La peinture et son double
Autopsie d’un tableau
Piste verte Le 19 avril 2015 Voir les commentaires (3)Lire l'article en


Rediffusion.
« Les Ambassadeurs » (National Gallery, Londres) est, de plus d’un point de vue, un tableau peu ordinaire : peint par Hans Holbein en 1533, il met en scène, par les vertus de la perspective, autre chose que ce qu’on voit. Cette chose, nous allons la montrer géométriquement.
Les hommes et la chose
Deux personnages en costume d’apparat – l’un, à droite, en col et
chapeau ecclésiastiques, l’autre, à gauche, plus mondain, en riche
fourrure et soie moirée – ouvrent la scène : les deux
personnages, tournés de notre côté, se tiennent de part et d’autre
du centre, qu’ils présentent et protègent à la fois. Au centre,
précisément, le regard découvre une somptueuse nature morte
d’instruments de mesure et de musique [1], disposée sur une double étagère. Derrière, en
toile de fond, une tenture de velours vert confère une profondeur
restreinte à la scène. Après avoir parcouru le tableau
et recueilli, comme autant d’énigmes, les minutieux motifs qu’il
recèle, le regard rencontre enfin, flottant sur le pavage de marbre
polychrome [2], une chose oblique et pâle : étrangère au reste
de la représentation, la chose, qui ne ressemble à rien, paraît
décoller du sol pour mieux échapper au tableau.

Attardons-nous sur la chose allongée qui, insérée comme un emblème dans le tableau,
essaie toutefois de lui échapper. Ce motif sans ressemblance possède
un nom, forgé par le jésuite allemand Gaspard Schott au XVIIème
siècle : il s’agit d’une anamorphose, terme d’origine grecque
dérivé du préfixe ana (qui signifie le retour vers), et du
substantif morphé (la forme). Le terme suppose donc une
déformation, suivie d’un retour à la forme originelle. Au XVIIIème
siècle, l’Encyclopédie le définit ainsi : « En
peinture, anamorphose se dit d’une projection monstrueuse ou d’une
représentation défigurée de quelque image, qui est faite sur un plan
et qui néanmoins, à un certain point de vue, paraît régulière et
faite avec de justes proportions. » [5] Avant d’explorer les tenants et les
aboutissants de cette « représentation défigurée », un rappel au
règlement géométrique s’impose.
La perspective des peintres
La perspective centrale a été inventée vers 1415 à Florence par
Filippo Brunelleschi ; elle s’est propagée en Europe au cours des
XVème et XVIème siècles, donnant lieu à un nombre considérable de
traités et de chefs-d’œuvre artistiques. Elle consiste
en une projection centrale, à partir d’un point de vue ou origine
$O$, sur un plan $P$ (le plan du tableau) : l’image d’un point de
l’espace $M$ différent de $O$ est l’intersection de la droite $(OM)$
avec $P$.
La propriété principale de cette projection est de
conserver l’alignement des points, et de transformer un faisceau de
droites parallèles, de direction non parallèle au plan du tableau,
en un faisceau de droites concourantes ; le point de concours du
faisceau projeté s’appelle le point de fuite associé à la direction : c’est l’intersection de $P$ avec la droite du faisceau passant par $O$. Une
droite parallèle à $P$ se projette en une droite de $P$
[6].
- La représentation perspective vue de profil (Abraham Bosse, 1650). Le point de fuite principal (noté f) est la projection orthogonale du point de vue O sur le plan du tableau.
Le point de fuite principal $F$ est associé à la direction
orthogonale au plan du tableau, tandis que les deux points de
distance $D_1$ et $D_2$ sont associés aux directions horizontales
faisant un angle de $45°$ avec le plan supposé vertical du tableau.
Les triangles $OFD_1$ et $OFD_2$ étant isocèles rectangles en $F$ (puisque la droite $(OF)$ est orthogonale à $P$, et l’angle entre $(OF)$ et $(OD_1)$ ou $(OD_2)$ vaut $45°$), on a : \[FD_1 = FD_2 = OF.\]
Connaissant $F$ et l’un des deux points $D_1$ ou $D_2$, on peut ainsi
retrouver le point de vue $O$, c’est-à-dire le point où
l’observateur est censé se situer pour voir
« correctement » la perspective. En vision monoculaire,
l’œil (supposé ponctuel, et placé au point de vue) ne distingue
pas en effet entre la représentation perspective d’un objet et sa
vision directe, puisque les rayons visuels issus de l’œil et
dirigés vers un point $M$ intersectent le plan du tableau
précisément en l’image de $M$.
Pour projeter des figures situées dans un plan horizontal (appelé
parfois géométral), la méthode développée par les théoriciens de la
Renaissance [7] consiste à tracer sur le plan horizontal un
« damier » , c’est-à-dire un
quadrillage régulier formé de deux faisceaux de droites
équidistantes, le premier parallèle à $P$, le second orthogonal. Sur ce damier de base, on trace également les diagonales. En
projection centrale sur $P$, le carré se transforme en trapèze :
les images des droites orthogonales à $P$ concourent en $F$, tandis
que les images des diagonales concourent en $D_1$ ou $D_2$.
Enfin,
le point de vue $O$ étant fixé, passer de la projection
centrale sur $P$ à la projection centrale sur un autre plan $P'$ non
parallèle à $P$ revient à effectuer ce qu’on appelle une homologie.
A la recherche du point perdu
Qu’est-ce qu’une anamorphose ? Pratiquement, au lieu qu’en
perspective « normale » le point de
fuite est aisément situable (plutôt vers le centre du tableau), une
anamorphose place le point de fuite très loin du centre, souvent
même en dehors du cadre : le spectateur qui regarde le tableau en
face ne repère donc pas immédiatement le point de vue (situé,
rappelons-le, à l’aplomb du point de fuite) :
Une anamorphose est
une projection centrale observée en dehors du point de vue.
- Damier de base (à gauche) ; damier projeté en perspective classique (au centre) ; anamorphose du damier (à droite).
Étonné, l’œil ne reconstitue pas aisément la forme originelle ; à défaut
d’imaginer immédiatement l’objet représenté, il aperçoit la
déformation. Le propre de l’anamorphose tient donc à la perte du point de vue, ou à la difficulté de le situer aisément : en somme, devant une
anamorphose, nous pressentons que le point de vue existe, mais sa
découverte (et le redressement conséquent de la vue) exige un
certain délai. L’anamorphose nous montre qu’il y a quelque chose à
voir, une chose que nous ne percevons pas pour l’instant parce
qu’elle a été déformée, mais cette déformation est réversible : le
retour à l’origine reste possible – pour peu que le point de vue
soit retrouvé. C’est ainsi le caractère bijectif de la
transformation qui se trouve mis en évidence ; c’est aussi le fait
que dans l’anamorphose, la forme de départ n’est pas complètement
écrasée : une signature de l’original
demeure inscrite dans l’image déformée.
Notons que, du fait de l’éloignement du point de fuite, le trapèze image
se rapproche d’un parallélogramme, et du trapèze symétrique obtenu en inversant les
bases : cette ressemblance est d’autant plus flagrante que le point de fuite est situé loin du damier [9].
C’est ainsi que dans le cas des « Ambassadeurs »,
certains ont cru voir le point de fuite en haut à
droite, là où d’autres assurent l’avoir rencontré en bas à gauche.
Il est en réalité difficile de trancher, les deux figures obtenues
par redressement (i.e. par une homologie inverse de celle
effectuée par le peintre) étant très proches. Cette ambiguïté n’est
peut-être pas hasardeuse : l’anamorphose de Holbein indique ainsi une
direction selon laquelle on doit l’observer, plutôt qu’un point de vue précis.
Le portillon et le damier
Quel procédé les peintres et graveurs du XVIème siècle ont-ils
utilisé pour construire de rigoureuses anamorphoses ? La réponse
n’est pas claire, en l’absence d’un traité théorique [10] ou
d’un écrit d’artiste décrivant le protocole employé. Une première
possibilité (la plus probable, dans le cas de Holbein, car la plus
simple à mettre en œuvre) est que l’artiste ait procédé à une
« mise au carreau » du dessin primitif,
inséré dans un damier quadrillé par des lignes horizontales et
verticales régulièrement espacées ; puis, transformant le carré en
trapèze au moyen d’une homologie (avec un point de fuite très
éloigné de la base, donc un trapèze très étiré), il suffit de
reporter les traits du réseau original sur le réseau image. C’est
ainsi, par exemple, que Jean-François Niceron décrit la
construction d’anamorphoses dans sa Perspective
curieuse (1651).
Une autre possibilité est d’utiliser un procédé mécanique de
construction point par point (et non plus à l’aide d’un réseau
quadrillé), type « portillon de Dürer » : une poulie occupe le point de vue, à laquelle est accrochée une
corde lestée ; on installe le dessin original (celui qu’on veut
déformer) sur le portillon, et on dispose au-delà du portillon (par
exemple dans un plan perpendiculaire à celui du portillon, assez
loin de celui-ci) la feuille sur laquelle on veut construire le
dessin déformé ; on repère à l’aide de deux règles la position d’un
point du dessin original dans le plan du portillon ; on ouvre le
portillon, fait passer la corde (fixée au point de vue) par le point
repéré, et on n’a plus qu’à pointer l’intersection de la corde avec
la feuille : ce faisant, on a « matérialisé » en quelque sorte l’homologie, et
rendu complètement mécanique sa construction.
- Vue de profil du portillon de Dürer, tirée de « Underweysung der Messung » (1525). Ici le portillon est utilisé pour construire la perspective d’un luth. Pour « anamorphoser », on projette cette première perspective sur un autre plan, toujours à l’aide du portillon.
Signalons ici que l’homologie, qui permet de passer d’une
perspective centrale à l’autre, suppose l’oubli
de l’espace sous-jacent : puisqu’on travaille
directement sur les trapèzes, il n’est pas nécessaire de voir
réellement le corps que l’on projette — il suffit de l’imaginer.
Ainsi, la transformation n’opère que dans le plan, sur des objets
plans. Les anamorphoses constituent en quelque sorte des
« images d’image », qui oublient l’objet
original pour déployer, dans le plan
de projection, l’éventail de ses représentations.
La mort en perspective
Mais revenons à nos ambassadeurs : en redressant [11]
ce qui ne ressemble à rien, apparaît, fascinante et recadrée, une
tête de mort.
Ce coup de théâtre — le surgissement de la mort sur
une scène où on ne l’attendait pas — nous allons tenter de
l’interpréter. Observons tout d’abord que les « Ambassadeurs » sont construits selon une double
perspective : celle d’abord qui règle la représentation de la scène
principale, dont le point de fuite se situe à peu près au centre du
tableau : lorsque nous observons ledit tableau de loin, c’est ce
point de vue que plus ou moins spontanément nous adoptons, et c’est
de ce point de vue que Jean de Dinteville et Georges de Selve,
pourvus des instruments du savoir humain, se présentent à nous dans
la plus grande gloire de leur mondanité. Puis, lorsqu’on se
rapproche du tableau pour en examiner plus précisément les détails
et en exprimer le secret, suivant la direction que pointe
l’anamorphose [12] on voit le crâne peu à peu se relever. Du second point
de vue, les ambassadeurs, les instruments, bref tout ce qui remplissait
la scène principale s’efface et cède
la place à la mort.

Tableau « à double détente » donc, où
le redoublement des points de vue implique la temporalité d’un
délai, et une impossible concomitance entre les deux représentations : l’image oblique et solitaire de la mort d’une part ; de l’autre,
la figure splendide et mélancolique du pouvoir. Le pouvoir ou la
mort, il faut choisir, on ne peut pas voir les deux en même temps - mais on peut concevoir la façon dont l’une travaille l’autre en
profondeur, par la vertu d’une anamorphose.
La réversibilité de la transformation rend cependant possible une
autre lecture : si l’on adopte d’abord le point de vue de
l’anamorphose, puis qu’on regagne le point de vue frontal, la mort s’efface pour laisser paraître la scène
principale. Dans cette lecture renversée, nous assistons à une sorte
de résurrection [13] : les corps charnels
des protagonistes se reforment autour du crâne originel - les
« Ambassadeurs » deviennent alors
l’anamorphose de leur anamorphose. Tout ce que nous voyons
n’apparaît que parce que la mort a été, provisoirement, rejetée à
l’infini et mise en perspective ; et les ambassadeurs prennent la
place de celle qu’ils présentent, mais ne sauraient
représenter [14].
Bibliographie : on consultera avec profit, pour une lecture érudite et fouillée, l’excellent article de wikipédia http://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Ambassadeurs.
L’ouvrage de référence sur le tableau (et, généralement, sur les anamorphoses) reste le livre de Jurgis Baltrusaïtis : Les Perspectives dépravées, tome 2 : « Anamorphoses », Flammarion, collection « Champs-Art ».
L’auteur remercie Michèle Audin, Iris Hilton et Emmanuel Riboulet-Deyris pour leur confiance, leur aide et leur soutien. L’auteur et la rédaction d’Images des mathématiques remercient Damien Gayet et Serma pour leur relecture et leurs commentaires qui ont aidé à améliorer une première version de cet article.
Notes
[1] Quelques objets plus
identifiables émergent çà et là de ce bric-à-brac : un goniomètre,
sorte de rapporteur en bois articulé, réputé avoir appartenu à
Nicolas Kratzer.
[2] Le sol, peint avec une précision extrême, est un
carrelage géométrique dont les motifs reproduisent la mosaïque de
marbre, apportée de Rome vers 1268 par des artisans italiens pour le
chœur de l’Abbaye de Westminster, où sont couronnés et parfois enterrés les souverains anglais.
[3] Essentiellement par la localisation ancienne du tableau, et surtout
grâce à la mise en évidence sur le globe terrestre de l’étagère du
bas, de la petite ville de Policy en Bourgogne, où Jean de
Dinteville possédait son château.
[4] Sur une bague pour Jean de Dinteville, et la
tranche d’un livre pour Georges de Selve.
[5] Edition de 1751, t.I, p.404.
[6] Le plan de projection peut donc être conçu comme
l’ensemble des points de fuite associés aux directions non
parallèles à $P$.
[7] En premier lieu Alberti et Piero della
Francesca.
[8] Piero della Francesca, « De Prospectiva
pingendi », traduit par J.P. Le Goff, In medias res,
p. 93.
[9] Dans le cas-limite où le point de fuite est rejeté à l’infini dans une certaine direction, la projection centrale devient une projection affine, et on obtient un parallélogramme au lieu d’un trapèze.
[10] Ceux
évoquant les anamorphoses n’apparaîtront qu’au XVIIème siècle.
[11] C’est-à-dire en fixant une droite horizontale et
« recentrant » progressivement le point
de fuite, ce qui revient à reconstituer le carré originel à partir du trapèze : le logiciel gimp, par exemple, en offre la possibilité : voirhttp://www.gimp.org/.
[12] C’est-à-dire se décalant vers la droite et
demeurant à la hauteur du centre ou bien vers la gauche et
s’abaissant.
[13] L’allusion au pavage de l’abbaye de Westminster et aux tombes des souverains anglais renforce cette
impression : le crâne (de Yorick ? ou du roi que représentent les
ambassadeurs ?) semble s’exhumer du pavement.
[14] N.B. Ce texte contient des citations légèrement
modifiées d’un ouvrage que je ne nommerai pas : je laisse au lecteur vivant
— sans mode d’emploi — le soin d’en redresser le titre.
Partager cet article
Pour citer cet article :
Denis Favennec — «La peinture et son double » — Images des Mathématiques, CNRS, 2015
Laisser un commentaire
Dossiers
Actualités des maths
-
5 mars 2023Maths en scène : Printemps des mathématiques (3-31 mars)
-
6 février 2023Journées nationales de l’APMEP, appel à ateliers (9/4)
-
20 janvier 2023Le vote électronique - les défis du secret et de la transparence (Nancy, 26/1)
-
17 novembre 2022Du café aux mathématiques : conférence de Hugo Duminil-Copin (Nancy et streaming, 24/11)
-
16 septembre 2022Modélisation et simulation numérique d’instruments de musique (Nancy & streaming, 22/9)
-
11 mai 2022Printemps des cimetières
Commentaire sur l'article
La peinture et son double
le 25 octobre 2012 à 20:17, par Francoise Granger
La peinture et son double
le 28 octobre 2012 à 11:02, par Serma
La peinture et son double
le 6 novembre 2013 à 07:36, par Monique Pencréach