Rediffusion d’un article publié le 12 janvier 2009
La chenille de l’épicéa
Piste rouge Le 30 mars 2020 Voir les commentaires (3)
[Rediffusion d’un article publié le 12 janvier 2009] Comment un peu de mathématique permet de mieux comprendre la vie d’une chenille.
La chenille de l’épicéa est un parasite de l’épicéa qui cause des dommages importants par défoliation
Ce parasite sévit à l’état de chenille :
et est notamment présent dans l’Amérique du Nord
La gestion de cette chenille pose de nombreuses questions, et nous allons nous en poser deux :
- Les populations de chenilles existent soit à l’état résiduel, soit à l’état d’épidémie. Mais pas d’états intermédiaires. Pourquoi ?
- Les épidémies semblent se déclencher sans que l’environnement extérieur n’ait été vraiment modifié. Pourquoi ?
Pour tenter de répondre à ces questions, nous allons modéliser mathématiquement cette population de chenille. Le but ne va pas être d’obtenir un modèle quantitatif parfait, mais plutôt d’avoir un modèle très simplifié proposant des réponses qualitatives aux deux questions précédentes.
Commençons par modéliser la seule population de chenilles. Appelons $N_t$ le nombre (réel) de chenilles à l’instant $t$. Déjà, notre modèle s’est éloigné de la réalité ! Que signifie 248,57 chenilles ? Et nous ne tenons pas compte des différents stades (oeufs, larves, adultes), ni des périodes de l’année. $N_t$ ne dépend pas d’une variable d’espace : pas d’influence de la latitude et de l’altitude du lieu ? etc, etc ... Dès le départ, nous savons que notre modèle sera une simplification grossière de la réalité.
Ecrivons [1] que la variation de population au cours du temps est égale aux naissances moins les morts, et que natalité et mortalité sont proportionnelles à la population, ce qui conduit au modèle malthusien :
\[N' = r N.\]
Notons $N_0$ la population initiale. La résolution de cette équation n’est pas trop dure : $N_t=N_0 e^{rt}$
- $r>0$, la population explose.
- $r<0$, la population s’éteint.
- $r=0$, ce cas critique n’est pas très vraisemblable dans la réalité. Il faudrait en effet que natalité et mortalité soient rigoureusement égales !
Dans la vraie vie, nous savons bien que les populations ont d’autres perspectives que disparaître ou croître exponentiellement. Nous avons simplement oublié de tenir compte de la capacité d’accueil (les écologues disent capacité biotique) de la forêt. Notons $k$ cette capacité biotique.L’idée de Verhulst est de garder le modèle malthusien quand $N$ est petit et de freiner $N$ quand il est grand, ce qui conduit au modèle logistique :
\[N'= r N(1-N/k)\]
Rappelons le comportement qualitatif d’une équation différentielle ordinaire quand le temps augmente :
\[ N' = f(N). \]
Un zéro $N^{\star}$ de $f$ est un réel qui annule $f(N^{\star})=0$. Un zéro est stable si $f'(N^{\star})$ est négatif, instable sinon. La trajectoire $N_t$ est attirée par le zéro stable le plus proche dans le sens de la monotonie de $f$. Les deux zéros du
modèle logistique sont $0$ et $k$. Seul $k$ est stable, toutes les trajectoires sont donc attirées par $k$, qui représente bien la capacité biotique.
Tenons maintenant compte des prédateurs de la chenille :
\[
N' = r N(1-N/k)-p(N),
\]
où $p$ est une fonction de prédation.
Pour l’instant, parachutons une fonction de prédation :
\[ p(N)= \frac{BN^2}{A^2+N^2}, \]
$A$ et $B$ sont des paramètres « grands ».
Un changement de variables $u=N/A$, $K=k/A$, $R=r A/B$ et $\tau = Bt/A$ nous conduit à :
\[ u' = R u(1-u/K)-\frac{u^2}{1+u^2} \]
Ce changement de variables a eu plusieurs effets :
- d’abord réduire le nombre de variables,
- ensuite, donner un sens à « la population est petite ». En effet, dire que $N$ est petit est ambigu : ceci peut signifier que $N$ est de l’ordre de quelques unités, ou que $N$ est proche de $0$ au sens mathématique. En revanche, puisque $A$ est grand, dire que $u$ est petit n’est pas ambigu.
$0$ est un zéro instable. La figure suivante, représentant le graphe de la fonction $x/(1+x^2)$ en bleu, nous montre qu’il existe soit un autre zéro, soit trois autres, avec alternance de zéros stables et instables.
- Résolution graphique
- En bleu : graphe de $x/(1+x^2)$
En jaune : déclenchement de l’épidémie
En fuchsia : retour à la normale
Fixons $K$ (grand) et faisons varier $R$ en partant d’une population de chenilles résiduelle. Faire augmenter $R$ n’a pas d’influence (qualitative) jusqu’à la valeur critique $R+$ (en jaune). Puis, brutalement, la population saute à un état qualitatif important (épidémie !). Lors du passage de la valeur critique, les paramètres ont à peine bougé, et pourtant l’épidémie s’est déclenchée. Maintenant que l’épidémie s’est déclenchée, voyons comment la combattre. On pourrait naïvement croire qu’il suffit de ramener $R$ juste en dessous de
$R+$. Que nenni ! Il faut descendre jusqu’à $R-$ (en fuchsia) pour revenir à une population résiduelle. Le système n’est pas réversible. Cette non-réversibilité porte le nom d’hystérésis. Et puisque $R-$ est beaucoup plus petit que $R+$, comme dit le dicton, mieux vaut prévenir que guérir ...
Notre modélisation a bien répondu aux deux questions que nous nous posions et a, en plus, exhibé un phénomène d’hystérésis. Notre démarche est-elle pour autant convaincante ? Non, car notre fonction de prédation était totalement parachutée. Essayons d’autres fonctions de prédations, laissant en exercice la résolution du modèle associé :
- $p(u) = 1- \exp(-u^2)$, même résultats qualitatifs,
- $p(u)=u/(1+u)$, patatra ! La population ne peut exister à l’état résiduel car $0$ est stable pour $R$ plus petit que $1$.
Faut-il pour autant rejeter tout ce qui a été fait auparavant ? Non, essayons de comprendre ce qui différencie ces fonctions de prédation. Quand $u$ est grand, leurs comportements sont identiques (=constantes pour une grande population). Quand $u$ est petit, les deux premières sont en $u^2$, tandis que la troisième est en $u$. Si vous étiez une chenille en voie de disparition, préféreriez-vous être chassé en $u^2$ ou en $u$ ? Clairement en $u^2$ ... Mais comment expliquer en pratique cette différence de prédation ? Nous pouvons en fait classifier les prédateurs en deux grandes catégories :
- les généralistes, comme les humains. Quand une proie est rare, le prédateur s’en détourne. Notre modèle correspond à un prédateur généraliste [2]
- les spécialistes, qui ne peuvent manger qu’un type de proie, quitte à disparaître avec la proie ...
Les images de cet article proviennent de Ressources naturelles Canada et sont mises gracieusement à disposition.
Notes
[2] De plus, ceci est cohérent avec le fait que, pour une grande population de chenilles, la prédation soit constante.
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Pour citer cet article :
Jacques Istas — «La chenille de l’épicéa» — Images des Mathématiques, CNRS, 2020
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Commentaire sur l'article
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