[Rediffusion d’un article publié le 4 mai 2012]

Le globule rouge

Piste rouge Le 10 janvier 2022  - Ecrit par  Isabelle Cantat Voir les commentaires (4)

Pour une fois, l’immense complexité biologique se laisse mettre en équations, et la forme particulière du globule rouge, une galette dont les deux faces sont légèrement concaves, est la solution d’un problème mathématique simple.

[Rediffusion d’un article publié le 4 mai 2012]

Le globule rouge est une cellule du sang qui sert à capter l’oxygène lors de son passage dans les poumons et à le redistribuer aux autres cellules. C’est la cellule humaine la plus simple, au moins d’un point de vue de sa forme. Elle perd son noyau avant de rejoindre le flux sanguin et a de ce fait très peu de structure interne, contrairement à ses consoeurs, les globules blancs par exemple. On peut imaginer le globule rouge comme une goutte liquide enfermée dans une enveloppe très fine, la membrane plasmique. Pour une fois, l’immense complexité biologique se laisse mettre en équations, et la forme particulière de cette cellule, une galette dont les deux faces sont légèrement concaves, est la solution d’un problème mathématique simple.

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Globules rouges observés au microscope électronique à balayage

La forme montrée sur la figure ci-dessus [1] est la forme de repos, que la cellule adopte lorsqu’elle a de la place. Elle peut se déformer fortement pour passer dans les plus petits vaisseaux. Lors de ces déformations deux grandeurs sont fixées :

  • la quantité de membrane qui entoure la cellule, ou plus précisément son aire $A$,
  • le volume $V$ délimité par la membrane de la cellule.

Pour déterminer, parmi toutes les surfaces fermées possibles d’aire $A$ et de volume $V$, celle qui est sélectionnée par le globule au repos, il faut regarder de plus près cette membrane qui entoure la cellule.

La membrane

Schéma de membrane cellulaire

La membrane qui sépare l’extérieur de la cellule de l’intérieur (le cytoplasme) est représentée ci-dessus [2]. Elle est constituée, pour l’essentiel, de deux couches de molécules, des lipides, représentées en rouge et orange sur le schéma.
Certaines de ces molécules sont l’indispensable cholestérol ... S’ajoutent des molécules plus grosses : les protéines bleues, vertes et blanches.
Ce sont les lipides qui assurent la continuité de la membrane et gouvernent ses propriétés mécaniques, le rôle des protéines pouvant être négligé ici. Nous identifierons donc la membrane à une bicouche de lipides.

Les lipides sont rangés perpendiculairement à la membrane. La longueur d’une molécule est de l’ordre de
\[\delta=4 \; {\text{nanomètres }} \; ;\]
la membrane fait donc $8$ nanomètres d’épaisseur. La partie « tête » (en rouge) est à la surface de la membrane et la partie « queue » (en orange) dans son épaisseur. Chaque molécule souhaite fortement disposer d’une place à la bonne taille dans la membrane, ni trop grande, ni trop petite, à la fois côté tête et côté queue.
C’est cela qui fixe l’aire $A$ du globule rouge : l’aire vaut le nombre de molécules dans une face de la membrane, multiplié par l’aire occupée par une molécule.

L’énergie

Il s’agit maintenant de comprendre les évolutions de la membrane lorsqu’elle se déforme, et de proposer un modèle pour son énergie mécanique $E$. C’est une étape indispensable car un objet au repos adopte spontanément la forme correspondant à un minimum d’énergie. Ce paragraphe est un peu
technique et peut être sauté en première lecture (mais c’est ici que la science est à l’œuvre).

Voyons l’effet d’une courbure de la membrane. Pour simplifier les choses, plaçons nous en $2$ dimensions, comme sur le dessin ci-dessous, en oubliant momentanément que la membrane est courbée aussi dans la direction non représentée.

Nous avons dessiné sur la figure de gauche un morceau de membrane rectiligne. Les deux segments rouges et le segment jaune correspondent respectivement à la place disponible pour les têtes des molécules et pour les queues. Ce même morceau de membrane est représenté à droite, une fois courbé. Si le morceau considéré est suffisamment petit, les segments rouges et jaune deviennent trois arcs de cercle de même centre correspondant au même angle $\theta$. Sur la membrane courbée, il n’est plus possible de satisfaire tout le monde : la ligne extérieure est plus longue que la ligne intérieure.

Appelons $\delta$ l’épaisseur de chaque couche moléculaire et $R$ le rayon de courbure de la membrane, c’est à dire le rayon de l’arc de cercle central jaune.
Pour s’agencer, les têtes extérieures disposent de la longueur
\[ L^+ = (R+ \delta) \theta, \]
les têtes intérieures de $L^- = (R- \delta) \theta$ et les queues de $L = R \theta$.
Pour chacune des deux couches, l’énergie mécanique varie comme celle d’un élastique dont nous noterons $k$ la raideur [3] ; la couche intérieure, qui est légèrement comprimée, a donc une énergie égale à
\[ E^- = k (L^--L_0)^2/(2 L_0) \]
et la couche extérieure, qui elle est dilatée, a une énergie égale à $E^+= k (L^+-L_0)^2/(2 L_0)$ où, rappelons le, $L_0$ est la longueur au repos de cette portion de membrane. La couche centrale, celle des queues des lipides garde par contre sa longueur initiale et $L=L_0$ [4]. L’énergie totale de la portion de membrane considérée est $E=E^++E^-$, et donc [5]
\[E = k \delta^2 \frac{L_0}{R^2} .\]

Cette expression est valable pour chaque élément de membrane. Sommant toutes les contributions de chaque portion (infinitésimale) de membrane, la formule finale peut
être exprimée sous forme d’une intégrale
\[E = \kappa \int_{membrane} \frac{1}{R^2} d\ell\]
avec $\kappa = k \delta^2$ et $\ell$ l’élément de longueur. Il s’agit donc d’intégrer l’inverse du carré du rayon de courbure le long de la courbe délimitant le globule rouge : en un point $p$ de la membrane, le rayon $R$ correspondant est le rayon du cercle qui approxime au mieux
la courbe décrivant la membrane au point $p$.

Cette formule correspond à l’énergie mécanique du globule rouge dans un modèle simplifié à deux dimensions, la membrane étant alors une courbe tracée dans le plan.
La généralisation à trois dimensions se fait en remplaçant $1/R$ par $ 1/R_1 + 1/R_2$, où $R_1$ et $R_2$ sont les rayons de courbure de la membrane [6].
On obtient alors
\[E = \kappa \int_{membrane} \left(\frac{1}{R_1}+ \frac{1}{R_2}\right)^2 ds\]
où $s$ désigne l’élément d’aire le long de la membrane [7].

Minimiser l’énergie

Pour chaque valeur du volume et de l’aire, il existe alors une ou plusieurs formes qui minimisent cette énergie $E$.
Il n’y a pas de résultat, à notre connaissance, portant sur le nombre de ces solutions. Certaines ont été calculées : la figure
ci-dessous [8] donne des solutions pour lesquelles on a imposé en plus un axe de symétrie, qui est représenté par la ligne pointillée.

Formes axisymétriques de courbure minimale

Si on se préoccupe de la forme, sans s’intéresser aux échelles de longueurs (donc en considérant le globule « à une homothétie près »), il n’est pas nécessaire de spécifier à la fois l’aire et le volume : il suffit de donner un seul paramètre correspondant au niveau de remplissage du petit sac que forme la cellule ; on utilise par exemple le volume réduit
\[v =3 (4\pi)^{1/2} V/A^{3/2}. \]
Il vaut $1$ pour un remplissage maximal, c’est-à-dire pour la sphère, et peut prendre toutes les valeurs entre $0$ et $1$ [9]. Sur la figure, le volume réduit est noté sous chaque forme, et toutes les aires sont les mêmes. Il n’est pas nécessaire non plus de spécifier la rigidité $\kappa$ ; les formes ne dépendent pas de ce paramètre, car il est en facteur de l’énergie totale : minimiser $E$ ou $E/\kappa$ revient au même.

Si, partant d’une sphère, on dégonfle progressivement la cellule, on obtient d’abord une forme allongée en cigare, puis en cacahouète (les formes bleues clair). Lorsque le volume réduit devient inférieur à la valeur $v=0.651$, on saute brutalement à une autre famille de formes plus stables : les galettes aplaties (les formes rouges). Enfin, à $v=0.591$, la symétrie haut/bas disparait et l’on obtient un sac à double coque qui s’écrase progressivement jusqu’au volume nul (les formes bleues foncé).

Le globule rouge a un volume de 100 $\mu$m$^3$ et une aire de 140$\mu$m$^2$.
Son volume réduit est donc approximativement égal
à
\[v_{globule}=0,64.\]
Cette valeur appartient bien à la gamme dans laquelle la forme calculée est proche de celle du globule rouge réel.

Pour toutes ces formes, l’énergie de courbure n’est pas nulle car on ne peut pas refermer la cellule sans courber un peu son interface [10].
C’est le carré de la courbure qui intervient dans l’énergie. Il est donc favorable d’éviter les très fortes courbures, même localisées, au profit d’une courbure mieux répartie. Cela explique qualitativement la présence de partie concaves. Dans la famille « galette » (en rouge ci-dessus), la légère concavité des faces permet d’adoucir la forte courbure du bord de galette.

J’ai mal aux globules...

Malheureusement, il existe des globules rouges qui n’ont pas cette forme : la figure ci-dessous montre plusieurs photos de formes pathologiques (à gauche, les formes observées, à droites, celles calculées) [11]. La cinquième photographie en partant du haut est observée notamment au cours de cirrhoses éthyliques sévères.

Les formes du haut sont proches de celles prédites avec le modèle le plus simple développé ci-dessus : on retrouve la forme en double coque, puis la forme saine du globule rouge. Mais les formes du bas, avec des creux et des bosses, ne minimisent sûrement pas leur courbure. C’est donc que le modèle développé ne convient plus.

Au sein de la membrane, il existe des molécules à grosse tête et petite queue, ou l’inverse ... Dans ce cas, si toutes les « grosses têtes » sont rassemblées sur une face et toutes les « grosses queues » de l’autre, la membrane a une énergie plus faible lorsqu’elle est courbée que lorsqu’elle est plate. Son énergie s’exprime alors comme

\[E = \kappa \int_S \left(\frac{1}{R_1}+\frac{1}{R_2}-\frac{1}{R_0}\right)^2 ds\]

avec $1/R_0$ la courbure moyenne la plus favorable pour la membrane.
Le modèle comporte alors deux paramètres $v$ et $R_0$, et génère une plus grande famille de solutions. Affinant encore un peu l’expression de l’énergie, on arrive alors à reproduire les formes observées : la colonne de gauche de la figure montre des globules rouges réels et la colonne de droite des formes calculées avec des paramètres ($v$, $R_0$, et ceux du « raffinement » subtilement caché au lecteur) bien choisis dans l’énergie de membrane.

Post-scriptum :

La rédaction d’Images des maths, ainsi que l’auteur, remercient Jacqueline Struffi,
GoutteDeScience et Michele Triestino pour leur relecture attentive.

Article édité par Serge Cantat

Notes

[1voir ici pour le site web d’où est issue cette image.

[2Tirée de wikipédia.

[3Nous définissons ici la raideur intrinsèque de la membrane. La force nécessaire pour allonger de $\delta L$ un segment de longueur initiale $L_0$ vaut $F= k \delta L/L_0$. Avec cette définition, la raideur est indépendante de la longueur de membrane considérée. Elle s’exprime en Newton par mètre. Les énergies et les forces des modèles en dimension 2 sont exprimées par unité de longueur.

[4Une façon simple de justifier cette propriété est de rappeler que l’aire est conservée par hypothèse, et qu’on la mesure au milieu de la membrane. Oui, me direz vous, mais si on modélise les couches de lipides par des élastiques, pourquoi diable l’aire est-elle conservée ? Tout vient de la très grande valeur de $k$ et de la très petite valeur de $\delta$. Les allongements moyens sont imperceptibles et on peut donc raisonner en imposant une longueur moyenne fixe, plutôt qu’en introduisant un terme d’énergie lié à l’allongement moyen des deux couches.

[5En effet, la formule pour $E$ s’obtient en remarquant que $(L^+-L_0)^2/L_0=(\delta \theta)^2/L_0$ et que $L_0=R\theta$, si bien que $(L^+-L_0)^2/L_0= \delta^2 L_0/R^2$

[6Ces deux nombres s’obtiennent comme suit. En un point $p$ de la membrane (identifiée à une surface
tracée dans l’espace à trois dimensions), tracez la droite passant par $p$ et perpendiculaire à la membrane, puis deux plans orthogonaux qui contiennent cette
droite. La membrane découpe une courbe dans chacun de ces deux plans ; les rayons $R_1$ et $R_2$ sont les rayons de courbure de ces deux courbes en $p$, comptés positivement ou négativement suivant la concavité de la courbe. La somme de leurs inverses $1/R_1+1/R_2$ ne dépend pas de la paire de plans ainsi choisir.

[7Cette énergie est connue sous le nom d’énergie de Willmore et a été proposée en 1976 par H. J. Deuling et W. Helfrich pour expliquer la forme du globule rouge.

[8Adapté de Shape transformation of vesicles : phase diagram for spontaneous curvature and bilayer-coupling model. de U. Seifert, K. Berndl et R. Lipowsky, Phys. Rev. A, vol 44, p1183 (1991)

[9v ne peut pas être supérieur à un car il vaut un pour la sphère et que cette forme possède le plus grand volume pour une aire donnée, voir cet article.

[10Il existera toujours des points $p$ sur la membrane où la courbure $1/R_1+1/R_2$ sera positive.

[11Tiré de Stomatocyte- discocyte- echinocyte sequence of the human red blood cell : Evidence for the bilayer-couple hypothesis from membrane mechanics. de G. H. W. Lim, M. Wortis, R. Mukhopadhyay, PNAS vol 99, p. 16766, (2002)

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Pour citer cet article :

Isabelle Cantat — «Le globule rouge» — Images des Mathématiques, CNRS, 2022

Commentaire sur l'article

  • Le globule rouge

    le 4 mai 2012 à 10:17, par Ulysse

    Excellent article !
    Cependant je ne peux m’empêcher de me questionner sur les méthodes de résolutions du problème de minimisation de l’énergie à volume constant et longueur constante. On peut penser à une optimisation sous contrainte, mais avez-vous employé une méthode plus élégante ?
    Cordialement,
    Ulysse

    Répondre à ce message
    • Le globule rouge

      le 14 mai 2012 à 21:38, par Isabelle Cantat

      Bonjour,

      Merci pour votre message.
      Une précision tout d’abord : je n’ai personnellement rien minimisé du tout, j’ai juste présenté les travaux d’autres chercheurs.

      Je ne sais pas quelles sont toutes les méthodes de minimisation ni quelles sont les plus utilisées pour ce type de problème. Les résultats de Seifert et al ( 1D car 2D axisymétrique) ont été obtenus en transformant la condition d’énergie minimale en une équation différentielle (de type Euler Lagrange), avec les contraintes apparaissant via un multiplicateur de Lagrange. L’équation différentielle est ensuite résolue numériquement.

      Les résultats de Lim et al (2D) ont été obtenus par une méthode de MonteCarlo : la surface est triangulée puis une modification aléatoire est envisagée. Elle est acceptée avec une probabilité qui dépend de la variation d’énergie. Cela permet de déterminer un ou plusieurs minima locaux.

      J’espère avoir répondu à votre question avec le niveau de précision attendu.

      Cordialement
      I. Cantat

      Répondre à ce message
  • Le globule rouge

    le 4 mai 2012 à 15:39, par Rémi Peyre

    C’est très intéressant... A-t-on des résultats théoriques sur les transitions de phase d’une famille de formes minimisantes (au sens du minimum global) à l’autre ?

    Répondre à ce message
  • Le globule rouge

    le 14 mai 2012 à 21:44, par Isabelle Cantat

    Bonjour,

    Merci pour votre message.
    Pour le cas axisymétrique, oui. On sait dire si une forme est métastable ou stable et pour quelle valeur du taux de remplissage elle cesse d’exister. Si vous êtes intéressé, vous trouverez les diagrammes de phase des différents modèles là : http://www.mpikg.mpg.de/rl/P/archive/116.pdf

    Pour le cas général, je ne sais pas.

    Cordialement
    I. Cantat

    Répondre à ce message

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