La Belle au bois dormant et les Pommes

Une simplification d’un problème connu de probabilités

Pista roja El 7 febrero 2015  - Escrito por  Philippe Gay Ver los comentarios
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Dans un premier temps, on examine un problème connu, dont la réponse quoique simple peut parfois surprendre. Afin de mettre en évidence la notion d’ensemble d’événements distincts, nécessaire à la compréhension, on cherchera une simplification à l’aide de tirages au sort classiques : pile ou face, puis pommes de couleurs différentes dans un sac. Cette illustration permettra de mieux comprendre le problème de départ et de maîtriser sa résolution. On terminera l’article par les notions de filtre ou de loupe, qui illustrent les tirages au sort utilisés dans cet article.

Le paradoxe de la Belle au bois dormant

Le paradoxe probabiliste de la Belle au bois dormant est un classique. Cette première section est consacrée à sa présentation [1].

Le dimanche soir, les expérimentateurs endorment la Belle, appelons-la Aurore, puis font un tirage au sort avec une pièce non truquée :

  • Face : on réveille Aurore le lundi matin et les expérimentateurs ont un entretien avec elle ;
  • Pile : on réveille Aurore le lundi matin et les expérimentateurs ont un entretien avec elle, puis ils l’endorment à nouveau avec un traitement qui lui fait oublier la journée du lundi ; les expérimentateurs la réveillent une seconde fois le mardi matin et ont un second entretien avec elle.

Aurore est bien au courant de cette procédure. Elle note qu’à chaque réveil en présence des expérimentateurs, elle ne peut pas distinguer le lundi du mardi. Lors de chacun des entretiens, on demande à Aurore si, selon elle, on a tiré pile ou face le dimanche soir. Deux points de vue divergent :

  • Pour les expérimentateurs, il y a bien une chance sur deux pour tirer pile ou face le dimanche soir ;
  • Mais les jours suivants la situation est plus subtile : face occasionne deux fois moins de réveils que pile (et aussi les lundis sont bien sûr plus nombreux que les mardis).

À chaque réveil, Aurore fait le raisonnement suivant :

  • il existe pour elle trois réveils possibles (face-mardi est hors du protocole) :
    • Face : Aurore est réveillée le lundi ;
    • Pile : Aurore est réveillée le lundi et le mardi ;
  • Face-lundi et Pile-lundi ont la même probabilité (on dit que ces deux cas sont équiprobables) car on suppose la pièce bien équilibrée ;
  • Pile-lundi et Pile-mardi ont la même probabilité aussi car le protocole les rend aussi fréquents l’un que l’autre ;
  • ces trois cas (qu’elle ne peut pas distinguer) sont donc équiprobables.

Parmi ces trois cas, un est pour face et deux sont pour pile. Pour le voir, on applique simplement la définition de la probabilité d’un événement : c’est le rapport entre le nombre de cas favorables (pour pile ou face) divisé par le nombre de cas total (ici $3$).

Aurore répond :

  • Face avec une probabilité de $1/3$ ;
  • et Pile avec une probabilité de $2/3$.

Elle a un esprit vraiment très méthodique [2]!

Il faut à ce stade établir ce constat, qui peut surprendre : les expérimentateurs et Aurore ne voient pas les mêmes ensembles d’événements. En effet, il s’agit de Pile ou Face d’un côté, des réveils d’un autre [3]. Ainsi ils obtiennent des résultats numériques différents !

On va par la suite éclaircir ce point.

Les simplifications

Les expérimentateurs, Quentin et Rémi, veulent renouveler les tests, mais cela se révèle très pénible ! La procédure est longue et trop inconfortable pour Aurore, et son syndicat, le CNPF (Conseil National des Princesses de Fables) est redouté en cette époque. Ils cherchent donc une procédure qui fournirait les mêmes résultats, plus rapidement, de façon moins coûteuse, de manière répétée et plus facile à étudier. Examinons les solutions proposées par les deux collègues [4].

Première tentative : échec !

Quentin propose la méthode suivante. Elle est séduisante :

  • on garde la procédure du tirage au sort par pile ou face ;
    • pour Face : on place une pomme verte dans un sac ;
    • pour Pile : on place deux pommes rouges dans ce sac.
  • on remplace l’endormissement d’Aurore et son réveil par un simple tirage au sort d’une pomme dans ce sac.

Vert pour Face, rouge pour Pile et autant de pommes que de réveils par les deux expérimentateurs. Les analogies sont claires et les gains évidents !

Mais Rémi reste sceptique : il estime que l’on a trop simplifié et que cela fausse le résultat. Qu’en pensez-vous ?

Rémi a malheureusement raison ! La procédure de Quentin est incomplète : Aurore doit au contraire piocher dans le sac jusqu’à le vider. Si cela ne change rien pour Face, puisqu’il n’y aurait qu’une pomme verte dans ce sac, pour Pile Aurore ne serait sollicitée qu’une seule fois au lieu de deux.
Pire ! Chaque pomme rouge verrait sa probabilité d’être ainsi choisie réduite (pour Pile, elle passerait de 1 à 1/2), un biais dans la mesure intolérable pour Rémi [5] !

Deuxième tentative : réussite !

Suite à ce triste constat, Rémi propose de modifier le protocole ainsi :

  • on garde la procédure du tirage au sort par Pile ou Face ;
    • pour Face : on place une pomme verte dans un sac ;
    • pour Pile : on place deux pommes rouges dans ce sac.
  • tant qu’il y a une pomme dans le sac, on demande à Aurore d’y piocher. Elle ignore le code des couleurs et on lui demande les probabilités de Pile et de Face [6].

Les résultats seront ainsi identiques à ceux du problème initial : en moyenne, Aurore verra bien une compote de un tiers de pommes vertes et deux tiers de pommes rouges. Le biais introduit par Quentin a ainsi disparu !

Quentin est convaincu. Les deux collègues observent par ailleurs d’énormes avantages :

  • on peut renouveler l’expérience aussi souvent que l’on veut sans fausser le résultat ; c’est même une caractéristique essentielle ;
  • Aurore peut même se faire remplacer par autant de suppléants que voulu. Dans le cas d’un tirage de Face, ce serait même une obligation d’avoir un second cobaye ignorant si un premier aurait pu le précéder ;
  • plus besoin de coûteux sédatifs et de produits amnésiques, désormais à rejeter ;
  • on peut aussi remplir et vider le sac au rythme que l’on veut :
    • on remplit le sac suite par exemple à une centaine de tirages par pile ou face ;
    • le sac aurait ainsi en moyenne 50 pommes vertes et 100 pommes rouges ;
    • et Aurore pourra venir quand elle veut terminer l’expérience, en une seule fois ou plusieurs, suivant sa disponibilité [7].

Le problème initial est déroutant : Aurore est dans une situation peu banale. Maintenant, les tirages au sort nous ramènent à une situation plus simple.

Le travail peut commencer !

Les événements

Aurore ne voit pas le même jeu d’événements que les deux expérimentateurs. Avant de poursuivre les études avec Quentin et Rémi, examinons ce que chacun peut voir.

Il existe trois ensembles d’événements, que l’on peut clairement séparer :

  1. Pour Quentin et Rémi, pile ou face (50% ; 50%) ;
  2. Pour Aurore, pomme verte ou rouge (33% ; 67%) ;
  3. Et pour chaque pomme, être choisie ou non (100% ; 0%). Il faut considérer la procédure licite de Rémi, pas celle de Quentin ; sinon on aurait (67% ; 33%).

Le dimanche soir, Quentin et Rémi utilisent le premier ensemble et c’est là une situation banale.

Par la suite, Aurore voit tout autre chose, celui des réveils ou des pommes. Ainsi, connaissant la couleur, on fait le lien avec pile ou face. On est parfois surpris par la réponse d’Aurore, différente de celle de Quentin et Rémi. Mais jugeant sur des éléments différents, le résultat diffère.

Pour les pommes, les événements «choisi» et «non choisi» sont utiles pour invalider la procédure de Quentin et surtout illustrer le fait que la notion d’événement est très large.

Si on change d’ensemble d’événements, une probabilité peut changer. C’est ici le cas... et l’objet du paradoxe. Mais on peut parfois souhaiter le contraire. Chacun a entendu parlé des sondages : en passant d’un panel de disons quarante millions d’électeurs à mille, on souhaite bien que les probabilités ne changent pas de trop !

De plus, Quentin nous apprend à ses dépens que si la procédure change, même de façon infime, les probabilités peuvent changer aussi.

Il a fallu attendre le vingtième siècle et Kolmogorov pour avoir un ensemble de règles (on dit « axiomes ») complet et rationnel qui s’impose pour le calcul des probabilités [8]. Néanmoins, Quentin et Rémi l’ont suivi en ayant distingué les événements, les tirages au sort, attribué les probabilités et vérifié que les opérations mathématiques (somme des probabilités par exemple) restent valables.

Variantes

Quentin et Rémi examinent maintenant d’autres proportions de couleurs. Cette conscience professionnelle leur permet de tirer de nouvelles conclusions [9].

Effet de loupe.
Aurore voit un effet de loupe de deux (deux pommes rouges pour une pomme verte). Avec un effet de loupe de 99, elle n’aurait plus que 1% de chance de voir une pomme verte.

Le «glissement» devient impressionnant.

Allons plus loin et supprimons la pomme verte. Aurore ne serait jamais conviée à un tirage au sort pour Face. Et à chaque tirage au sort elle dirait à coup sûr «Pile».

Effet de filtre.
On peut a contrario affirmer que l’on a une pomme verte au lieu de deux, face à deux rouges. Si l’on plaçait deux pommes vertes au lieu d’une, quelle que soit la procédure (celle de Quentin ou de Rémi), les probabilités « verte » et « rouge » seraient de 50%.

Cette situation est effectivement plus simple à appréhender. Quentin et Rémi d’un côté, et Aurore d’un autre voient ici les mêmes valeurs numériques.

Conclusion

Cela n’a pas été sans mal, mais Quentin, Rémi et Aurore disposent enfin d’un modèle mathématique rationnel, robuste, éprouvé, simple, souple, évolutif... et agréable.

Aussi, disposant de nouveaux fonds, ils cherchent maintenant à modifier la procédure pour que chaque pile ou face procure en moyenne tous les jours à 16h00, trois pommes au lieu d’une et demi. Voyez-vous comment ? [10]

Post-scriptum :

L’auteur et la rédaction d’Images des Mathématiques remercient les relecteurs
Avner Bar-Hen, Quentin Gendron, Rémi Molinier, Monique Pencréach, Didier Roche,
Jean-Philippe Uzan pour leurs suggestions constructives.

Article édité par Patrick Popescu-Pampu

Notas

[1Il existe plusieurs manières de parvenir au résultat : celle de J.-P. Delahaye et celle à cette page, dont on a recopié les premières lignes. Il n’est pas nécessaire de les connaître pour lire l’article.

[2Ajoutons que ce type de problème est généralement traité par les probabilités conditionnelles. Toutefois, cette méthode est plus lourde que celles vues en introduction ou en simulation.

En résumé :

  • on distingue quatre événements équiprobables : Face – lundi, Face – mardi, Pile – lundi et Pile – mardi. Leurs probabilités sont toutes de $¼$ ;
  • Aurore sera réveillée dans le cadre de l’expérimentation dans trois cas sur quatre, soit une probabilité de $P(rév) = ¾$ ;
  • La probabilité d’être réveillée sachant que l’on a Face est $P(rév|Face) = 0,50$ ;
  • La probabilité d’être réveillée sachant que l’on a Pile est $P(rév|Pile) = 1,00$ ;
  • La probabilité d’avoir Face sachant qu’Aurore est réveillée par les examinateurs est obtenue grâce à la formule de Bayes :

\[P(Face|rév) = \frac{P(rév|Face).P(Face)}{P(rév|Face).P(Face) + P(rév|Pile).P(Pile)} = \frac{0{,}50 \times0{,}50} {0{,}50 \times0{,}50 + 1 \times0{,}50} = \frac{1}{3}\]

  • De la même façon, la probabilité d’avoir Pile sachant qu’Aurore est réveillée par les examinateurs est :

\[P(Pile|rév) = \frac{P(rév|Pile).P(Pile)}{P(rév|Face).P(Face) + P(rév|Pile).P(Pile)} = \frac{1 \times 0{,}50} {0{,}50 \times0{,}50 + 1 \times0{,}50} = \frac{2}{3}\]

Même pour un problème simple, l’emploi de cette formule demande beaucoup d’attention. Essayons de simplifier.

[3On peut forcer le trait : Aurore ne voit ni Pile ni Face, donc elle ne voit pas (1/2, 1/2), sauf cas particulier expliqué au dernier chapitre.

[4Il est habituel de présenter le calcul de probabilités à l’aide d’images simples : tirages au sort avec une pièce de monnaie, un dé ou à l’aide de boules de couleurs différentes dans une urne. Ici, il faut agencer deux tirages au sort : celui des expérimentateurs et celui d’Aurore. Examinons comment.

[5Dans le problème original, les trois réveils ont pour Aurore des probabilités de 1/3, 1/3 et 1/3. La procédure de Quentin donnerait 1/2, 1/4 et 1/4. Ce n’est effectivement pas acceptable.

[6Si Aurore connaissait les couleurs, elle donnerait la bonne réponse de façon systématique, alors que dans le problème original cela n’est pas possible.

[7Les deux expérimentateurs utilisent une propriété intéressante : remplir un seul sac cent fois donne la même chose que remplir cent sacs différents. Dans les deux cas, on retrouve les proportions et les probabilités correspondantes de $1/3$ et $2/3$.

[8Ces règles ne sont détaillées qu’au niveau licence.

[9Ce chapitre complète l’article de J.-P. Delahaye cité plus haut et qui utilise lui aussi les images de loupe et filtre.

[10Aurore propose la bonne solution : pour Face il faut placer deux pommes vertes et pour Pile quatre pommes rouges. Au bout de 30 jours, chacun aura eu en moyenne 10 pommes vertes et 20 rouges. On peut définir le « goûter moyen » : 1 verte et 2 rouges. Mais tout est ici « moyenne » : chaque jour il y aura 2 ou 4 pommes à partager. Pour éviter l’usage d’un couteau, Aurore propose de pousser la dépense jusqu’à respectivement 3 vertes et 6 rouges !

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Para citar este artículo:

Philippe Gay — «La Belle au bois dormant et les Pommes» — Images des Mathématiques, CNRS, 2015

Créditos de las imágenes:

Imagen de portada - Tableau de Edward Burne-Jones «The Sleeping Beauty» (1870–73), Museo de Arte de Ponce, Puerto Rico.

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