La dynamique invasive du cerisier tardif
Piste bleue Le 10 mai 2012 Voir les commentaires (2)
Le grand public est sensibilisé à l’érosion de la biodiversité, en particulier depuis la conférence de Rio en 1992. Outre la destruction des habitats et le réchauffement climatique, les invasions biologiques sont une cause importante de cette érosion. Voici l’exemple d’un arbre, espèce exotique d’Amérique du Nord, qui est devenue invasive lors de son introduction en Europe. Cet article est une tentative de description et de modélisation du processus d’invasion.
La modélisation d’un processus invasif repose sur l’idée que, pour que l’invasion d’un écosystème donné par une plante exotique ait lieu, il faut qu’il y ait interaction entre d’une part la capacité invasive de la plante et d’autre part l’« invasibilité » de l’écosystème récepteur, c’est-à-dire sa vulnérabilité à être envahi. Ces deux aspects interviennent à deux échelles spatiales : l’échelle locale (de quelques mètres carrés à quelques dizaines de mètres carrés, c’est à cette échelle que se déroule l’essentiel des processus écologiques) et l’échelle paysagère (échelle du territoire, c’est à cette échelle que les usagers de la nature et les gestionnaires forestiers perçoivent l’invasion). C’est l’échelle paysagère qui nous intéresse ici.
Sujet d’étude
Le cerisier tardif est un arbre de la famille des Rosaceae. Il ressemble au merisier. Son nom scientifique est Prunus serotina Ehrh. C’est une espèce à feuilles caduques, fortement dépendante de la lumière pour atteindre l’état d’arbre. Le cerisier tardif est un arbre originaire d’Amérique du Nord, introduit pour la première fois en Europe en 1623. Son invasion a causé de graves problèmes écologiques et économiques en Europe, surtout en Allemagne, en Belgique, aux Pays-Bas et dans le nord de l’Italie. En France, l’explosion démographique semble avoir été plus tardive ; l’espèce est néanmoins présente dans le Nord et le Sud-Ouest du pays en tant qu’arbrisseau ou petit arbre ne dépassant pas 10 m. L’invasion de la forêt de Compiègne (Oise) par cet arbre, ainsi que les nuisances qui en résultent sont maintenant avérées : le cerisier tardif vient troubler l’ordonnancement sylvicole et paysager, ainsi que l’exploitabilité des forêts, invalidant la maîtrise des gestionnaires et des propriétaires privés ou publics.
- A gauche : individus adultes en forêt de Compiègne ; à droite et au centre : feuilles de Prunus serotina
Dispersion
A l’échelle paysagère, la capacité invasive de la plante réside dans sa capacité à se disperser. Les individus deviennent fertiles à l’âge de 8 ans en moyenne et produisent de nombreuses graines. Les graines sont consommées principalement par les oiseaux et les renards. La plupart des graines restent près de l’arbre qui les a produites (98%) alors que 1.5% sont dispersées à courte distance par les oiseaux (en moyenne à 100 m) et 0,5% sont dispersées à longue distance par les renards (en moyenne à 1km). Après s’être établi (c’est-à-dire après avoir atteint le stade d’arbre fertile), le cerisier tardif peut persister localement en rejetant de souches ou de racines.
- De gauche à droite : inflorescences, infrutescences, fruits et graines de Prunus Serotina
Site d’étude : la forêt domaniale de Compiègne
Elle est située à 80 km au NNO de Paris. C’est la troisième plus grande forêt publique de plaine en France. Sa superficie est de 14 417 ha. Elle a été choisie parce que les données sur cette zone sont nombreuses et disponibles sous forme numérique. Les données sont cartographiées sous un Système d’Information géographique (SIG). Prunus serotina y a sans doute été introduit initialement vers 1850 au lieu dit « la Faisanderie ». C’est la forêt la plus envahie en France par Prunus serotina. Elle est envahie à plus de 80%, que ce soit en strate herbacée (plantes de moins d’un mètre et demi de hauteur), en strate arbustive (arbustes de moins de sept mètres) ou en strate arborescente (arbres de plus de sept mètres).
- Présence de Prunus Serotina en forêt de Compiègne en 2004
Le processus invasif
Deux conditions sont nécessaires pour que Prunus serotina, initialement établi dans une cellule i au pas de temps n, s’établisse dans une autre cellule j au pas de temps n+1 :
- à l’état de graine, il doit atteindre cette cellule j (c’est la capacité invasive de la plante),
- il doit ensuite parvenir au stade arborescent dans cette cellule j (c’est l’invasibilité de l’écosystème récepteur).
Nous nous intéressons d’abord à la première étape du processus.
Un modèle simplifié de dispersion
Voici un modèle très simple : la forêt est carrée et partagée en neuf morceaux (parcelles ou cellules) numérotés de 1 à 9.
Supposons qu’il y a ait un individu Prunus au centre (parcelle 5) en âge de pouvoir disperser ses graines. La situation de départ est donc la suivante.
Un premier scénario
La moitié des graines reste sur la parcelle de l’arbre et l’autre moitié se disperse en parts égales sur les parcelles voisines (parcelles 2, 4, 6 et 8). La nouvelle situation en terme de densité est la suivante.
Si on répète la situation, en supposant que les graines ne peuvent pas se disperser à l’extérieur de la forêt, la parcelle 1 par exemple n’a donc que deux voisins et en supposant que la règle de répartition des graines est toujours la même, on obtient au pas suivant.
A long terme, on obtient la configuration suivante :
C’est une configuration invariante, c’est-à-dire que si on applique la règle ci-dessus à cette configuration, elle reste inchangée. Par exemple, le calcul pour la parcelle 6 donne
\[ \frac{1}{8}\times\frac12+\frac16\times\frac12\times\frac14+2\times\left(\frac{1}{12}\times\frac12\times\frac12\right)=\frac18. \]
Deuxième scénario
Il n’y a pas de raison pour que les graines ne se propagent pas à l’extérieur de la forêt ! Dans ce cas, si on suppose que chaque cellule a 4 voisins, l’évolution de la situation est
Pas très satisfaisant, le Prunus a disparu ! C’est naturel puisque toutes les graines ont peu à peu « fui » vers l’extérieur de la forêt.
Troisième scénario
On suppose maintenant que l’arbre présent dans la parcelle 5 continue à fournir le même nombre de graines année après année (la parcelle 5 est « saturée »). Dans ce cas, le contenu de la parcelle 5 est toujours 1. En gardant les mêmes règles (avec 4 voisins pour chaque cellule), on obtient les étapes suivantes :
La dernière configuration, obtenue à la limite, est encore une configuration invariante (le vérifier). Ouf, on a retrouvé le Prunus !
Dans la réalité
Le modèle réel est un peu plus complexe. D’abord, on discrétise la forêt de Compiègne, c’est-à-dire qu’on la divise en parcelles carrées identiques de côté 500m. On obtient une grille de 1189 parcelles dont 696 sont des parcelles forestières (les autres sont extérieures à la forêt). Ensuite, l’invasibilité de la parcelle dépend du type de sol, de l’hydromorphie, de l’essence dominante dans la parcelle et elle est mesurée par un coefficient c qui varie entre 0 (parcelle extérieure à la forêt) et 2 (parcelle très favorable à l’invasion). Un paysage homogène est donc un paysage pour lequel ce coefficient c ne varie pas beaucoup.
- Carte des indices d’invasibilité. On remarque une zone très défavorable (bleue) étendue à l’Ouest de la forêt, un couloir (corridor) de zones favorables (rouges) du Nord au centre et une zone très favorable (rouge) isolée à l’Ouest
Il faut alors combiner le mécanisme de dispersion (simplifié ci-dessus) dans lequel on aura pris en compte d’une part les informations relatives aux vecteurs de dispersion (oiseaux et renards) à l’aide de fonctions « lognormales »
et d’autre part les mesures d’invasibilité des parcelles afin d’obtenir pour chaque cellule une probabilité pour que Prunus serotina s’y soit établi. Les conclusions des simulations sont les suivantes :
- L’hétérogénéité du paysage rend l’invasion fortement directionnelle, alors que dans un paysage homogène, l’invasion se fait de manière isotrope.
- L’hétérogénéité du paysage augmente la vitesse d’invasion mais diminue le pourcentage de cellules envahies (c’est une hypothèse très discutée en Ecologie, l’EHH, Environmental heterogeneity hypothesis).M07
- Le rôle des renards (dispersion à longue distance) est crucial dans le développement de l’invasion.
Les deux premières conclusions sont illustrées par les deux films suivants. Le premier montre l’évolution dans un paysage homogène et le second dans un paysage réel (et donc plus hétérogène).
Nous n’avons incorporé que la dynamique paysagère dans les simulations et modèles qui précèdent. Un modèle complet demanderait à considérer aussi la dynamique locale (relative au cycle de vie de Prunus serotina sur une parcelle). Dans le cas du Prunus, cette dynamique locale a une composante fortement aléatoire. Si vous voulez en savoir plus, ce sera l’objet d’une piste bleue. Si vous ne pouvez pas attendre, voici tout de même une simulation du modèle complet. Pour cette simulation, la forêt a été coupée en parcelles homogènes de 50m de côté (donc plus petites que dans les animations précédentes). La carte en haut à gauche représente le coefficient d’invasibilité pour chaque parcelle de la forêt (les couleurs chaudes sont plus invasibles que les couleurs froides). La carte en haut à droite représente la présence ou l’absence de lumière, qui a été choisie aléatoire, et la carte en bas à gauche représente l’invasion (une parcelle est d’autant plus envahie que sa couleur est chaude).
Il est intéressant de comparer l’état actuel de la forêt avec l’état prédit par le modèle, lorsqu’on le fait évoluer depuis la première année pour laquelle des données sont disponibles, c’est-à-dire 1850. Ces deux états sont très voisins. C’est une manière de « valider » le modèle.
Bibliographie
Voici une bibliographie pour aller plus loin dans la technicité (GR-04, M07, SC08), ou pour d’autres aspects vulgarisés sur Prunus serotina (J10, CE)
et plus généralement sur les invasions biologiques (B11, QU).
[B11]
B. Bellanger, J. Bodon, R. Brillaud, E. Chartier, C. Loiseau, M. Novak, Y. Sciama. Les nouveaux envahisseurs, Sciences et Vie 1127 (août 2011), 48-65
[CE]
http://centrederessources-loirenatu...
[Gr04]
Greene DH, Canham CD, Coates D, Lepage PT, An evaluation of alternative dispersal functions for trees, J. Ecol. 92, 758-766, 2004
[J10]
Jacquemart A.-L., Decocq G., Vanhellemont M., Verheyen K., Faut-il lutter ou vivre avec ? Le cas de l’invasion par le cerisier tardif, Prunus serotina, Silva Belgica 117(3) : 16-22 (2010)
[M07]
Melbourne BA, Cornell HV, Davies KF, Dugaw CJ, Elmendorf
S, Freestone AL et al, Invasion in a heterogeneous
world : resistance, coexistence or hostile takeover ?, Ecol
Lett 10 (2007), 77–94
[QU]
R. Barbault, M. Atramentowicz ed., Les invasions biologiques, une question de nature ou de société ?, Synthèses, ed. Quae (2010)
[SC08]
E. Sebert-Cuvillier, V. Simon, F. Paccaut, O. Chabrerie, O. Goubet, G. Decocq,
Spatial spread of an alien tree species in a heterogeneous forest landscape : a spatially realistic simulating model, Landscape Ecology 23 (2008), 787-801
La rédaction d’Images des maths et les auteurs remercient pour leur lecture attentive, Bruno Langlois, Marielle Simon, Vincent Franjou et Clément Caubel.
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Pour citer cet article :
Frédéric Paccaut, Emmanuelle Sebert — «La dynamique invasive du cerisier tardif» — Images des Mathématiques, CNRS, 2012
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Commentaire sur l'article
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