Les mathématiques de la démocratie, I
La démocratie, objet d’étude mathématique
Piste verte Le 16 avril 2012 Voir les commentaires (18)
Une démocratie est un régime politique dans lequel les décisions sont prises en fonction de la volonté du peuple. Mais qu’est-ce que la volonté du peuple ? En d’autres termes, quelle est la bonne façon de tenir compte des préférences de chaque individu pour en déduire la préférence collective ? Depuis quelques décennies, les mathématiciens se sont penchés sur ces questions, et sont arrivés à des conclusions... surprenantes ! (Ce texte est le premier d’une série de trois articles sur les problématiques mathématiques soulevées par l’étude du concept de démocratie : voir les liens suivants pour le second article, resp. pour le troisième article).
Introduction : La démocratie ? Quelle démocratie ?
Le dilemme des Alliérins
Suite à une révolution, le département de l’Allier est devenu indépendant ! La Constitution du nouvel État prévoit que des élections démocratiques soient organisées pour désigner sa capitale. Il se trouve que l’Allier présente la particularité d’avoir trois villes principales de tailles comparables, villes que nous noterons par leur dernière lettre : Montluçon (N), Moulins (S) et Vichy (Y). Chacune des ces villes a déposé une candidature pour devenir capitale, et chaque citoyen souhaite naturellement que la future capitale soit la plus proche possible de chez lui. Ainsi [voir la carte ci-dessous], les habitants de N, à défaut de voir leur ville choisie, préfèreraient S à Y, les habitants de S préfèreraient Y à N, et les habitants de Y préfèreraient S à N. (Nous négligerons ici les citoyens n’habitant aucune des trois villes).

L’Allier
Carte de l’Allier montrant les trois villes et les distances les séparant.
Si la Constitution dit bien que c’est par une élection démocratique que doit être désignée la capitale, elle ne précise en revanche pas quelle méthode électorale doit être suivie. Plusieurs méthodes concurrentes, toutes clairement démocratiques, ont été proposées :
- Méthode A : Chaque électeur vote pour une ville ; la ville qui reçoit le plus de suffrages gagne.
- Méthode B : Dans un premier tour, chaque électeur vote pour une ville, puis un second tour est organisé entre les deux villes ayant reçu le plus de suffrages au premier tour ; la ville qui reçoit le plus de suffrages au second tour gagne.
- Méthode C : Chaque électeur vote contre une ville ; la ville qui reçoit le moins de suffrages gagne.
- Méthode D : Dans un premier tour, chaque électeur vote contre une ville, puis un second tour est organisé entre les deux villes ayant reçu le moins de suffrages au premier tour ; la ville qui reçoit le moins de suffrages au second tour gagne.
- Méthode E : Chaque électeur classe les villes par ordre de préférence ; sa ville préférée marque 2 points, la suivante 1 point et la dernière aucun. La ville qui obtient le meilleur total gagne.
Diantre, que de possibilités ! Mais bon, vu que ces méthodes sont toutes démocratiques, peut-être donnent-elles en fait la même vainqueuse... Hélas, non. Imaginons par exemple que 40 % des électeurs habitent N, 35 % habitent Y et 25 % habitent S. Alors :
- Suivant la méthode A, N gagne par 40 % des suffrages contre 35 % pour Y et 25 % pour S.
- Suivant la méthode B, Y gagne au second tour contre N par 60 % des suffrages contre 40 %, vu que les habitants de S se reportent sur Y au second tour.
- Suivant la méthode C, S gagne par 0 % des suffrages contre 40 % pour Y et 60 % pour N, vu que les habitants de S et de Y votent contre N et que ceux de N votent contre Y.
- Suivant la méthode D, S gagne au second tour contre Y par 35 % des suffrages contre 65 %, puisqu’après l’élimination de N les habitants de S votent contre Y et ceux de Y contre S.
- Suivant la méthode E, S gagne avec une moyenne de 1,25 points par électeur (2 points de la part des habitants de S, et 1 point de ceux de N et de Y), suivi de Y avec 0,95 points (2 points de la part des habitants de Y, 1 point de ceux de S, et aucun de ceux de N), et de N avec 0,80 points (2 points de la part des habitants de N, et aucun de ceux de Y et de S).
Notez qu’ici les méthodes C, D et E donnent la même vainqueuse, mais qu’elles auraient pu aboutir à des vainqueuses contradictoires pour une autre répartition des électeurs entre les trois villes... Le tableau ci-dessous montre ainsi quelles seraient les vainqueuses suivant les différentes méthodes pour diverses répartitions des électeurs (le cas que nous venons de détailler est la ligne sur fond gris).
Proportion d’habitants de N | Habitants de S | Habitants de Y | Vainqueuse selon la méthode A | Selon B | Selon C | Selon D | Selon E |
---|---|---|---|---|---|---|---|
60 % | 15 % | 25 % | N | N | S | N | N |
60 % | 25 % | 15 % | N | N | S | N | S |
40 % | 25 % | 35 % | N | Y | S | S | S |
40 % | 35 % | 25 % | N | S | S | S | S |
30 % | 40 % | 30 % | S | S | S | S | S |
25 % | 35 % | 40 % | Y | S | S | S | S |
35 % | 25 % | 40 % | Y | Y | S | S | S |
20 % | 20 % | 60 % | Y | Y | S | Y | Y |
La conclusion qu’on tire de cet exemple introductif, c’est que le concept de “volonté du peuple” se révèle ambigu, dans la mesure où plusieurs définitions a priori raisonnables de cette volonté sont en fait contradictoires... Par conséquent, le concept de démocratie, en tant que régime politique dans lequel les décisions sont prises en fonction de la volonté du peuple, est également ambigu ! Ainsi, derrière l’idée “naturelle” de démocratie, se pose le délicat problème suivant : comment déterminer la volonté du peuple à partir des préférences individuelles ? Y a-t-il des méthodes qui soient meilleures que d’autres, et si oui lesquelles ?
Or, dès lors qu’il s’agit de rendre rigoureuse l’étude d’un concept, on entre dans le terrain de jeu des mathématiciens... Il n’est donc pas surprenant que depuis la seconde moitié du XXe siècle, des dizaines de chercheurs se soient penchés sur les problèmes afférents à la théorie des élections démocratiques [1]. Leurs conclusions, nous le verrons, sont parfois très surprenantes...!
Cadre de cet article
L’objet de cet article (et de ceux à suivre) est d’analyser les différentes méthodes électorales démocratiques. Il y a différents contextes dans lesquels on peut vouloir recourir à un scrutin : choisir un président, composer une assemblée de représentants, ajuster les composantes d’un budget... Ces différents contextes peuvent conduire à des problématiques mathématiques différentes. Dans cette série d’articles, nous allons nous limiter à un cadre précis, mais malgré tout très général :
- On s’intéresse aux situations où il s’agit de choisir une seule option parmi plusieurs. On peut en fait toujours se ramener à ce cadre : ainsi, choisir une entrée, puis un plat, puis un dessert est équivalent à choisir directement un menu ; de même, classer les candidats d’un concours équivaut à choisir un classement parmi tous ceux possibles...
- On demande que l’élection se déroule en un seul tour. Là non plus ce n’est pas une vraie restriction, attendu qu’en revanche les bulletins de vote peuvent contenir des informations complexes. Une élection selon la méthode B ci-dessus, par exemple, peut très bien être organisée en un seul scrutin : dans cette organisation, chaque bulletin comportera, d’une part le choix de l’électeur au premier tour, d’autre part l’ensemble de ses choix au second tour pour tous les seconds tours possibles, ce qui donne bien une méthode équivalente au protocole à deux tours.
- Les options proposées sont en nombre fini (mais peut-être très grand), de même que les types de suffrages possibles [2]. Il s’agit là d’une exigence essentiellement technique destinée à éviter certaines difficultés mathématiques ; en pratique ce n’est pas une restriction très importante.
Les hypothèses
Puisque nous parlons ici de mathématiques, il nous faut aussi donner un sens précis à ce que nous entendons par « méthode électorale démocratique ». Dans cette série d’articles, nous imposerons les hypothèses suivantes :
- Tous les électeurs ont le même statut : aucun électeur n’est privilégié par rapport aux autres [3], et il n’y a pas non plus de système de “circonscriptions” qui établirait des relations particulières entre certains d’entre eux [4].
- De même, toutes les options ont le même statut. En particulier, il n’y a aucune restriction sur les préférences que peut avoir un électeur : dans une élection réelle, cela signifierait par exemple qu’un électeur peut très bien avoir en premier choix le candidat “de droite”, en second choix le candidat “de gauche” et en troisième choix le candidat “du centre”, puisqu’ici les mots « gauche », « centre » et « droite » n’ont aucune signification...
- Tous les électeurs votent, et il n’y a pas de bulletin nul (en revanche, la méthode peut très bien prévoir un type de suffrage « blanc »). Cela sert uniquement à simplifier la présentation, puisqu’on peut toujours décider qu’il y a des types de suffrages « abstention » et « nul » ayant le même effet qu’un suffrage « blanc ».
- L’option vainqueur de l’élection dépend uniquement de la proportion d’électeurs ayant voté tel ou tel type de suffrage, pas de leur nombre absolu (par exemple, cela exclut que la méthode contienne une condition comme « seuls les types de suffrages ayant été votés par au moins 2 électeurs comptent »).
- On suppose enfin que les cas “limites” où deux options sont rigoureusement à égalité, ou où tout le monde a voté blanc, etc., ne se produisent jamais [5] :
c’est en effet ce qui se passe en pratique quand le nombre d’électeurs est très grand, donc autant ne pas s’ennuyer à préciser ce qu’on fait en cas d’ex-æquo.
Le paradoxe de Condorcet
Le référendum : jusqu’ici tout va bien...

La majorité a toujours raison !
Une pensée du célèbre Chat de Philippe Geluck.
La problématique de la démocratie est souvent résumée par la maxime « la majorité a toujours raison », ce qui paraît très simple à première vue. Ainsi, si le choix doit se faire entre 2 options seulement (ce que nous appellerons un référendum), les cinq méthodes que nous avons données dans le « dilemme des Alliérins » de l’introduction se confondent en une seule et même méthode : c’est l’option que la majorité des électeurs préfèrent à l’autre qui gagne ! Nous appellerons cette méthode (spécifique aux référendums) la méthode de la majorité. On peut montrer que la méthode de la majorité est (dans un certain sens) la seule méthode démocratique “convenable” dans les situations de référendum : voir le “théorème du référendum” quelques paragraphes plus loin.
♪ Sitôt qu’on est plus de deux... ♪
Toutefois, cette belle simplicité s’écroule dès qu’il y a au moins 3 options ! La découverte de ce phénomène est due au mathématicien français du XVIIIe siècle Nicolas de Condorcet, qui fut le plus important précurseur de l’étude mathématique de la démocratie avec son Essai sur l’application de l’analyse à la probabilité des décisions rendues à la pluralité des voix écrit en 1785 [6]. Dans cet ouvrage, Condorcet démontre que la méthode de la majorité peut aboutir à des incohérences, et que donc il n’est pas raisonnable de poser que la majorité ait toujours raison :
Dans les situations concrètes, il semblerait que le paradoxe de Condorcet n’arrive en fait que rarement [7]. Mais du point de vue théorique, il s’agit quand même d’une belle épine dans notre pied : s’il est possible de se retrouver face à des situations aussi contraires à l’intuition, y a-t-il une chance qu’on puisse définir une théorie mathématique cohérente de la volonté du peuple ?
Le problème de la manipulation : élections, piège à cons ?
Une méthode parfaite... ou presque
En fait, la raison qui explique que le problème de déterminer la volonté du peuple soit si délicat n’est elle-même pas vraiment mathématique, mais plutôt... biologique. Pour comprendre pourquoi, nous allons présenter une méthode électorale “idéale” qui résoudrait tous nos problèmes dans un monde parfait, puis voir pourquoi celle-ci ne convient en fait pas dans la réalité. Dans cette méthode (que nous noterons « F »), chaque électeur vote en donnant une note entre 0 et 20 à chaque option, « 20 » signifiant qu’il adhère totalement à cette option et « 0 » qu’il la rejette totalement. Pour le dilemme des Alliérins, par exemple, on pourrait imaginer que les électeurs donnent une note de 20 à leur propre ville et que pour les autres villes ils enlèvent 1 point tous les 5 kilomètres de distance, de sorte que les notes données par les électeurs seraient celles du tableau ci-dessous.
Provenance de l’électeur | Note de N | Note de S | Note de Y |
---|---|---|---|
N | 20 | 5 | 1 |
S | 5 | 20 | 8 |
Y | 1 | 8 | 20 |
L’idée derrière cette méthode, c’est que la volonté du peuple doit être l’option qui optimise le bonheur total de la population, les notes servant à mesurer ce “bonheur”. Du point de vue philosophique, cette définition de la volonté du peuple (appelée utilitarisme) est certainement la plus raisonnable qu’on puisse donner ; et du point de vue mathématique, la méthode F permet de résoudre le paradoxe de Condorcet puisque l’ordre entre deux options est simplement l’ordre entre leurs notes moyennes et conduit donc à un classement sans ambiguïté [8]. Est-ce à dire que la méthode F est la méthode parfaite ? Hélas, non. Elle le serait... si Homo sapiens n’avait pas la capacité de mentir !
Voici en effet ce qui pourrait se passer dans la réalité, pour 40 % d’habitants de N, 35 % de Y et 25 % de S :
- Tout d’abord, si les électeurs votaient sincèrement, les notes seraient celles du tableau ci-dessus. S gagnerait alors par une moyenne de 9,80 points, suivi de N (9,60 points) et enfin Y (9,40 points).
- Mais comme les habitants de N sentent bien qu’ils risquent de finir seconds, ils peuvent décider de “mentir” en donnant à S une note de 0, bien que celle-ci ne corresponde pas à leur opinion véritable : dans ce cas en effet, la moyenne de S descend à 7,80 et c’est N qui gagne !
- Anticipant cette manœuvre, les habitants de Y se disent alors que c’est eux qui risquent de finir seconds... Du coup, ils décident de mentir à leur tour en donnant à N une note de 0 : cela fait descendre la moyenne de N à 9,25 et c’est maintenant Y qui gagne !
- Et, de stratagème en anticipation, on peut encore continuer longtemps comme cela...
Ce qui est sûr en tout cas, c’est que cette possibilité de voter un suffrage mensonger afin d’obtenir une vainqueuse qu’on préfère à celui que donnerait un suffrage sincère (ce que nous appellerons une manipulation) va complètement dévoyer la méthode en incitant les électeurs à donner des notes n’ayant que peu de rapport avec leur opinion véritable. Une anecdote raconte que le mathématicien français Jean-Charles de Borda, qui dans un ouvrage de 1770 avait défendu une méthode proche de la méthode F [9], répondit à Condorcet qui lui objectait la vulnérabilité de celle-ci à la manipulation : « ma méthode est faite pour des gens honnêtes ».
Si la maxime de Borda était pleine d’humanisme, force est malheureusement de constater qu’elle ne correspond guère à la réalité... Au contraire, il paraît plus réaliste de supposer que les électeurs n’hésiteront pas à utiliser dans leur intérêt personnel toute possibilité de manipulation permise par la méthode qui leur est proposée. Par conséquent, il paraît raisonnable d’exiger d’une méthode électorale, pour la qualifier de “bonne”, qu’elle soit robuste à la manipulation, c’est-à-dire que les électeurs aient toujours intérêt à voter selon leur opinion véritable. Est-ce possible ?
Le théorème de Gibbard & Satterthwaite
Précisons la question que nous venons de poser. Il s’agit donc de savoir s’il existe une méthode démocratique pour laquelle les électeurs ont toujours intérêt à exprimer sincèrement leur opinion. Compte tenu que, comme nous venons de le voir, les méthodes de notation sont facilement vulnérables à la manipulation, il est clair que les seules questions qu’on pourra poser aux électeurs dans une méthode robuste à la manipulation devront concerner quelles options ils préfèrent à quelles autres, sans indication de nuance. Par conséquent, les types de suffrages possibles correspondront à un ordre de préférence entre les différentes options. Nous supposerons que les bulletins n’autorisent pas les ex-æquo, au motif qu’il y a toujours un chouïa qui fait basculer la préférence de l’électeur d’un côté ou de l’autre [10]. Ainsi, s’il y a 3 options X, Y et Z, il y aura 6 types de suffrages possibles qui sont « X puis Y puis Z », « X puis Z puis Y », « Y puis X puis Z », « Y puis Z puis X », « Z puis X puis Y » et « Z puis Y puis X ». Ce cadre étant précisé, la question de savoir s’il existe une méthode démocratique pour laquelle les électeurs ont toujours intérêt à voter sincèrement devient un problème mathématique parfaitement posé. Quelle est sa réponse ?
C’est en 1973 que deux chercheurs américains ont résolu indépendamment le problème... par la négative. Notez qu’aucun des deux n’appartenait au milieu des mathématiciens : Allan Gibbard était étiqueté comme philosophe et Mark Satterthwaite comme économiste... Mais c’est bien un théorème qu’ils ont démontré :
Notez que l’hypothèse qu’il y a au moins 3 options est cruciale, puisqu’en cas de référendum, la méthode de la majorité est robuste à la manipulation : c’est le “théorème du référendum”, dont l’origine se perd dans la nuit des temps :
- La méthode de la majorité est robuste à la manipulation, c’est-à-dire que les électeurs ont toujours intérêt à exprimer leur opinion véritable ;
- Cette méthode de la majorité est la seule méthode démocratique qui soit robuste à la manipulation.
Le théorème de Gibbard-Satterthwaite s’inscrit dans une lignée de grands résultats négatifs établis au cours de la seconde moitié du XXe siècle. La découverte de ces résultats fut une petite révolution théorique : ainsi, le premier des résultats de cette lignée, établi par l’économiste américain Kenneth Arrow en 1952, lui valut la quatrième édition du “prix Nobel d’économie” vingt ans plus tard !
Tout cela est tout de même assez déprimant : le seul intérêt de l’étude mathématique de la démocratie serait-il donc de gagner 240 000 couronnes [12] ? La théorie de la volonté du peuple serait-elle nécessairement absurde ? Restons optimistes : maintenant que nous avons touché le fond, nous ne pouvons plus que remonter... Et de fait, il y a aussi des résultats positifs dans la théorie de la volonté populaire ! Nous allons voir un tel résultat pas plus tard que tout de suite.
Le scrutin stochocratique, remède à tous nos maux ?
Attaquons ce paragraphe par une annonce fracassante : contrairement à ce que je vous ai laissé entendre, il existe bel et bien une méthode démocratique pour laquelle aucun électeur n’a jamais intérêt à voter de façon mensongère ! « Comment cela est-il possible sans contrevenir au théorème de Gibbard-Satterthwaite ? » me demanderez-vous. Eh bien, le fait est que j’ai passé sous silence une hypothèse implicite dans ce théorème... À savoir, j’ai supposé que l’option vainqueur de l’élection devait être déterminée uniquement par les votes des électeurs. Cette hypothèse paraît nécessaire à première vue, puisqu’on se dit que faire intervenir un paramètre extérieur romprait l’égalité entre les options ou entre les électeurs... Mais il y a tout de même un paramètre extérieur qui ne rompe pas cette égalité : le hasard ! En d’autres termes, on peut imaginer que vote des électeurs ne désigne pas directement l’option vainqueur de l’élection, mais que celle-ci soit désignée in fine par un tirage au sort — tirage dont, bien sûr, les règles dépendront des votes exprimés par les électeurs (ainsi, si par exemple tous les électeurs ont classé les deux mêmes options devant toutes les autres, il paraît raisonnable que dans ce cas le tirage ne permette la victoire que d’une de ces deux options-là).
On peut ainsi imaginer une méthode où chaque électeur écrit sur son bulletin son option préférée, puis où on mélange tous les bulletins avant d’en tirer un au hasard et de décider que celui-ci désigne l’option vainqueur de l’élection : nous appellerons cette méthode le scrutin stochocratique. Bien que cette méthode fasse appel au hasard, elle n’est pas complètement arbitraire non plus dans la mesure où, par exemple, une option n’a aucune chance de gagner si tous les électeurs lui préfèrent une même autre option : c’est ce qu’on appelle le critère d’unanimité. En outre, cette méthode est robuste à la manipulation :
Le scrutin stochocratique est donc une méthode robuste à la manipulation. Cela dit, c’est tout de même une méthode assez “brutale”, car faisant courir le risque, bien que faible, que gagne une option qui déplaît à la grande majorité des électeurs ; en particulier, quand il n’y a que 2 options, cette méthode ne redonne pas la méthode de la majorité ! On aimerait donc bien disposer d’une autre méthode du même type qui soit plus “raisonnable” de ce point de vue... Mais il se trouve hélas que le scrutin stochocratique est la seule méthode qui satisfasse les critères que nous venons de voir :
Les recherches continuent
Résumons. La problématique de déterminer la volonté du peuple à partir des préférences individuelles n’a pas de solution évidente a priori, en particulier à cause du fait que les électeurs ont la possibilité de manipuler le scrutin en exprimant une opinion mensongère afin de mieux faire triompher leur camp. Quand il n’y a que 2 options en lice, la méthode de la majorité surmonte cette difficulté et s’impose comme la méthode la plus convenable ; mais dès qu’il y a au moins 3 options, le paradoxe de Condorcet sur l’incohérence des préférences majoritaires empêche l’existence d’une telle méthode “parfaite”. La seule façon d’assurer que tous les électeurs votent sincèrement est le scrutin stochocratique, mais celui-ci peut parfois désigner une vainqueuse manifestement non satisfaisante !
Alors, que faire ? Faut-il préconiser le scrutin stochocratique malgré tout ? Cela ne semblerait vraiment pas raisonnable [16]... Faut-il abandonner la démocratie en raisons de ses paradoxes ? Cela serait tout de même excessif...
Les chercheurs n’ont pas baissé les bras. Ils se sont dits : « il n’existe pas de méthode électorale parfaite ? Eh bien, nous allons chercher une méthode “aussi parfaite que possible”, qui ne satisfasse peut-être pas tous les critères souhaitables mais qui en satisfait malgré tout un grand nombre ! Il n’existe pas de bonne règle générale pour déterminer le vainqueur dans toutes les situations ? Eh bien, nous allons chercher une règle “aussi générale que possible” qui donne un vainqueur incontestable dans la plupart des cas réalistes ! ». C’est sur ces passionnantes problématiques que nous nous pencherons dans la suite de cette série d’articles.
Références
Le lecteur désireux d’aller plus loin pourra consulter les références suivantes. Attention, celles-ci sont de difficulté « piste noire », voire hors piste !
- Social Choice and the Mathematics of Manipulation, par Alan D. Taylor (2005) ; Cambridge University Press.
- A geometric proof of Gibbard’s random dictatorship theorem, par John Duggan (1996) ; Ecomonic Theory no. 7, pp. 365−369 ; Springer-Verlag.
- wiki.electorama.com : Un wiki créé par les membres du groupe de discussion « Election-Methods ».
Je tiens à remercier les nombreuses personnes qui m’ont aidé dans la rédaction de cet article. J’ai grandement apprécié la cordialité des membres du groupe de discussion « Election-Methods » (trop nombreux pour être listés ici) qui m’ont aimablement indiqué des références pertinentes sur le sujet ou m’ont donné leur écho de spécialistes sur mon texte. Les commentaires des relecteurs désignés par Images des Mathématiques, notamment Frédéric Chardard et Jean Lécureux, ont conduit à des améliorations substantielles de l’article. Je remercie également mes parents Benoît et Odile qui m’ont servi de cobayes pour vérifier si le texte était compréhensible par les non-mathématiciens, et mon infographiste de sœur Laurence pour ses conseils avisés qui m’ont permis de mettre au point la carte de l’Allier et le logo !
Notes
[1] Et le domaine est toujours bien vivant : ainsi, sur le groupe de discussion électronique « Election-Methods », les chercheurs s’échangent plus de 200 messages par mois !
[2] Un « type de suffrage » n’est pas la même chose qu’une « option » : les options sont les possibilités parmi lesquelles il faut choisir, mais l’information que contient un bulletin de vote sera en général plus complexe qu’une seule option... Par exemple, dans le cas de la “méthode B synthétisée en un seul scrutin”, s’il y a 4 options, chaque électeur indique sur son bulletin, d’une part qui il choisit au premier tour, soit 5 possibilités (car il a aussi le droit de voter blanc), puis, pour chacun des 6 seconds tours possibles, qui il choisirait au second tour, soit 3 possibilités à chaque fois : il y a donc 5×3×3×3×3×3×3 = 3 645 types de suffrages possibles.
[3] Dans certains scrutins, on peut cependant souhaiter que certains électeurs aient plus de poids que d’autres : par exemple, dans un concours de chant comme Nouvelle Star, on pourrait vouloir faire voter en même temps le public et le jury d’experts, mais en donnant plus de poids à un juré qu’à un spectateur anonyme... En fait, ce genre de situations peut se ramener à celle où tous les électeurs ont le même poids, en disant qu’un électeur “privilégié” (en l’occurrence, un juré) compte pour plusieurs personnes à lui tout seul.
[4] Si nous étions en piste noire, nous dirions un peu pompeusement : « la méthode électorale est invariante par l’action de n’importe quelle permutation sur les électeurs ».
[5] En piste noire, nous dirions que « nous demandons seulement que la vainqueuse de notre élection soit définie sur un ensemble de comesure nulle dans l’espace des dépouillements » — l’espace des dépouillements étant, s’il y a $k$ types de suffrages possibles, le $(k-1)$-simplexe formé par les $k$-uplets positifs de somme $1$ (chaque entrée d’un tel $k$-uplet correspondant à la proportion de suffrages d’un certain type), muni de la mesure de Lebesgue.
[6] On s’est aperçu récemment que plusieurs des découvertes de Condorcet avaient en fait déjà été faites au... XIIIe siècle par le savant majorquin Raymond Lulle, dont le manuscrit Ars eleccionis, écrit en 1299, a été redécouvert en 2001 après sept siècles d’oubli !
[7] Par exemple, dans le cas du dilemme des Alliérins de l’introduction, il n’y a jamais de paradoxe de Condorcet, quelle que soit la proportion d’habitants des différentes villes : nous verrons pourquoi dans le deuxième article de cette série.
[8] L’idée nouvelle apportée par l’utilitarisme et qui permet de résoudre le paradoxe de Condorcet, c’est qu’une option préférée par la majorité peut ne pas correspondre à la volonté du peuple si la majorité n’est convaincue que de justesse par cette option alors que la minorité la trouve franchement mauvaise
[9] En fait, la méthode que Borda proposait était exactement la méthode E.
[10] Au pire, si l’électeur n’arrive vraiment pas à se décider, il peut toujours tirer au sort entre les deux manières de départager l’ex-æquo... Comme le nombre d’électeurs est très grand, cela revient en pratique au même que s’il votait un demi suffrage de chaque type.
[11] Cette démonstration est sensiblement différente des preuves “classiques” qu’on peut trouver de ce résultat, parce qu’ici nous supposons que la proportion de suffrages de tel ou tel type est un paramètre continu, alors que d’habitude le théorème de Gibbard-Satterthwaite est énoncé pour un nombre fini d’électeurs ; en outre, nos hypothèses de symétrie entre électeurs et entre options sont nettement plus fortes ici que dans le “vrai” théorème de Gibbard-Satterthwaite.
[12] Soit environ 180 000 euros d’aujourd’hui.
[13] Cette démonstration est inspirée d’un article de John Duggan (cf. références).
[14] Notez que par contre, contrairement à la démonstration du théorème de Gibbard-Satterthwaite, on ne peut pas arguer que démontrer le résultat pour 3 options suffit à montrer le cas général, attendu qu’il ne s’agit pas d’arriver à une contradiction mais de prouver qu’il n’y a qu’une seule méthode qui marche.
[15] Dans le cas d’un nombre d’options quelconque, ce qu’on dit est que permuter deux options adjacentes ne peut pas faire varier la probabilité de victoire des autres options.
[16] Il est à noter cependant que dans la démocratie athénienne, mère de toutes les démocraties, la plupart des magistrats étaient désignés par tirage au sort (comme le sont encore aujourd’hui, à bien moindre échelle, les jurés de cour d’assises), et que les élections étaient même considérées en Grèce antique comme un procédé non démocratique, au motif qu’elles favorisaient les citoyens les plus riches ou les plus célèbres ! Aristote écrivait ainsi dans sa Politique (livre VI, chap. VII) : « la voie du sort pour la désignation des magistrats est une institution démocratique ; le principe de l’élection, au contraire, est oligarchique ».
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Pour citer cet article :
Rémi Peyre — «La démocratie, objet d’étude mathématique» — Images des Mathématiques, CNRS, 2012
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Jugement Majoritaire
le 31 octobre 2013 à 10:00, par Rémi Peyre