Je vois une masse confuse
par Jacques Hadamard
Le 19 septembre 2013 Voir les commentairesLire l'article en


En 1943, le mathématicien Jacques Hadamard (1865-1963) [1], qui était âgé de 78 ans, se trouvait aux États-Unis [2]. Il donna une série de cours sur la psychologie de l’invention en mathématiques, qui fut ensuite publiée, d’abord en anglais (par l’Université de Princeton), puis en traduction française (en 1959 seulement), sous le titre Essai sur la psychologie de l’invention dans le domaine mathématique.
Jacques Hadamard, qui était un admirateur inconditionnel des travaux de Poincaré, dit lui-même dans sa préface qu’il a été d’abord inspiré par la
célèbre conférence d’Henri Poincaré à la Société de Psychologie à Paris
(il s’agit de l’Invention mathématique). Jacques Hadamard, comme plusieurs autres mathématiciens, était membre de la Société française de philosophie [3].
Une des questions qui intéressaient Hadamard était le rôle des mots dans la création scientifique. Lui-même ne croyait pas qu’ils étaient indispensables. Dans son entourage, les avis sur ce point étaient partagés. Il a, en effet, interrogé plusieurs de ses collègues (parmi lesquels Birkhoff et Einstein). La plupart s’accordaient sur le fait que la création d’accompagnait d’images visuelles vagues.
L’exemple que lui-même donna était celui du théorème qui dit :
Ce que vous avez lu si vous avez cliqué sur l’énoncé ci-dessus est un exemple très simple de « démonstration par l’absurde », sans doute la plus simple qui soit : on peut l’expliquer à plus ou moins toute personne de bonne volonté et qui sait ce qu’est un nombre premier. C’est une des raisons pour lesquelles Hadamard a choisi de décrire ce qui se passe dans sa tête lorsqu’il démontre ce théorème.
Je vois une masse confuse, dit Hadamard, et puis :
Étapes de la démonstration |
Mes images mentales |
Je considère tous les nombres premiers |
Je vois une masse confuse |
de 2 à 11, soit 2, 3, 5, 7 11 |
|
Je forme leur produit |
$N$ étant un nombre assez grand, |
$2\times 3\times 5\times 7\times 11=N$ |
j’imagine un point assez
éloigné ; |
de cette masse confuse |
|
j’augmente ce produit de 1, |
Je vois un second point |
soit $N+1$ |
un peu au-delà du premier |
Ce nombre, s’il n’est pas premier, doit |
Je vois un endroit quelque part |
admettre un diviseur premier, |
entre la masse confuse et |
lequel est le nombre cherché |
le premier point |
Le théorème des nombres premiers
Une autre raison pour laquelle il a pu choisir ce théorème pour illustrer ses images mentales, est sans doute aussi le fait que sa célébrité comme mathématicien lui vint d’abord (dans les années 1890) de sa démonstration de ce que l’on appelle « le théorème des nombres premiers ».
La question est la suivante :
Il y en a une infinité, nous l’avons compris. Mais comment sont-ils répartis ? de plus en plus fréquents, de plus en plus éparpillés, serrés les uns contre les autres ?
De façon un peu moins grossière : si on tire au hasard un nombre parmi les $n$ premiers nombres entiers, quelle est la probabilité que ce nombre soit premier ? Par exemple,
- si $n=3$, parmi $0$, $1$, $2$ et $3$, seuls $2$ et $3$ sont premiers, la probabilité est donc $2/4=1/2$
- si $n=100$, on trouve $25$ nombres premiers, donc $25/101$, un peu moins d’$1/4$,
- si $n=1000$, la probabilité est d’environ $17$%.
Quand $n$ devient de plus en plus grand, comment cette proportion grandit-elle ?
Il s’agit d’un théorème très difficile. Prévoyant de consacrer un plus long article à ce théorème [4], je n’en dirai pas plus ici.
Notes
[1] Jacques Hadamard a été un des derniers mathématiciens qui a pu appréhender l’ensemble des mathématiques de son temps. Il est l’auteur d’une œuvre mathématique importante, dont un des premiers fleurons fut le théorème des nombres premiers, et qui contient aussi de nombreux résultats importants de géométrie et d’analyse fonctionnelle, par exemple. Jacques Hadamard, né au temps des diligences, est mort au temps des spoutniks et de la conquête de l’espace, le 17 octobre 1963, il y a juste cinquante ans.
[2] Il avait fui la législation antisémite française.
[3] ... dont le fondateur, Xavier Léon, avait été membre de la Société mathématique de France. Heureuse époque...
[4] Dont il a d’ailleurs été question dans l’article que vous ouvrirez en cliquant ici.
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Pour citer cet article :
Michèle Audin — «Je vois une masse confuse» — Images des Mathématiques, CNRS, 2013
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