L’inégalité de Brunn-Minkowski

Le 15 octobre 2006  - Ecrit par  Frank Barthe Voir les commentaires

Découverte en 1887, l’inégalité de Brunn-Minkowski sur le volume des
sommes d’ensembles fut à l’origine d’une théorie toujours en développement qui étudie les propriétés volumiques fines des ensembles convexes. Cette inégalité ensembliste a par la suite eu des formulations fonctionnelles beaucoup plus souples qui ont élargi son domaine d’application, et permis de surprenantes connections avec les équations aux dérivéees partielles, la théorie de l’information ou des probabilités.

Introduction

Une présentation simplifiée de la théorie de Brunn-Minkowski
consiste à dire qu’elle étudie les relations entre addition des
vecteurs et calcul des volumes d’ensembles. Commençons par
quelques notations.
Pour $\lambda\in \mathbb R$ et $A$ un sous-ensemble de $\mathbb R^d$, on note
$\lambda A=\{\lambda a;\; a\in A \}$.
La somme de deux ensembles $A,B\subset \mathbb R^d$ est par
définition
[ A+B :={ a+b ;~;(a,b)\in A\times B}.]

L’inégalité de Brunn-Minkowski donne une minoration du volume d’une
telle somme.

Théorème 1. Soient $A,B$ des sous-ensembles compacts non-vides de $\mathbb R^d$, alors \[{Vol}_d(A+B)^{\frac1d}\ge\mathrm{Vol}_d(A)^{\frac1d}+ \mathrm{Vol}_d(B)^{\frac1d}. \]

Si $A$ et $B$ sont des convexes homothétiques, il y a
égalité. Brunn découvrit ce résultat en 1887
pour $A,B$ convexes en dimension au plus $3$.
Minkowski démontra ensuite l’inégalité pour des convexes en dimension
$n$ et réalisa l’importance
de l’énoncé.
Il se combinait en effet avec un résultat antérieur de Steiner qui
exprimait le volume du $t$-voisinage d’un convexe compact $A\subset \mathbb R^3$
défini pour $t>0$ par
\[ A_t=\{x\in \mathbb R^3;\; \exists y\in A,\; |x-y|\le t \}.\]

GIF - 9.4 ko
La somme de deux ensembles

On peut remarquer que $A_t=A+t B^3$ où
$B^d$ désigne la boule unité pour la norme euclidienne sur $\mathbb R^d$.
La formule de Steiner assure que pour $t>0$
\[\mathrm{Vol}_3(A+t B^3)= \mathrm{Vol}_3(K)+t S(A)+2\pi t^2 W(A)+ \frac{4}{3}\pi t^3,\]
où $S(A)$ est la mesure de surface de $A$ et $W(A)$ est son épaisseur
moyenne (la moyenne sur les vecteurs unitaires $u$ de la largeur de
la bande minimale orthogonale à $u$ et contenant $A$).
Par le théorème de Brunn-Minkowski,
\[ \mathrm{Vol}_3(A+t B^3)\ge \left( \mathrm{Vol}_3(A)^{\frac{1}{3}}+t\mathrm{Vol}_3(B^3)^{\frac{1}{3}} \right)^3\]
avec égalité pour $t=0$. En comparant les dérivées en zéro des
deux termes on obtient
\[ S(A)\ge 3\mathrm{Vol}_3(B^3)^{\frac{1}{3}} \mathrm{Vol}_3(A)^{\frac{2}{3}}.\]
Il s’agit de l’inégalité isopérimétrique ; elle signifie que parmi les
ensembles $A$ de volume donné, les boules ont une surface minimale.
Une autre conséquence directe de l’inégalité de Brunn-Minkowski est que
la fonction
\[ t\ge 0 \mapsto \mathrm{Vol}_3(A+tB^3)^{\frac{1}{3}}\]
est concave (ici l’hypothèse de la convexité de $A$ est cruciale
puisque l’on utilise $\lambda A+(1-\lambda)A=A$ pour $\lambda\in [0,1]$,
ceci est faux en général !). La dérivée seconde en $t=0$ est négative,
on peut l’exprimer par la formule de Steiner et obtenir une nouvelle
relation géométrique
\[S(A)^2 \ge 6\pi W(A) \mathrm{Vol}_3(A).\]
A partir de ces observations Minkowski développa une théorie dont le point
de départ est le suivant : pour $K_1,\ldots,K_m$ des ensembles convexes
compacts de $\mathbb R^d$ et $\lambda_1,\ldots,\lambda_m\ge 0$,
le volume de $\lambda_1 K_1+\cdots+\lambda_m K_m$ est un polynôme homogène
de la forme
\[ \mathrm{Vol}_d(\lambda_1 K_1+\cdots+\lambda_m K_m)=\sum_{i_1,\ldots,i_d=1}^{m} \lambda_{i_1}\ldots \lambda_{i_d} V(K_{i_1},\ldots,K_{i_d}).\]
Ici $V(K_1,\ldots,K_d)$ est par définition le volume mixte de $d$
convexes de $\mathbb R^d$. L’étude des propriétés de ces quantités,
de leurs interprétations géométriques et des inégalités qui
les relient est toujours un domaine actif des mathématiques. Malgré
des résultats nombreux et profonds, les volumes mixtes gardent une
part de mystère. Citons pour exemple de problème de Blaschke qui fait
intervenir les volumes mixtes les plus simples. Il demande de décrire
par un nombre fini d’inégalités
l’ensemble des triplets $(\mathrm{Vol}_3(K),S(K),W(K))$ lorsque $K$ décrit
l’ensemble des convexes compacts de $\mathbb R^3$.
Les relations que nous avons déduites du théorème de
Brunn-Minkowski décrivent une partie du bord de cet ensemble, mais une
portion de sa frontière est toujours manquante.

Inégalités fonctionnelles

S’il existe de nombreuses preuves géométriques de l’inégalité de
Brunn-Minkowski, l’approche la plus féconde est probablement celle
qui utilise une version fonctionnelle de l’énoncé :

Théorème 2. [Prékopa-Leindler] Soient $f,g,h$ trois fonctions mesurables et positives sur $\mathbb R^d$ et soit $\lambda \in [0,1]$. Si pour tout $x$ et tout $y$ dans $\mathbb R^d$, [ h(\lambda x + (1-\lambda) y) \ge f^\lambda(x) g^1-\lambda(y), ] alors [ \int_\mathbb R^d h \ge \left(\int_\mathbb R^d f \right)^\lambda \left(\int_\mathbb R^d g \right)^1-\lambda .]

Si l’on applique cet énoncé aux fonctions
$f=\mathbf 1_C,\,g=\mathbf1_D,\, h=\mathbf 1_{\lambda C+(1-\lambda) D}$ pour
des ensembles compacts $C,D\subset \mathbb R^d$ , on
obtient
\[ \mathrm{Vol}_d(\lambda C+ (1-\lambda )D) \ge \mathrm{Vol}_d(C)^\lambda \mathrm{Vol}_d(D)^{1-\lambda}.\]
Cette version multiplicative et sans dimension de l’inégalité de
Brunn-Minkowski implique l’énoncé initial si l’on choisit
$C=\mathrm{Vol}_d(A)^{-1/d}A$, $D=\mathrm{Vol}_d(B)^{-1/d}B$ et $\lambda= \mathrm{Vol}_d(A)^{1/d}/(\mathrm{Vol}_d(A)^{1/d}+\mathrm{Vol}_d(B)^{1/d})$.
Notons que l’inégalité peut se récrire comme
\[ \int\limits_{\mathbb R^d}^* \sup_{\lambda x+(1-\lambda) y=z}f^\lambda(x)g^{1-\lambda}(y) \, dz \ge \left(\int_{\mathbb R^d} f \right)^{\lambda} \left(\int_{\mathbb R^d} g \right)^{1-\lambda},\]
avec une intégrale supérieure qui est une vraie intégrale si le
supremum est mesurable. Elle apparaît ainsi comme une
forme inverse de l’inégalité de Hölder
\[ \int_{\mathbb R^d} f^\lambda(z)g^{1-\lambda}(z)\, dz \le \left(\int_{\mathbb R^d} f \right)^{\lambda} \left(\int_{\mathbb R^d} g \right)^{1-\lambda}.\]
Dans ce qui suit nous présentons l’idée de deux démonstrations
utilisant les équations aux dérivées partielles, plus précisément
l’équation de Monge-Ampère et l’équation de la chaleur. Nous allons
illustrer la première méthode directement pour l’inégalité de
Brunn-Minkowski. La difficulté principale de ce résultat réside dans
le fait que $A+B$ est un sous-ensemble de $\mathbb R^d$ pour lequel on
a un paramétrage naturel par $A\times B\subset \mathbb R^{2d}$,
inutilisable pour étudier le volume. Une maniére de construire un paramétrage
par une ensemble de dimension $d$ consiste à sélectionner pour chaque
point $a \in A$ un point $\varphi(a)\in B$ en espérant que l’ensemble
\[\{a+\varphi(a);\; a\in A \} \subset A+B\]
a tout de même un grand volume. Une application $\varphi$ convenable est
donnée par un théorème de transport optimal
de Brenier et McCann qui assure en particulier
l’existence d’une fonction $\psi:A\to \mathbb R$ telle que son
gradient $\nabla \psi$ soit une application de $A$ dans $B$, qui transporte
la mesure de probabilité uniforme sur $A$ vers la probabilité uniforme
sur $B$. Plus précisément, pour tout borélien $C$,
\[ \frac {\mathrm{Vol}_d(C\cap B)} {\mathrm{Vol}_d(B)} = \frac {\mathrm{Vol}_d((\nabla\psi)^{-1}(C)\cap A)} {\mathrm{Vol}_d(A)}.\]
L’application $\nabla \psi$ préserve donc le volume normalisé. Sous
des hypothèses de régularité sur les convexes $A,B$, $\nabla \psi$
est bijective, différentiable, et cette propriété se traduit
localement par le fait que sa différentielle multiplie les volumes
par un facteur constant, c’est-à-dire
\[ \mathrm{det}(\mathrm{Hess}\psi(x)) =\frac{\mathrm{Vol}_d(B)}{\mathrm{Vol}_d(A)}, \quad \forall x\in A.\]
Cet outil permet d’estimer le volume de l’ensemble somme :
\[\mathrm{Vol}_d(A+B) \ge \mathrm{Vol}_d\{a+\nabla \psi(a);\; a\in A\} =\int_A \mathrm{det} (I_d+\mathrm{Hess}\psi (x)) dx,\]
où $I_d$ est la matrice identité de $\mathbb R^d$. Comme le déterminant
de la Hessienne de $\psi$ est connu on peut minorer ceci en utilisant
l’inégalité vérifiée par toutes les matrices symétriques positives
$d\times d$, $M$ et $N$
\[ \det(M+N)^{\frac{1}{d}}\ge \det(M)^{\frac{1}{d}}+ \det(N)^{\frac{1}{d}}.\]

Ainsi le transport de Brenier-McCann permet de déduire l’inégalité de
Brunn-minkowski d’une inégalité similaire pour les matrices !
Cette approche a donné des extensions puissantes des inégalités de
Hölder et de Prékopa-Leindler, faisant intervenir cette fois
des fonctions de $\mathbb R^d$ qui ne dépendent que de certaines
directions. Elles donnent des résultats fins d’analyse sur les
normes d’applications multilinéaires entre espaces de fonctions $L_p$,
ainsi que des raffinements du théorème de Brunn-Minkowski pour des
ensembles plats, dont le volume est nul mais dont la somme peut avoir
un grand volume.

Un autre preuve surprenante de l’inégalité de Prékopa-Leindler
repose sur une propriété de l’équation de la chaleur remarquée
par Borell. Si trois
fonctions positives continues et intégrables sur $\mathbb R^d$ satisfont
\[h(\lambda x+(1-\lambda)y) \ge f(x)^\lambda g(y)^{1-\lambda}\]
alors pour tout $t>0$,
on a
\[P_th(\lambda x+(1-\lambda)y) \ge (P_tf(x))^\lambda (P_tg(y))^{1-\lambda}\]
où $(P_t)_{t\ge 0}$ est le semigroupe de la chaleur défini comme suit :
la fonction $u(t,x)=P_tf(x)$ est solution de l’équation de la chaleur
\[\partial_t u= \frac12 \Delta u\]
avec condition initiale $u(0,\cdot)=f$.
Comme en temps grand on a
\[ P_th(z)\sim \frac{1}{(2\pi t)^{\frac{d}{2}}} \int_{\mathbb R^d} h,\]
on obtient l’inégalité de Prékopa-Leindler en faisant tendre
le temps $t$ vers l’infini.

Très récemment une inégalité de Brunn-Minkowski pour la mesure
Gaussienne à été déduite d’une propriété analogue mais plus subtile
de l’équation de la chaleur.

Théorème 3. [Ehrhard-Borell] Soit $\gamma_d$ la mesure gaussienne standard sur $\mathbb R^d$, \[ d\gamma_d(x)=e^{-|x|^2/2} \frac{dx}{(2\pi)^{d/2}}, \quad x\in \mathbb R^d.\] Soient $A,B\subset \mathbb R^d$ des ensembles mesurables et $\lambda\in [0,1]$. On définit les demi-espaces $H_A=\{x\in \mathbb R^d, x_1\le a\}$ et $H_B=\{x\in \mathbb R^d, x_1\le b\}$ avec $a,b$ choisis pour avoir $\gamma_d(A)=\gamma_d(H_A)$ et $\gamma_d(B)=\gamma_d(H_B).$ Alors \[ \gamma_d(\lambda A+ (1-\lambda)B) \ge \gamma_d(\lambda H_A+ (1-\lambda)H_B).\]

En d’autres termes, parmis les couples d’ensembles de probabilités données
les demi-espaces parallèles ont une somme pondérée de mesure
minimale. Ce résultat généralise de nombreuses
inégalités très utiles en probabilités, dont l’inégalité
de concentration gaussienne qui dit qu’au sens de la mesure
gaussienne une fonction Lipschitzienne sur $\mathbb R^d$ dévie de
sa moyenne avec une probabilité très faible.

Quelques perspectives

Pour finir nous citons brièvement d’autres domaines où la
théorie de Brunn-Minkowski fait preuve d’une belle vitalité.
La théorie de l’information initiée par Shannon fait
intervenir l’entropie $S(X)=-\int f \log f$ d’un vecteur aléatoire
$X\subset \mathbb R^d$ de loi à densité $f$. Ce nombre représente
la quantité d’information de la variable $X$ et admet une interprétation
microscopique en terme de volume d’ensembles de suites de valeurs
qui sont typiques pour des suites de copies indépendantes de $X$.
L’inégalité de Shannon-Stam assure que si $X$ et $Y$ sont des vecteurs
aléatoires à densité sur $\mathbb R^d$, indépendants, alors
\[ e^{\frac{2}{d}S(X+Y)}\ge e^{\frac{2}{d}S(X)}+ e^{\frac{2}{d}S(Y)}.\]
L’interprétation volumique de l’entropie, la ressemblance avec l’inégalité
de Brunn-Minkowski, mais aussi l’exposant $2/d$ (au lieu de $1/d$)
ont beaucoup intrigué les spécialistes du sujet. Cette enigme a été
élucidée récemment par Szarek et Voiculescu. L’idée principale
est que l’ensemble des suites typiques pour $X+Y$ ne contient pas
toutes les sommes de suites typiques de $X$ et de $Y$, mais presque
toutes (si $X$ et $Y$ sont indépendantes et de même loi, et
si $(x_1,\ldots,x_n)$ est une suite de valeurs typique pour $X$,
elle l’est pour $Y$, mais la somme des deux $(2x_1,\ldots, 2x_n)$
semble typique de $2X$ et non de $X+Y$). Il existe une version
restreinte de l’inégalité de Brunn-Minkowski, qui minore
le volume de sommes incomplètes, avec des exposants $2/d$.
D’autres connections avec l’entropie existent.

Certaines équations aux dérivés partielles mettent en jeu des
fonctions $F$ définies sur les ensembles convexes de $\mathbb R^d$
qui sont $\alpha$-homogènes et satisfont une inégalité de type
Brunn-Minkowski : pour tous convexes compacts $A,B$
\[ F(A+B)^{\frac{1}{\alpha}}\ge F(A)^{\frac{1}{\alpha}}+F(B)^{\frac{1}{\alpha}}.\]
Ceci est vérifié si $F(A)$ est la première valeur propre du
Laplacien sur $A$ avec conditions de Dirichlet, ou si $F(A)$ est
la capacité électrostatique de $A$. Les preuves de ces résultats
présentent de nombreuses similarités, elle reposent souvent en
partie sur l’inégalité de Prékopa-Leindler. Il semble qu’une
approche unifiée devrait finir par émerger, peut-être en
utilisant les interprétations browniennes des solutions d’équations
aux dérivées partielles associées.

Il existe bien d’autres variations sur les inégalités de Brunn-Minkowski,
comme des inégalités pour les variétés Riemanniennes, des versions
arithmétiques, des correspondances avec la géométrie algébrique.
Le lecteur trouvera dans les livres et les articles de synthèse cités
en référence des éléments permettant de s’orienter dans une
bibliographie passionnante et fournie.

Références

[Ba] F. Barthe, Autour de l’inégalité de Brunn-Minkowski,
Ann. Fac. Sci. Toulouse, 12(2):127—178, 2003.

[Bo] C. Borell,
Minkowski sums in Gaussian analysis,
Notes de l’école d’hiver "Probabilistic Methods in High
Dimension Phenomena"
, 2005.

[G ] R. J. Gardner, The Brunn-Minkowski inequality,
Bull. Amer. Math. Soc. (N.S.), 3:355—405, 2002.

[L] M. Ledoux, The concentration of measure phenomenon,
Mathematical Surveys and Monographs, volume 89,
American Mathematical Society, Providence, RI, 2001.

[S] R. Schneider, Convex bodies : the Brunn-Minkowski theory,
Encyclopedia of Mathematics and its Applications, volume 44,
Cambridge University Press, Cambridge, 1993.

[V] C. Villani, Topics in optimal transportation, Graduate
Studies in Mathematics, volume 58,
American Mathematical Society, Providence, RI, 2003.

Partager cet article

Pour citer cet article :

Frank Barthe — «L’inégalité de Brunn-Minkowski» — Images des Mathématiques, CNRS, 2006

Commentaire sur l'article

Laisser un commentaire

Forum sur abonnement

Pour participer à ce forum, vous devez vous enregistrer au préalable. Merci d’indiquer ci-dessous l’identifiant personnel qui vous a été fourni. Si vous n’êtes pas enregistré, vous devez vous inscrire.

Connexions’inscriremot de passe oublié ?