La porte d’harmonie
Piste bleue Le 1er juin 2009 Voir les commentaires (1)
Si vous vous promenez un jour dans la ville d’Annemasse, en Haute-Savoie, non loin de Genève, vous aurez peut-être l’occasion de voir, au milieu d’un rond-point, l’objet que voici.
Il s’agit d’un grand rectangle de quelques mètres de haut, œuvre réalisée en 1997 par l’artiste Michel Ventrone. Son nom : la Porte d’Harmonie. Ses dimensions : 9,2 m de haut sur 6,5 m de large. Avec ces deux seules indications, nous pouvons commencer notre enquête.
Ce qui compte dans un rectangle, c’est surtout sa forme, c’est-à-dire, en plus du fait que c’est un rectangle, le rapport entre ses dimensions. Un simple calcul montre que 9,2 divisés par 6,5 font environ 1,415. Là, le mathématicien sursaute, parce que cette valeur est très proche d’un nombre particulièrement important en mathématiques : la racine carrée de $2$, notée $\sqrt{2}$. Par définition, $\sqrt{2}$ est le nombre (positif) qui, multiplié par lui-même, donne $2$. Puisque $1,4\times 1,4=1,96$ (plus petit que $2$) et que $1,5\times 1,5=2,25$ (plus grand que $2$), la racine carrée de $2$ est comprise entre $1,4$ et $1,5$. Des calculs plus poussés montrent qu’une valeur approchée plus précise est $1,41421356$.
La dénomination de « Porte d’Harmonie » est due à un peintre du début du vingtième siècle, Paul Sérusier, qui souhaitait mettre en relief l’esthétique des rectangles dont le rapport de la longueur à la largeur est de $\sqrt{2}$. Sérusier, un peu naïf sur les propriétés « magiques » des nombres, rapprochait ainsi ce type de rectangles des plus fameux « rectangles d’or », dont le rapport des dimensions est égal au nombre d’or, $(1+\sqrt{5})/2$ [1].
Les rectangles dont les proportions sont définies par la racine carrée de $2$ sont d’une très grande richesse géométrique, presque aussi grande que celle, plus connue, des rectangles d’or. C’est un rectangle de ce type que nous utilisons tous les jours au travers de nos feuilles de papier au format A4 (vous pourrez vérifier que $29,7/21$ est une valeur approchée de $\sqrt{2}$). La propriété majeure de ces rectangles est qu’en en coupant un en deux dans le sens de la largeur, on obtient deux rectangles plus petit dont le rapport longueur/largeur est à nouveau égal à $\sqrt{2}$. [2]
La racine carrée de $2$ possède une infinité de chiffres après la virgule, si bien qu’il n’est pas possible d’en écrire toutes les décimales. Ce résultat peut se démontrer à partir du procédé classique de multiplication de deux nombres que l’on apprend à l’école (voir encadré 1), mais on peut aussi le démontrer en établissant une propriété plus forte, et plus profonde : $\sqrt{2}$ est un nombre « irrationnel », c’est-à-dire qui n’est pas le résultat de la division d’un entier par un autre (voir encadré 2).
L’infinité des décimales de $\sqrt{2}$Choisissez un nombre décimal $x$ quelconque (c’est-à-dire avec une quantité finie de chiffres après la virgule), et multipliez-le par lui-même en posant l’opération comme à l’école. Le dernier chiffre de $x\times x$ (celui le plus à droite) que vous écrivez (appelons-le $u$)
est alors le chiffre des unités de $d\times d$, où $d$ désigne le dernier chiffre de $x$. Or l’on vérifie facilement que, quel que soit $d$ entre $1$ et $9$, le produit $d\times d$ ne finit jamais par un $0$. Donc $u$ n’est pas égal à $0$, si bien que $x\times x$ ne peut pas être un nombre entier - en particulier, ce produit n’est pas égal à $2$, et donc $x$ ne peut pas être la racine carrée de $2$, quel que soit le nombre décimal que vous avez choisi pour $x$.
Il existe plus d’une vingtaine de façons différentes de démontrer que $\sqrt{2}$ ne peut pas s’écrire comme le rapport $p/q$ de deux entiers. La démonstration la plus courante, qui utilise des considérations de parité sur les valeurs $p^2$ et $q^2$, est courte mais peu éclairante. Voici une démonstration plus visuelle et très simple.
S’il existait deux entiers $p$ et $q$ tels que $\sqrt{2}=p/q$, alors on pourrait faire une porte d’harmonie de hauteur $p$ et de largeur $q$. En en mettant deux côte à côte (rectangles à bords noirs ci-dessous), on obtiendrait un rectangle de côtés $p$ et $2q$, qui serait aussi une porte d’harmonie d’après la propriété mentionnée plus haut. Prenons alors une troisième porte d’harmonie (orange) de côtés $p$ et $q$, et disposons-le comme sur la figure ci-dessous.
D’après un théorème classique de géométrie (le théorème de Thalès), le petit rectangle vert en bas à droite est lui aussi une porte d’harmonie. Or ses dimensions sont données par des nombres entiers, respectivement égaux à $2q-p$ et $p-q$.
Partis d’une fraction $p/q$ égale à $\sqrt{2}$, nous en avons donc trouvé une autre, $(2q-p)/(p-q)$, à nouveau égale à $\sqrt{2}$, et dont le numérateur et le dénominateur sont strictement plus petits. En recommençant ainsi encore et encore, on trouverait des numérateurs et des dénominateurs à la fois entiers et de plus en plus petits, ce qui est impossible, puisqu’on ne peut pas descendre indéfiniment en restant dans les entiers (positifs). Ainsi donc, aucune fraction $p/q$ ne peut en fait convenir pour écrire $\sqrt{2}$. En passant, puisque tout nombre décimal est aussi une fraction (par exemple, $12,453$ est égal à $12453/10000$), nous obtenons que $\sqrt{2}$ ne peut pas s’écrire avec un nombre fini de chiffres après la virgule.
Contrairement à ce qui se passe pour d’autres nombres non-décimaux comme $1/3$ (qui est égal à $0,3333333\ldots$), aucune règle n’a aujourd’hui été identifiée qui permette de connaître les propriétés des décimales de $\sqrt{2}$. Leur règle de formation, aussi bien que leurs propriétés statistiques même élémentaires, restent inconnues. D’autres façons d’écrire les nombres ont donc été mises à contribution pour obtenir une expression explicite de $\sqrt{2}$. L’une d’elles, la plus célèbre, est son développement en fraction continue :
[\sqrt2=1+\frac1\displaystyle 2+\frac1\displaystyle 2+\frac1\displaystyle 2+\frac1\displaystyle 2+\frac1\ddots
.]
Bien qu’un peu exotique, cette écriture est beaucoup plus régulière que les décimales de $\sqrt{2}$. Elle signifie que la suite de fractions
[1,\qquad 1+\frac12=\frac32,\qquad 1+\frac1\displaystyle 2+\frac12=\frac75,\qquad 1+\frac1\displaystyle 2+\frac1\displaystyle 2+\frac12
=\frac127\mbox, etc.,]
donne des approximations de plus en plus précises de $\sqrt{2}$. [3]
L’écriture en fraction continue d’un nombre revient essentiellement à écrire ce nombre sous forme d’une fraction dont les dénominateurs sont eux-mêmes des fractions. Une variante moins connue est celle des fractions continues de Engel (du nom de Friedrich Engel, qui, sans en être le premier inventeur, en étudia diverses propriétés) dans lesquelles ce sont les numérateurs qui sont eux-mêmes des fractions. Plus précisément, le développement en fraction continue de Engel d’un nombre $x$ est une écriture de la forme
[x=\frac\displaystyle 1+\frac\displaystyle 1+\frac\displaystyle 1+\frac\displaystyle ...dcba,]
où les nombres $a$, $b$, $c$, $d$, etc. forment une suite croissante d’entiers.
Avant qu’Engel ne propose sa variante des fractions continues, l’expression suivante de $\sqrt{2}$ avait été remarquée par Sierpiński (qui est aussi l’inventeur d’un fameux fractal, le « tapis de Sierpiński », mais ceci est une autre histoire...) :
[\sqrt2= 1+\frac\displaystyle 1-\frac\displaystyle 1+\frac\displaystyle 1+\frac\displaystyle 1+\frac...133171411543462 ,]
où, le $6$ mis à part, chaque nouveau terme s’obtient en élevant le précédent au carré et en retranchant $2$. L’expression est simple et élégante, mais n’est pas le vrai développement de Engel de $\sqrt{2}$, en raison de la présence du signe $-$ avant la fraction de dénominateur $6$. Le début du vrai développement de $\sqrt{2}$ est donné par les valeurs $1$, $3$, $5$, $5$, $16$, $18$, $78$, $102$, $120$, $144$, $251$, $363\ldots$ À l’heure actuelle, on ne sait pratiquement rien dire de cette suite. La belle proportion de la Porte d’Harmonie garde encore bien des secrets.
B. Rittaud, Le fabuleux destin de $\sqrt{2}$, Le Pommier, 2006 (article éponyme paru dans la Gazette de la SMF).
Notes
[1] Voir à ce sujet Le nombre d’or, de Pierre de la Harpe
[2] Voir aussi à ce sujet le texte de Tan Lei, La méthode de Newton et son fractal
[3] Une façon suggestive, bien qu’en réalité un peu incomplète, de faire le lien entre $\sqrt{2}$ et son développement en fraction continue consiste à remarquer que le nombre $x=1+\sqrt{2}$ vérifie la relation $x=2+1/x$ ; on a donc $x=2+1/(2+1/x)$, puis $x=2+1/(2+1/(2+1/x))$, et ainsi de suite. On obtient donc que $1+\sqrt{2}=2+1/(2+1/(2+1/\ldots))$, d’où le développement de $\sqrt{2}$.
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Pour citer cet article :
Benoît Rittaud — «La porte d’harmonie» — Images des Mathématiques, CNRS, 2009
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