La somme des entiers
Piste bleue Le 12 octobre 2021 Voir les commentaires (11)
Rediffusion d’un article publié en juillet 2017.
J’ai reçu le message suivant de Tom, un élève en classe de troisième passionné de mathématiques, transmis par un de ses professeurs m’incitant à développer :
« J’ai vu sur internet qu’il y avait un sujet très sérieux concernant la somme de tous les nombres entiers positifs. En effet, j’ai vu que cette somme serait égale à $-1/12$. Ce résultat paraît invraisemblable mais étant donné que ce sujet est sérieux, pourriez-vous demander à un mathématicien ce qu’il en pense ? ».
Ce texte est élaboré à partir de la réponse que j’ai faite à Tom.
Introduction
Bonjour Tom.
Tu as vu sur internet que la somme des entiers positifs vaut -1/12 et tu te demandes ce que j’en pense.
Ce n’est pas la réponse que j’aurais donnée si tu m’avais demandé ce que vaut cette somme, ce n’est pas non plus ce que j’enseigne à mes étudiants de l’université, mais pourquoi pas.
Je vais développer mon propos en te proposant quelques activités. Mon objectif est de te montrer qu’il n’est pas aberrant de considérer que
\[1+2+3+4+5+\ldots = -\frac{1}{12}.\]
Tu pourras également consulter l’article de Jérôme Buzzi Liberté et formalisme 1+2+3+4+5...= ? ainsi que cette vidéo de Mickaël Launay, celle-ci de science4all ou encore celle-ci du Mathologer.
Écritures décimales
Dans un premier temps, il faut se demander ce qu’est une somme d’une infinité de nombres. Je pense que tu en as déjà rencontrée. Que penses-tu de l’égalité suivante ?
\[\frac{1}{3} = 0,3333333333333\ldots.\]
Peut-être t’es-tu déjà amusé à multiplier les deux membres par 3 pour obtenir
\[1 = 0,9999999999999\ldots.\]
Voilà une première surprise. Comment l’expliques-tu ?
On pourrait dire que ce résultat paraît invraisemblable. Ou alors on peut l’accepter : pourquoi ne pas décréter que le sens à donner à 0,9999999999999..., c’est que cela vaut 1 ? Une question fondamentale est celle de la signification d’une écriture décimale infinie.
Je vais d’abord faire un rappel concernant l’écriture décimale. Que signifie
\[\frac{1}{4} = 0,25 ?\]
Ce qu’on apprend généralement à l’école primaire, c’est que 0,25 est une écriture qui signifie 25 centièmes ou encore 2 dixièmes et 5 centièmes. J’insiste sur le fait que 0,25 est une écriture pour représenter quelque chose (par exemple 25 cm, c’est 25 centièmes de mètres, c’est-à-dire 0,25 m).
Certaines fois, on dit même que ce quelque chose est un nombre décimal que l’on peut aussi écrire à l’aide d’une écriture fractionnaire :
\[0,25 = \frac{25}{100}.\]
Puis au collège, on apprend que 0,25 est le nombre qui multiplié par 100 donnera 25, et qu’il est égal à un quart :
\[\frac{25}{100} = \frac{25\times 1}{25\times 4} = \frac{1}{4}.\]
Au fond, on peut écrire le même nombre avec différentes écritures :
\[0,25 = \frac{2}{10} + \frac{5}{100} = \frac{25}{100} = \frac{1}{4}.\]
Si l’on s’autorise des écritures décimales infinies, on peut considérer que le nombre 1 a également plusieurs écritures
\[1 = \frac{10}{10} = 1,0 = 1,00000000000\ldots =\frac{3}{3} = 3\times \frac{1}{3} = 0,99999999999\ldots.\]
On peut également considérer que l’écriture 0,99999999... désigne le nombre que l’on obtient en ajoutant 9 dixièmes et 9 centièmes et 9 millièmes et ainsi de suite. Une ambiguïté réside dans la signification de et ainsi de suite. Car plus on va ajouter de décimales, et plus le nombre augmentera, se rapprochant de plus en plus de 1 sans jamais l’atteindre. C’est parce que l’on se rapproche de plus en plus de 1 que l’on peut considérer que 1=0,99999999.... C’est une approche qui est généralement partagée par les mathématiciens pour donner du sens à une écriture décimale infinie.
Attention. Pour cette approche une ambiguïté subsiste. Je n’ai pas précisé ce que signifie se rapprocher de.
Écritures fractionnaires
Pour mon propos, je suis parti de l’égalité
\[\frac{1}{3} = 0,3333333333333\ldots\]
As-tu déjà remarqué que cette égalité n’est pas la seule dans son genre ?
Par exemple, as tu déjà observé ce qui se passe si tu demandes à ta calculatrice la valeur approchée de $\displaystyle \frac{4}{33}$ ? Ou mieux encore, as tu observé ce qui se passe quand tu essayes de faire toi-même la division à la main ?
Faire toi-même le calcul te permettra de mieux comprendre ce qui se passe. Tu devrais observer que l’écriture décimale est périodique, c’est-à-dire qu’elle se répète. Et comme elle se répète tous les deux chiffres, on dit qu’elle est périodique de période 2.
Je t’explique comment je m’y prends pour trouver l’écriture d’un nombre fractionnaire connaissant une écriture décimale périodique. Ce n’est pas nécessairement la manière dont tu t’y prends, et ce n’est pas gênant du tout d’avoir des approches différentes. C’est ce qui fait la richesse des mathématiques. Nous pouvons trouver des approches différentes pour aboutir au même résultat. Pour simplifier un peu, je vais prendre un exemple. Considérons le nombre qui s’écrirait
\[0,45\ 45\ 45\ 45\ 45\ldots.\]
Appelons $x$ ce nombre (je pense que tu as déjà dû faire du calcul littéral).
Alors, je peux considérer la différence entre $100x$ et $x$, ce qui donne
On a donc 99$x$=45, autrement dit $x$=45/99.
Bien entendu, tu peux simplifier cette fraction si tu le souhaites. Elle est égale à 5/11.
Inversement, tu as peut-être déjà observé que si tu pars d’une fraction, alors l’écriture décimale est toujours périodique (si le nombre est décimal, on peut alors soit finir en répétant une infinité de 0, soit finir en répétant une infinité de 9).
Somme infinie de nombres
Bon, mais quel rapport avec la question que tu m’as posée ? Et peut-être savais-tu déjà tout ce que je viens de raconter. Je pense que ce n’était pas inutile de le rappeler, même si tu le savais déjà.
Je reviens sur 1/3, ou plutôt sur 1/9.
Ce que je viens de rappeler, c’est qu’on peut écrire
\[\frac{1}{9} = 0,111111111\ldots = \frac{1}{10} + \frac{1}{100} + \frac{1}{1\ 000} + \frac{1}{10\ 000}+\ldots.\]
On pourrait également l’écrire (tu as certainement vu les puissances) :
\[\frac{1}{9} = \frac{1}{10} + \left(\frac{1}{10}\right)^2 + \left(\frac{1}{10}\right)^3 + \left(\frac{1}{10}\right)^4 + \ldots.\]
Mais pourquoi considérer des puissances de 10 ? Tu le sais toi ? Quelle est la raison pour laquelle nous avons l’habitude d’écrire les nombres avec des chiffres représentant les unités, les dizaines, les centaines, les milliers, les dixièmes, les centièmes, les millièmes, etc. ?
C’est parce que nous avons dix doigts que nous opérons des groupements par paquets de dix, puis par paquets de dix fois dix, et par paquets de dix fois dix fois dix, et ainsi de suite. Note que ce n’a pas toujours été le cas. Dans l’Antiquité, en Mésopotamie, on opérait des groupements par soixantaines. C’est pour cette raison qu’il nous arrive encore d’opérer de tels groupements quand nous mesurons les durées : soixante secondes dans une minute, soixante minutes dans une heure (mais pas soixante heures
dans une journée). Et c’est toujours pour cette raison qu’il y a $360° = 6\times 60°$ dans un tour complet.
Ce n’est que depuis la Révolution française que le système décimal (par groupements de dix) s’est très largement imposé en France avec le mètre, les décimètres, les centimètres, les millimètres, et ainsi de suite.
Les raisons pour lesquelles nous opérons des regroupements par dix sont donc culturelles (ou anatomiques, comme tu préfères) et non mathématiques.
Les mathématiciens (et les informaticiens, qui eux comptent en binaire à l’aide de 0 et de 1) considèrent comme tout aussi légitime de demander : que vaut la somme suivante ?
\[\frac{1}{2} + \left(\frac{1}{2}\right)^2 + \left(\frac{1}{2}\right)^3 + \left(\frac{1}{2}\right)^4 + \ldots = \frac{1}{2} + \frac{1}{4} + \frac{1}{8} + \frac{1}{16} + \ldots.\]
Tu as peut-être déjà rencontré cette question sous la forme d’un paradoxe : si une flèche est lancée vers une cible, elle va parcourir la moitié de la distance qui la sépare de la cible, puis la moitié du trajet restant, puis encore la moitié du trajet qu’elle doit encore parcourir et ainsi de suite. Elle va donc se rapprocher indéfiniment de la cible sans jamais l’atteindre. Bon, c’est un peu stupide, car lorsque je dis jamais, j’introduis la notion de durée dans le problème, et que la flèche ne met pas la même durée pour parcourir la moitié du trajet initial, que pour parcourir la moitié du trajet restant, ou encore la moitié suivante. Mon objectif était simplement de te convaincre que la somme précédente vaut 1.
On aurait pu trouver ce résultat en reprenant ce que nous avons fait précédemment (et c’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai pris le temps de le faire). En effet, on pourrait noter $x$ la somme que l’on cherche, et on pourrait écrire
\[2 x = \frac{2}{2} + \frac{2}{4} + \frac{2}{8} + \frac{2}{16} + \ldots = 1 + \frac{1}{2} + \frac{1}{4} + \frac{1}{8} + \ldots = 1+x.\]
J’espère que tu retrouves ici le procédé que nous avons utilisé tout à l’heure. Au lieu de multiplier par 10, nous avons multiplié par 2 car nous opérons des groupements par paquets de 2.
On a donc $2x = 1+x$, ce qui se résout par $x=1$.
Je te propose maintenant de considérer la somme
\[x=a + a^2 + a^3 + a^4 + a^5+\ldots.\]
On a
\[a\times x=a\times (a+a^2+a^3+a^4+a^5+\ldots) = a^2+a^3+a^4+a^5+a^6+\ldots = x-a\]
ce qui donne $ax=x-a$, on encore $x-ax = a$ et donc
\[x= \frac{a}{1-a}.\]
Pour faire le lien avec ta question de départ, sur les conseils de mon collègue Étienne Ghys, je t’invite à remplacer $a$ par 2 pour obtenir
\[2+4+8+16+32+64+\ldots.=-2.\]
Tu as donc des entiers tous positifs dont la somme est négative. Invraisemblable, comme tu le dis si bien....
La somme des entiers
Bon, mais il faudrait revenir au problème que tu posais au départ. Que vaut la somme des entiers positifs ?
La première réponse que l’on enseigne normalement après le baccalauréat, c’est que si on ajoute 1+2+3+4+5+..., alors on obtient des nombres qui sont aussi grands que l’on veut, et donc la somme vaut l’infini (que l’on note $+\infty$). Et donc, ça ne donne certainement pas un nombre négatif. Si un de mes étudiants me disait que cela donne -1, je lui dirais que c’est faux et qu’il n’a rien compris à son cours.
Cependant, s’il me répondait que le résultat est -1/12, je lui demanderais peut-être pourquoi -1/12 et pas un autre nombre.
Je crois que c’est le mathématicien Leonhard Euler qui, au XVIIIe siècle, a eu le premier de telles considérations. Il a obtenu ainsi des résultats remarquables. Je dirais que la question n’est en fait pas de savoir si c’est vrai ou faux, mais plutôt de savoir comment on arrive à un tel résultat et ce qu’on peut en faire.
Je vais essayer de préciser comment on en arrive à un tel résultat.
Considérons la somme
\[f(a) = a + 2a^2 + 3a^3 + 4 a^4 + 5a^5+\ldots\]
Alors
et comme on a vu que $a+a^2+a^3+a^4+a^5+\ldots = a/(1-a)$, on a
\[(1-a)\times f(a) = \frac{a}{1-a}\quad\text{et donc}\quad f(a) = \frac{a}{(1-a)^2}.\]
On peut alors remplacer $a$ par 1, mais on voit qu’il y a un problème. On est amené à diviser par 0, ce qui est illicite, en tout cas d’après ce qu’on nous apprend à l’école primaire. Mais on voit également que le seul problème, c’est quand $a$ vaut 1. Si je remplace $a$ par -1 par exemple, alors j’obtiens un résultat qui n’est guère plus vraisemblable que la somme des entiers :
\[f(-1) = \frac{-1}{4} \overset{?}= -1 + 2-3+4-5+6-7+\ldots \]
Je mets un point d’interrogation au-dessus du signe égal car cette égalité est au sens de la formule que nous avons calculée ci-dessus, et non au sens du fait que les sommes successives se rapprocheraient de -1/4. En effet, ces sommes valent
\[-1,\quad -1+2 = 1,\quad -1+2-3 = -2,\quad -1+2-3+4 = 2,\quad -1+2-3+4-5 = -3,\ldots.\]
Elle ne se rapprochent donc absolument pas de -1/4.
J’en viens pour finir à la somme des entiers. Pour les $a$ tels que $-1<a<1$, on peut calculer $f(a)+f(-a)$ de la manière suivante :
On a donc $f(a)+f(-a)=4f(a^2)$. En soustrayant $f(a)$ à chaque terme de l’égalité, on en déduit que
\[4f(a^2) - f(a) = f(-a) = \frac{-a}{(1+a)^2}.\]
La dernière étape est le point que je ne saurais défendre : en remplaçant $a$ par 1, on obtient
\[3f(1) = \frac{-1}{4}\quad\text{et donc}\quad 1+2+3+4+5+6+\ldots = f(1) = \frac{-1}{12}.\]
Conclusion
En résumé, j’aurais peut-être dû me contenter de répondre que la somme des entiers positifs vaut plus l’infini ($+\infty$) et qu’il n’est pas correct de prétendre qu’elle vaut -1/12. Mais je maintiens mon—pourquoi pas ?—. Il reste à voir si le fait de considérer qu’elle vaut -1/12 peut conduire à des résultats intéressants, comme par exemple le calcul de certaines sommes licites que l’on ne saurait pas obtenir autrement.
En d’autres temps, certains considéraient comme invraisemblable qu’il existe des nombres dont le carré est négatif.
Merci à Frédéric Millet, Alain Favre, Gilles Dammme et Destin Rodier pour leur relecture attentive et leurs commentaires.
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Pour citer cet article :
Xavier Buff — «La somme des entiers» — Images des Mathématiques, CNRS, 2021
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