Le Rulpidon
Piste rouge Le 13 mars 2021 Voir les commentaires (3)
Partons à la rencontre du Rulpidon. Avec des lunettes de mathématicien·ne cet objet d’art au nom étonnant nous parle d’architecture, de pâtisserie et même de couture. Une friandise bien emballée en somme !
Qu’est-ce donc ? Un morceau sophistiqué de sucre ?
Non, une version miniature, en impression 3D d’un objet baptisé Rulpidon par l’artiste Ulysse Lacoste [1].
- Impression 3D du Rulpidon - vue du « dessus » à gauche, vue de « 3/4 » à droite
Que le Rulpidon tienne dans la main ou qu’on puisse entrer dedans, la taille de ses « trous » diffère en proportion mais sa forme reste la même sur le principe.
- Grand Rulpidon en acier et Rulpidon en bronze 10cmx10cm
L’architecte pensera, à raison, aux « voûtes en arc-de-cloître » et aux « voûtes d’arêtes ».
- Voûte en arc de cloître - vue du dessous
- Voûte d’arêtes - vue du dessous
Si l’on regarde ces objets et ces monuments d’un point de vue géométrique, on s’aperçoit en effet que sculpture et architecture se rejoignent autour d’une histoire de cylindres. Et plus particulièrement de cylindres perpendiculaires.
Entendons-nous d’abord sur ce que l’on entend par cylindre. Pour ce qui nous concerne ici on ne considérera que des cylindres « circulaires », c’est-à-dire des tubes bien ronds. On peut en fabriquer avec des rectangles de papier en recollant les grands côtés bord à bord : si l’on s’y prend bien, les petits côtés deviennent alors des cercles [2].
Imaginons mentalement que ces deux cylindres de papier, visiblement de même diamètre, s’interpénètrent jusqu’à ce que les « croix » dessinées dessus se superposent. Les courbes formant ces croix coïncideront alors parfaitement. Ceci tient à la nature particulière de ces courbes.
Pour le comprendre, il faut voir d’où sortent ces courbes. C’est un peu comme couper du pain. Imaginez que vous ayez deux baguettes de pain bien rondes et identiques. Tranchez-les délicatement, bien à la verticale (en les supposant posées sur une table horizontale) et en biais par rapport à leur longueur, l’une à exactement +45° et l’autre à -45°. Enveloppez alors successivement vos deux baguettes dans votre cylindre de papier, en reportant le bord de coupe au stylo sur le papier. Vous obtenez des courbes en croix comme celles visibles sur les photos.
En appliquant la même méthode à deux cylindres identiques, on obtient exactement les mêmes courbes sur les deux.
De plus, sur chaque cylindre les deux courbes se croisent à angle droit, l’axe reliant les deux croisements étant perpendiculaire à l’axe du cylindre. Et lorsqu’on tourne cette figure d’un quart de tour autour de l’axe des croisements, on obtient … la même figure, par symétrie.
Ainsi, lorsque les cylindres sont posés à l’horizontale avec les croisements dans un axe vertical, qu’ils soient parallèles ou perpendiculaires entre eux, la figure tracée sur l’un est juste une translatée horizontale de la figure tracée sur l’autre. C’est la raison pour laquelle elles coïncident parfaitement quand on les superpose.
Quel rapport entre tranches de pain, Rulpidon et voûtes romanes ?
Imaginons à nouveau nos deux cylindres enchevêtrés à angle droit, leurs courbes en croix coïncidant. Ces deux courbes constituent précisément l’intersection des deux cylindres, c’est-à-dire l’ensemble des points de l’espace qui appartiennent à chaque cylindre.
Pour aider la lectrice et le lecteur, voici une figure en 3D, où l’on retrouve ces fameuses courbes à la frontière entre les deux couleurs.
Au croisement, on trouve deux morceaux de chaque cylindre à l’intérieur de l’autre qui sont délimités par nos fameuses courbes et se rejoignent aux deux points où elles se croisent (celui du dessus et celui du dessous). La figure formée par ces quatre morceaux de cylindre contenus à l’intérieur de l’autre cylindre est précisément la forme extérieure d’un Rulpidon sans trou. Si l’on n’en retient que la moitié supérieure, on retrouve ce que les architectes nomment une voûte en arc-de-cloître.
Le volume que constitue un Rulpidon sans trou est connu des mathématicien·nes depuis longtemps. On l’appelle solide de Steinmetz [3].
- Solide de Steinmetz
Maintenant, si l’on conserve de nos cylindres seulement les morceaux « extérieurs », c’est-à-dire les deux morceaux de chaque cylindre qui se trouvent à l’extérieur de l’autre cylindre, on obtient une autre figure. Si à nouveau on n’en retient que la moitié supérieure, on retrouve ce que les architectes nomment une voûte d’arêtes.
Sur la photo de voûte d’arêtes montrée plus haut, ce qu’il reste des cylindres est visiblement tronqué bien plus près du croisement que sur le graphique, et il est difficile de dire comment ils sont tronqués.
En revanche, si l’on imagine que l’on tronque les cylindres par un « gros » solide de Steinmetz, obtenu à partir de cylindres plus gros et centré de la même façon, ce qu’il reste des « petits » cylindres est précisément la face intérieure d’un « vrai » Rulpidon.
Car c’est ainsi que l’artiste a conçu son Rulpidon : par perçage cylindrique d’un solide de Steinmetz. Du moins c’est à peu près le cas du « petit » Rulpidon, pour lequel les trous sont en fait très utiles à l’usinage de l’extérieur. Quant au grand Rulpidon en acier, les plus courageux·ses estimeront son volume [4] et donc sa masse considérable (plus de 9 tonnes) s’il était en acier massif [5].
En vérité le grand Rulpidon est fait de tôles d’acier courbées. C’est même tout un art pour Ulysse Lacoste de former et souder ces tôles, qui sont déjà très lourdes.
D’un point de vue architectural, nous observons bel et bien deux voûtes d’arêtes au centre du Rulpidon, dont l’une a la tête en bas.
Jusqu’ici, celles et ceux ayant une bonne vision dans l’espace n’auront pas eu beaucoup de surprises. L’image illustrant cet article devrait leur mettre la puce à l’oreille : on ne va pas se contenter d’observer le Rulpidon, on va le faire rouler. Voici donc ce qu’il se passe quand on le roule dans la farine ! Ou dans la neige, ce qui revient au même.
- Traces de petit Rulpidon roulé dans la farine sur une pâte à tarte
- Traces de grand Rulpidon roulé dans la neige
Les curieux·ses se demanderont ce que sont ces courbes tracées par les empreintes du Rulpidon. Quel est cet entrelacement de courbes bordant l’extérieur de la trace et que sont ces ovales à l’intérieur ? Naturellement ils et elles se douteront que ce sont les empreintes des « trous » (pour les ovales) ainsi que (pour l’entrelacement) les empreintes des « arêtes » du Rulpidon, ces bords qui forment une croix lorsqu’on observe le Rulpidon du dessus, c’est-à-dire précisément les courbes tracées sur les cylindres de papier montrés plus haut.
Mais comment ces courbes ont-elles été tracées sur le papier, sans utiliser ni couteau ni baguette de pain ? Avant de l’expliquer, signalons une curiosité qui saute aux yeux des mathématicien·nes. C’est la surprise principale de cet article : les traces du Rulpidon évoquent instantanément un objet mathématique qui n’a a priori rien à voir ! Et ce d’autant plus si on s’autorise mentalement plusieurs tailles de trous, comme c’est le cas entre le petit et le grand Rulpidon.
- Rulpidon posé sur le papier, avec trace d’un second trou plus grand
L’objet mathématique en question est ce que l’on appelle le « portrait de phase du pendule simple ». Ceci mérite bien entendu quelques explications.
Parlons déjà pendule. Ce que l’on appelle « un pendule simple » est un objet mécanique dont les pendules traditionnelles (au féminin donc) sont une application pratique. Un pendule simple est comme le balancier d’une horloge qui n’aurait jamais besoin d’être remontée : une fois lancé il oscillerait indéfiniment, sans frottement.
- Horloge à pendule
Un pendule simple est un objet mécanique idéalisé. Il faut imaginer une tige très fine au bout de laquelle on accrocherait une masse ponctuelle et que l’on fixerait par son extrémité supérieure de façon à lui permettre de faire des tours complets autour du point de fixation, le tout sans frottement. Quand on le dessine on exagère la taille de la masselotte : c’est le disque rose dans le schéma ci-dessous, tandis que le point de fixation est représenté par une croix.
Au repos, sous l’effet de la gravité, la tige serait verticale, la masselotte au plus bas. En déplaçant la masselotte ou bien en la frappant, ce qui lui impulserait une vitesse initiale sans nécessairement la déplacer, on mettrait le pendule en mouvement. L’absence de frottement pour l’amortir en ferait un mouvement perpétuel qui, par les lois de la mécanique, serait entièrement déterminé par le déplacement initial et la vitesse initiale.
- Schéma d’un pendule simple
Ce qui permet de « mesurer » le mouvement de la masselotte à chaque instant est sa position, caractérisée par l’angle $\theta$ que fait la tige avec la verticale (cette tige étant supposée de longueur fixe), et sa « vitesse angulaire », c’est-à-dire la dérivée de $\theta$ par rapport au temps, que l’on note $\dot\theta$ ou $\theta'$. L’animation interactive ci-dessous permet de visualiser les courbes décrites au cours du temps par $\theta$ et $\theta'$ selon les valeurs initiales choisies. Elles sont représentées d’une part comme des trajectoires dans ce que l’on appelle le plan de phase : à chaque instant $t$ on marque le point de coordonnées $(\theta(t),\theta'(t))$ dans ce plan et lorsque le temps varie la trace laissée par tous ces points forme une courbe. D’autre part, sont représentées les valeurs de $\theta$ et de $\theta'$ comme fonctions du temps : à chaque instant $t$ on marque le point d’abscisse $t$ et d’ordonnée $\theta(t)$ ainsi que celui d’abscisse $t$ et d’ordonnée $\theta'(t)$, et les traces laissées par ces points forment deux courbes. Si vous jouez à modifier les conditions initiales, essayez donc de placer le point de départ sur l’une des courbes rouges [8] !
Pendule simple en mouvement (en haut), trajectoire correspondante dans le plan de phase (au milieu), variations de l’angle et de la vitesse angulaire en fonction du temps (en bas)
On appelle portrait de phase un ensemble de courbes obtenues de cette manière. Comme on ne peut pas toutes les tracer (il y en a une infinité), on n’en retient que quelques-unes, choisies parce qu’elles représentent les différents types de mouvement possibles. On trace des courbes « typiques », qui ne changent guère lorsqu’on modifie un peu les valeurs initiales. C’est le cas des courbes fermées, qui correspondent à des oscillations du pendule sans qu’il n’atteigne son point haut. C’est aussi le cas des courbes oscillantes qui représentent les mouvements du pendule lorsqu’il fait (indéfiniment) des tours complets. Ces deux types de courbes sont obtenues en choisissant des valeurs initiales de part et d’autre des « courbes séparatrices », en rouge sur l’animation, en orange sur le portrait de phase seul que voici.
- Portrait de phase du pendule simple
Ce dessin rappelle assez les traces du Rulpidon, n’est-ce pas ? Enfin, en y regardant de plus près, on a quelque chose en plus sur le portrait de phase : les courbes à l’extérieur des séparatrices, qui ne peuvent pas être tracées par le Rulpidon. Elles sont pourtant intéressantes. On va même voir qu’elles sont connues des couturier·es !
Quel rapport entre pendule, pâtisserie, couture et Rulpidon ?
Voici la révélation : le portrait de phase du pendule simple peut se construire en faisant rouler un cylindre et en « imprimant » sur le sol la trace de son intersection avec d’autres cylindres, perpendiculaires et de rayon plus ou moins grand que lui. Si l’on choisit des rayons plus petits, les traces correspondent aux trous d’un Rulpidon.
Si l’on choisit le même rayon que celui du cylindre qui roule, on obtient l’entrelacement de courbes bordant la trace du Rulpidon. C’est ainsi, en faisant rouler un Rulpidon, que l’on peut en quelque sorte pâtisser un portrait de phase (ou du moins une partie de celui-ci) !
Avant de le prouver, faisons donc un détour par la couture.
Couper des formes dans du tissu à plat est le principe de base de la couture. Pour réaliser un habit, il faut commencer par dessiner les pièces que l’on veut assembler. Imaginons que nous voulions réaliser l’habit du Christ rédempteur de Rio, sans chercher à rendre le drapé, en faisant au plus simple.
Si l’on assimile son corps à un tronc cylindrique assorti de deux bras cylindriques perpendiculaires, la jonction entre une manche et le corps de l’habit correspond grosso modo à l’intersection d’un « gros » et d’un « petit » cylindre. Pour couper la manche à plat il suffit d’imaginer que l’on déroule le petit cylindre qu’elle constitue. Généralement on prévoit une couture de la manche sous le bras. Le patron de la manche, qui donne la forme à découper dans le tissu, comporte alors une courbe comme sur cet exemple.
- Patron de manche courte
Ce n’est pas un hasard si cette courbe ressemble à un morceau de courbe du portrait de phase, et plus précisément à un morceau de courbe extérieure aux séparatrices [9]. C’est pour la même raison que les courbes intérieures aux séparatrices, ainsi que les séparatrices elles-mêmes, s’obtiennent en faisant rouler le Rulpidon. Ce sont toutes des mises à plat d’intersections de cylindres.
Pour s’en convaincre il faut faire parler les équations : celle du pendule simple, et celle des intersections de cylindres, pour finalement s’apercevoir que ce sont les mêmes !
Conclusion
Pour finir, c’est donc bien en traçant les courbes régies par l’équation du pendule que nous pouvons envelopper le Rulpidon de papier [10] !
La rédaction d’Images des mathématiques ainsi que l’autrice remercient
chaleureusement pour leur relecture de l’article et leurs commentaires
les relecteur·ices suivant·es : amic, Sébastien Peronno, Claire Wenandy.
L’autrice est par ailleurs redevable au responsable de la rubrique,
Pierre-Antoine Guihéneuf, d’améliorations notables et le remercie
sincèrement.
L’autrice remercie également sa complice Clotilde Fermanian Kammerer,
ses collègues de l’IHP, en particulier Henri Duvillard, Émilie Faure et
Adrien Rossille, l’équipe du Fonds de dotation de l’IHP, Cyrielle
Raveneau, Françoise Rullier et Brigitte Zana, ainsi que Céline Nadal,
muséographe pour la Maison Poincaré - dont le Rulpidon sera le symbole.
Notes
[2] Un œil averti décèlera sur les photos que l’on a un peu aidé les cylindres à s’arrondir en ajoutant une bande de papier roulée à l’intérieur.
[3] Il est raconté (en anglais) sur cette page Wikipedia, et en français dans cet article de la revue Découverte.
[4] Sachant que le volume d’un solide de Steinmetz fait de cylindres de rayon r est égal à 16r³/3. Au passage, l’obtention de cette formule par un procédé élémentaire est très bien expliquée dans l’article cité ci-dessus.
[5] Sachant que la masse volumique de l’acier est d’environ 8000 kg/m³.
[6] C’est l’un des procédés décrits dans la page Wikipedia précitée.
[7] Voir par exemple la page Wikipedia sur les intégrales elliptiques.
[8] Vous trouverez une explication à ce sujet dans l’encart « Pour aller plus loin sur les portraits de phase ».
[9] Ceci demande encore un peu d’imagination car les échelles sont différentes. Et surtout, en y regardant de plus près, le patron n’est pas aussi symétrique que le morceau de courbe du pendule : il faut bien tenir compte de la forme complexe du corps humain lorsqu’on fait de la couture !
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Pour citer cet article :
Sylvie Benzoni — «Le Rulpidon» — Images des Mathématiques, CNRS, 2021
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