Le calcul des variations et ses applications chez Lagrange, de Turin à Paris, en passant par Berlin
Piste bleue Le 4 juin 2014 Voir les commentaires (5)
Un travail de jeunesse de Lagrange contient les germes du calcul des variations, grande innovation mathématique qui sera aussi une importante source d’inspiration pour la physique des deux siècles à venir.
Cet article est issu d’une séance spéciale du Séminaire d’histoire des mathématiques de l’Institut Henri Poincaré consacrée à Lagrange. Pour compléter votre lecture, n’hésitez pas à visionner ce séminaire sur la chaîne audiovisuelle de l’IHP !
Turin (1736—1766)
Âgé de dix-neuf ans à peine, Joseph-Louis Lagrange [1] envoie au célèbre mathématicien suisse Leonhard Euler, le 12 août 1755, le résumé d’une approche analytique de la méthode des isopérimètres introduite par Euler en 1744 dans son ouvrage Methodus Inveniendi Lineas Curvas Maximi Minimive Proprietate Gaudentes sive Solution Problematis Isoperimetrici Latissimo Sensu Accepti.
Euler avait utilisé une méthode indirecte consistant à approcher la courbe cherchée par une suite d’approximations linéaires par morceaux, à chercher l’extremum des approximations par le calcul différentiel ordinaire, et à obtenir l’équation différentielle de la courbe extremum par un passage à la limite.
Le 6 septembre, la réponse d’Euler montre son vif intérêt pour l’approche directe de Lagrange, futur « calcul des variations ».
Le 28 septembre de cette même année 1755, Lagrange est nommé professeur aux Écoles Royales d’Artillerie de Turin. Quelques mois plus tard, ce dernier adresse une nouvelle lettre à Euler sur l’application de son nouveau calcul à la mécanique et, en avril-mai de la même année, il soumet à l’Académie de Berlin un mémoire sur le « principe de moindre action ». [2] On ne s’étonnera pas que Maupertuis, fondateur du principe de moindre action et alors président de l’Académie de Berlin, offre aussitôt à Lagrange une chaire de mathématiques dans cette institution, dont ce dernier devient associé étranger le 2 septembre 1756. Le 5 octobre, une nouvelle lettre à Euler contient l’application du nouvel algorithme au problème de la courbe brachistochrone.
Lagrange reste à Turin et, avec quelques amis, décide en 1757 d’y créer une société scientifique (la future Académie Royale des Sciences) et de publier un journal scientifique, les Miscellanea Taurinensia. Le premier tome, paru en 1759, contient le mémoire de Lagrange Méthode de maximis et minimis, qu’Euler commente comme suit dans une lettre du 2 octobre 1759 :
Votre solution des problèmes isopérimétrique ne laisse rien à désirer et je me réjouis que ce sujet, avec lequel j’ai été occupé si complètement depuis mes premiers efforts, a été poussé par vous jusqu’à un si haut degré de perfection. L’importance du sujet m’a stimulé pour développer, aidé par vos lumières, une solution analytique que je garderai secrète aussi longtemps que vos propres méditations ne sont pas publiées, afin de ne pas vous priver d’une partie de la gloire que vous méritez.
Le deuxième mémoire de Lagrange, Essai d’une nouvelle méthode pour déterminer les maxima et les minima des formules intégrales indéfinies, rédigé à la fin de 1759, soumis en 1760 et publié en 1762, développe les idées de la première lettre à Euler. Il est suivi d’une Application de la méthode précédente à la solution de différents problèmes de dynamique, soumis en 1760, qui n’emploie plus l’expression « principe de moindre action ».
Euler peut maintenant publier ses propres contributions dans le mémoire Elementa calculi variationum de 1764, le premier de ses articles utilisant la variation de Lagrange. Il baptise « calcul des variations » ce nouveau calcul et souligne l’apport de Lagrange :
Quoique l’auteur de ce travail ait médité longtemps et ait révélé son souhait [d’éliminer l’approche géométrique dans la méthode des isopérimètres] à ses amis, la gloire de la première découverte était réservée au très profond géomètre de Turin La Grange, qui, en utilisant l’analyse seule, a clairement atteint la même solution que l’auteur avait déduit de considérations géométriques.
A la même époque, Lagrange rencontre pour la première fois Jean le Rond d’Alembert à Paris. Dans ses Recherches sur la libration de la lune, dans lesquelles on tâche de résoudre la Question proposée par l’Académie royale des Sciences, pour le Prix de l’année 1764, il utilise le principe des vitesses virtuelles du mathématicien français et esquisse le procédé pour en déduire les futures équations de Lagrange de la mécanique analytique.
Berlin (1766—1787)
Répondant à l’invitation de Frédéric II, Lagrange arrive le 20 septembre 1766 à Berlin. Nommé le 6 novembre directeur de la Classe de mathématique de l’Académie de Berlin, il succède à Euler, retourné en Russie.
En 1769, dans un mémoire des Miscellanea Taurinensia intitulé Sur la méthode des variations, Lagrange revient sur son approche du calcul des variations et en profite pour répondre avec une vivacité inaccoutumée à quelques travaux publiés entretemps. Il commence par rappeler l’accueil chaleureux d’Euler à ses travaux :
J’ai donné, dans le second volume des Miscellanea Taurinensia une nouvelle méthode pour la solution des Problèmes où il s’agit de trouver les courbes qui jouissent de quelque propriété du maximum ou du minimum. Cette méthode, qu’on peut très-bien appeler, d’après M. Euler, méthode des variations, avait déjà été communiquée dès 1755 à ce grand Géomètre, qui l’avait jugée digne de son attention et de son suffrage, comme il paraît par les différentes lettres qu’il m’a écrites sur ce sujet et que je conserve encore. [...]
M. Euler a donné depuis, dans le tome X des Nouveaux Commentaires de Petersbourg, imprimé en 1766, deux Mémoires étendus sur cette matière, dans lesquels, après m’avoir fait honneur de la méthode dont il s’agit, il en explique les principes et les usages avec beaucoup de détail et de précision.
Il analyse alors les contributions d’Alexis Fontaine :
Après des témoignages aussi formels de la part d’un Géomètre tel que M. Euler, j’ai dû être surpris du peu de justice que m’ont rendue d’autres Géomètres, qui se sont depuis peu occupés du même sujet [...]. On verra, si je ne me trompe, que des deux méthodes de M. Fontaine, l’une n’est autre chose que celle que M. Euler avait donnée dans son excellent ouvrage intitulé Methodus inveniendi lineas curvas, etc., et qu’il a ensuite abandonnée pour adopter la mienne, et que l’autre est la même, quant au fond, que ma méthode, dont elle diffère seulement par la manière vague et imparfaite dont elle est présentée.
Il s’étonne enfin des références bibliographiques données par les pères Thomas Le Seur et François Jacquier dans leur récent ouvrage :
Les autres Géomètres dont j’aurais aussi eu quelque façon sujet de me plaindre, quoique par une raison bien différente de la précédente, sont les Pères minimes Le Seur et Jacquier, qui viennent de publier à Parme un très-bon Traité de Calcul intégral. [...] Il aurait été naturel et même équitable qu’ils eussent fait quelque mention de mon Mémoire de 1762, surtout après en avoir transcrit, comme ils ont fait, plusieurs pages entières ; [...] comme, par la citation des Mémoires de M. Euler dont nous avons parlé plus haut, ils paraissent vouloir lui attribuer cette méthode, je crois pouvoir faire remarquer que j’en suis le premier auteur, et que je n’en partage la possession avec personne.
La première mention du traité de Mécanique analytique de Lagrange se trouve dans une lettre à Pierre-Simon de Laplace, datée du 15 septembre 1782 :
J’ai presque achevé un Traité de Mécanique analytique, fondé uniquement sur [le principe des vitesses virtuelles] ; mais comme j’ignore encore quand et où je pourrai le faire imprimer, je ne m’empresse pas d’y mettre la dernière main.
Après la mort de Frédéric II en 1786, la situation de l’Académie des Sciences de Berlin se détériore et Lagrange accepte une offre de Paris.
Paris (1787—1813)
Le 29 juillet 1787, Lagrange est nommé membre vétéran de l’Académie des Sciences de Paris. Au début de 1788, il publie sa Mécanique analytique, dont Adrien-Marie Legendre a corrigé les épreuves, après que l’Abbé Joseph-François Marie se soit chargé des démarches auprès des éditeurs. Par rapport au mémoire de Turin de 1762, le principe des vitesses virtuelles de d’Alembert a remplacé, pour fonder la dynamique, le principe de moindre action, qui en devient une conséquence :
Je viens enfin au quatrième principe, que j’appelle de la moindre action, par analogie avec celui que Maupertuis avait donné sous cette dénomination et que les écrits de plusieurs auteurs illustres ont rendu ensuite si fameux.
Mais il y a une autre manière de l’envisager, plus générale et plus rigoureuse et qui mérite seule l’attention des géomètres. Euler en a donné la première idée à la fin de son Traité des isopérimètres, imprimé à Lausanne en 1744. [...]
Je l’ai étendue [...] au mouvement de tout système de corps qui agissent les uns sur les autres d’une manière quelconque : [...] la somme des produits des masses par les intégrales des vitesses multipliées par les éléments des espaces parcourus est constamment un maximum ou un minimum.Tel est le principe auquel je donne ici, quoiqu’improprement, le nom de moindre action, et que je regarde, non comme un principe métaphysique, mais comme un résultat simple et général des lois de la Mécanique.
Entre 1794 et 1799, Lagrange enseigne l’analyse à l’Ecole polytechnique nouvellement créée. Il publie ses leçons en 1797 dans l’ouvrage Théorie des fonctions analytiques contenant les principes de Calcul différentiel dégagés de toute considération d’infiniment petits, d’évanouissants, de limites et de fluxions et réduits à l’Analyse algébrique des quantités finies. Il y esquisse le calcul des variations dans le nouveau langage de ce traité, qui remplace les différentielles, les intégrales et les variations par des dérivées et des primitives. [3]
Cet ouvrage est complété par les Leçons sur le calcul des fonctions d’abord publiées en 1801 dans le Journal de l’École polytechnique, avant de voir une édition séparée en 1808. avec deux leçons complémentaires sur le calcul des variations (les XXI$^e$ et XXII$^e$). Lagrange explique son nouveau point de vue :
La méthode des variations, fondée sur l’emploi et la combinaison des caractéristiques $d$ et $\delta$ qui répondent à des différentiations différentes, ne laissait rien à désirer ; mais cette méthode ayant, comme le Calcul différentiel, la supposition des infiniments petits pour base, il était nécessaire de la présenter sous un autre point de vue pour la lier au Calcul des fonctions : c’est ce que j’ai déjà fait dans la Théorie des Fonctions ; mais je vais reprendre ici cet objet, pour le traiter d’une manière plus directe et plus complète.
Lagrange relie le problème à celui de l’existence d’une primitive pour une fonction de plusieurs variables, et introduit des notations qui ont été abandonnées depuis (les chapitres, en dehors de l’historique, ne contiennent pas un seul signe intégral !). Comme pour le calcul différentiel et intégral, sa démonstration est illusoire. Les historiens du calcul des variations l’ont jugée avec une certaine sévérité, par exemple Isaac Todhunter en 1861 :
Le traité de Calcul des Variations contenu dans les Leçons sur le calcul des fonctions est assez difficile, et la notation est extrêmement peu attrayante et embarrassante
et Craig Fraser en 1985 :
La définition de Lagrange de la variation en termes des coefficients dans une série de puissances de Taylor souffre du même inconvénient que celui associé à son approche par séries de puissances du calcul différentiel et intégral . [...] La dérivation de Lagrange de l’équation $N - P' = 0$ dans le calcul des variations devrait, je pense, être regardée comme un échec intéressant. [...] La preuve de Lagrange que l’annulation identique de $N-P'$ est une condition suffisante pour l’existence d’une primitive est plus difficile à évaluer.
Le premier volume de la deuxième édition de la Mécanique analytique paraît en 1811 et la deuxième édition de la Théorie des fonctions analytiques en 1813, peu avant la mort de Lagrange. Le deuxième volume de la deuxième édition de la Mécanique analytique est publié en 1815. L’ouvrage verra une troisième édition (par Joseph Bertrand en 1853-1855) et une quatrième édition (par Gaston Darboux comme volumes XI et XII des Oeuvres de Lagrange en 1888-1889).
Conclusion
Dans son célèbre ouvrage La mécanique (1904), Ernst Mach a bien analysé la nature et l’importance de la contribution de Lagrange au calcul des variations :
Lagrange remarqua que les accroissements que prennent les fonctions pour une variation de leur forme sont en tous points semblables aux accroissements dus à la variation de la variable indépendante. Pour conserver la différence entre ces deux accroissements, il désigna les premiers par la lettre $\delta$, les seconds par la lettre $d$. Aussitôt cette analogie observée, il put écrire les équations qui conduisent à la solution des problèmes de maximum et de minimum. Lagrange n’a pas donné et n’a même jamais cherché à donner de preuve ultérieure de sa méthode, qui s’est montrée d’une très grande fertilité. [...] Les principes fondamentaux se justifient d’eux-mêmes par leur efficacité. Au lieu de se préoccuper d’en donner une démonstration, Lagrange montra avec quel succès on peut les employer.
Depuis, les efforts des grands mathématiciens comme Paul du Bois-Reymond, Carl Weierstrass, David Hilbert et d’autres ont donné au calcul des variations des fondements rigoureux et des développements importants.
|
Grâce aux travaux de Vito Volterra et de Jacques Hadamard, ce calcul a joué un rôle fondamental dans la naissance et le développement de l’analyse fonctionnelle. Il demeure aujourd’hui l’un des outils essentiels des mathématiques et de la physique théorique.
Annexe 1 : quelques opinions sur le calcul des variations et la Mécanique analytique
Annexe 2
L’auteur et la rédaction d’Images des mathématiques remercient Paul Laurain et Marcus Mildner pour leur relecture attentive et leurs commentaires.
Pour en savoir plus, regardez l’exposé de Jean Mawhin au Séminaire d’histoire des mathématiques de l’IHP.
Notes
[1] La période couverte par cet article est riche de rebondissements pour Lagrange : pour en savoir plus à ce sujet, on pourra suivre le parcours fléché à partir de l’article suivant .
[2] Malheureusement la lettre de comme le mémoire de 1756 sont aujourd’hui tous deux perdus.
[3] On est loin d’y gagner en clarté, par exemple $[f'(y)]'$ est $\frac{d}{dx}\frac{\partial f}{\partial y'}$ !
[4] Phil. Trans. Royal Soc. part II, 247-308
[5] Phil. Trans. Royal Soc. part I, 95-144
[6] CRAS 5, 6
[7] Vorlesungen über analytische Mechanik
[8] The Variational Principles of Mechanics
Partager cet article
Pour citer cet article :
Jean Mawhin — «Le calcul des variations et ses applications chez Lagrange, de Turin à Paris, en passant par Berlin» — Images des Mathématiques, CNRS, 2014
Laisser un commentaire
Dossiers
Actualités des maths
-
20 janvier 2023Le vote électronique - les défis du secret et de la transparence (Nancy, 26/1)
-
17 novembre 2022Du café aux mathématiques : conférence de Hugo Duminil-Copin (Nancy et streaming, 24/11)
-
16 septembre 2022Modélisation et simulation numérique d’instruments de musique (Nancy & streaming, 22/9)
-
11 mai 2022Printemps des cimetières
-
3 mai 2022Comment les mathématiques se sont historiquement installées dans l’analyse économique (streaming, 5/5)
-
1er avril 2022Prix D’Alembert 2022 attribué à Jean-Michel Blanquer
Commentaire sur l'article
Le calcul des variations et ses applications chez Lagrange, de Turin à Paris, en passant par Berlin
le 15 mai 2017 à 19:35, par Mateo_13
Le calcul des variations et ses applications chez Lagrange, de Turin à Paris, en passant par Berlin
le 17 mai 2017 à 16:27, par Jean Mawhin
Le calcul des variations et ses applications chez Lagrange, de Turin à Paris, en passant par Berlin
le 17 mai 2017 à 18:17, par Mateo_13
Le calcul des variations et ses applications chez Lagrange, de Turin à Paris, en passant par Berlin
le 24 mai 2017 à 09:51, par Jean Mawhin
Le calcul des variations et ses applications chez Lagrange, de Turin à Paris, en passant par Berlin
le 24 mai 2017 à 13:00, par Mateo_13