont pour la plupart dépourvues d’intérêt et seules apparaissent à notre conscience l’infime minorité de combinaisons utiles : pour le poète comme pour le mathématicien, inventer c’est choisir. Comment ce choix s’opère-t-il ? Pour Hadamard, celui-ci repose sur un sens esthétique de la beauté mathématique : « Les phénomènes inconscients privilégiés, ceux qui sont susceptibles de devenir conscients, ce sont ceux qui, directement ou indirectement, affectent le plus profondément notre sensibilité ».
Imagine-t-on un aujourd’hui un Président de la république assister à un jubilé scientifique comme ce fut le cas pour celui d’Hadamard en 1935 ? Plusieurs témoignages ont associé le décès de ce dernier à la perte d’un monde : la société du spectacle laisse-t-elle encore une place aux mathématiques dans le monde partagé par tous ?
Les mathématiques et la science ont profondément évolué, si ce n’est explosé, au cours du demi-siècle qui nous sépare du décès d’Hadamard. Harmonie, universalité et cosmopolitisme restent cependant des horizons pour le monde actuel.
Hadamard, passeur
Dépassez-nous, cadets, car vos jambes sont plus jeunes mais, pour Dieu, marchez, car si vous restiez stationnaires et nous laissiez durer, ni vous, ni nous, n’aurions fait notre devoir. [7]
- Caricature extraite du journal d’élèves, Le petit crapal, 1922. Avec J. Hadamard, en haut à droite, on peut reconnaître au centre le mathématicien M. d’Ocagne dont il a été question plus haut.
Tout au long de sa carrière, Hadamard s’est fortement engagé dans la transmission des savoirs.
Alors qu’il est encore professeur au lycée, Hadamard repère les talents de l’un de ses élèves, Maurice Fréchet qui est par la suite devenu lui même mathématicien.
Hadamard a aussi contribué à une collection de manuels dirigée par Gaston Darboux. Son cours de « Géométrie élémentaire » (1898) a connu de nombreuses rééditions jusqu’à la fin des années 1930. À une époque où la crise des fondements des mathématiques voyait s’opposer les tenants de l’intuition, proche du monde physique, à ceux de la rigueur axiomatique, Hadamard a conçu une synthèse qui a occupé les tables de chevets de plusieurs générations d’étudiants en sciences : « La rigueur n’a d’autre objet que de sanctionner et de légitimer les conquêtes de l’intuition ».
Avec quelques autres mathématiciens de premier plan comme Emile Borel, Hadamard a résolument soutenu plusieurs entreprises éditoriales innovantes en faveur de la transmission des savoirs : l’Intermédiaire des mathématiciens, l’Enseignement mathématique ou l’Enseignement scientifique. Il s’est engagé dans les débats sur les programmes de l’enseignement secondaire lors des grandes réformes de 1902 et 1923. Hadamard a aussi participé à la fondation de la Commission internationale de l’enseignement mathématique lors du Congrès international des mathématiciens à Rome en 1908.
Après guerre, le « séminaire Hadamard » au collège de France a inauguré une forme nouvelle de travail collectif en mathématiques sur le modèle du séminaire des universités allemandes, importé en France par les physiciens Marcel Brillouin et Paul Langevin.
En 1912, la nomination d’Hadamard à l’École polytechnique a inscrit ce dernier dans la lignée prestigieuse des professeurs d’Analyse depuis Lagrange, parmi lesquels Poisson, Ampère, Sturm, Hermite ou Jordan.
Extrait du dictionnaire l’Argot de l’X :
Ana- Abréviation d’analyse ; l’ana c’est le calcul différentiel et intégral.
Après Lagrange et Prony, qui ont fondé le cours d’analyse transcendante et de mécanique rationnelle, ce cours a été professé à l’École par les plus grands géomètres.
L’enseignement de l’analyse a été constamment la grande préoccupation du conseil d’instruction de l’École et il a puissamment contribué à maintenir le renom scientifique de notre pays.
[...] C’est de l’importance même donnée à l’enseignement de l’ana, dont toute la langue est faite d’x et d’y qu’est venu le surnom d’X universellement admis pour désigner les polytechniciens. Tous ne sont pas des mathématiciens, mais tous possèdent une connaissance du calcul différentiel et intégral suffisante pour les applications des services publics. Aux époques troublées de notre histoire, en 1830 et en 1848, cette connaissance leur a particulièrement servi à ne pas être confondus avec tous les individus qui se déguisaient en polytechniciens pour se donner l’apparence de défenseurs de l’ordre. À ceux-là, quand on les rencontrait, on leur demandait la différentielle de sinx ou de logx, et, s’ils ne répondaient pas, on les faisait immédiatement coffrer.
Le cours d’ana est actuellement professé par M. Hadamard.
Depuis la création de l’École polytechnique, l’Analyse était à la fois la discipline phare de l’enseignement polytechnicien et l’objet de débats constants. En 1908, le général Joffre estimait ainsi que « l’Analyse mathématique est un moyen et non un but. Le cours doit être réduit aux développements nécessaires pour l’intelligence des autres cours de l’école et pour les applications qu’on en tire dans le domaine de l’art ».
Fidèle à ses idéaux d’universalité, Hadamard s’engage résolument pour une formation par la recherche qui vise à mettre en lumière les relations entre les différents domaines des sciences.
Les 31 éditions du cours d’Analyse d’Hadamard sont un témoignage unique des évolutions des sciences mathématiques en lien avec les sciences physiques et la formation des ingénieurs. [8] Mais que pouvaient bien en penser les élèves ? L’histoire de l’enseignement bute souvent sur l’absence de sources documentant le ressenti des élèves, au-delà des jugements rétrospectifs et de circonstance de quelques individus devenus célèbres :
Dans le cas d’Hadamard cependant, les archives de l’École polytechnique ont conservé des caricatures de journaux étudiants, des « chansons des ombres » ou encore certaines notes de cours. [9] Ces sources mettent les idéaux pédagogiques d’Hadamard à l’épreuve du ressenti, souvent contradictoire, de ses élèves.
Ainsi, un élève voit en Hadamard « un puissant projecteur pour nous éclairer dans les sombres dédales de son exposition, de manière que nous voyons visiblement la voie à suivre ». Un autre conclut une chanson par le trait d’esprit suivant :
Car souviens-toi toujours que quoique tu dises, quoi que tu fasses, quelle que soit l’altitude où tu t’élèveras, il y aura toujours, planant au-dessus de ta tête, un géant qui te dominera, ce géant c’est à l’amphi Hadamard, le « j’ai envie de dormir ».
Contrairement à la passe d’un joueur de rugby, aucune mêlée n’est nécessaire pour intercepter les passes d’un mathématicien comme Hadamard. Au contraire, les réceptions multiples et même contradictoires sont encouragées !
« Rien ne peut être plus précieux pour le savant que de se sentir dépassé dans les chemins mêmes qu’il a commencé à tracer »
L’auteur et la rédaction d’Images des mathématiques remercient Angela Gammela, Clément Caubel et Daniel Massart pour leurs relectures de cet article.
Notes
[1] Cette accroche est inspirée de l’introduction de la biographie de Vladimi Maz’ya et Tatyana Shaposhnikova, Jacques Hadamard, un mathématicien universel (traduction française par Gérard Tronel, chez EDP-Sciences).
[2] Pour en savoir plus, on pourra consulter le travail de Sarah Dellenbach et Victor Lebrun, « Hadamard, un défenseur des droits de l’homme », X passion, 67, p.53-56, la revue culturelle et artistique des élèves de l’École polytechnique.
[3] Allocution de Jacques Hadamard, Jubilée d’Hadamard- p. 55-57.
[4] On pourra consulter à ce sujet le travail de Simon Boulmier, Gaspard Ferey et Garbiel Pallier, : « Hadamard et le Théorème des Nombres premiers », X passion, 67, p. 47-53.
[5] Hadamard, conférence pour l’Union rationaliste sur l’Origine, l’esprit et le rôle de la science moderne, 2 avril 1953.
[6] Jean Itard faisait ici certainement référence à Jean Cocteau et Edith Piaf, tous deux décédés quelques jours avant Hadamard.
[7] Maxime reprise par Hadamard au microbiologiste Emile Duclaux.
[8] On pourra consulter à ce sujet le travail de Yoann Desmouceaux et Guillaume Gris, « Apparition de la notion de vecteur dans le Cours d’Analyse d’Hadamard », X passion, 67, p.43-47.
[9] Les « chansons des ombres » étaient composées pour les séances des « Ombres » (tradition polytechnicienne qui remonte à 1818) au cours desquelles les élèves présentaient, sur un écran, en ombres chinoises et de façon satyrique des officiers, des professeurs et des administrateurs de l’école.
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Pour citer cet article :
Frédéric Brechenmacher — «Jacques Hadamard, passeur» — Images des Mathématiques, CNRS, 2014
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Commentaire sur l'article
Jacques Hadamard, passeur
le 12 mai 2014 à 08:56, par Christine Huyghe