Le grand musée égyptien du Caire
Piste bleue Le 10 mars 2015 Voir les commentaires (1)Lire l'article en


Un nouveau musée est en train de voir le jour en Egypte à quelques pas des grandes pyramides de Gizeh : c’est l’occasion de parler de mathématiques !
Il est intéressant de voir certains objets mathématiques quitter progressivement leur cocon initial pour voyager vers d’autres domaines scientifiques, être adoptés par les physiciens, les informaticiens, les biologistes, puis, parfois, trop rarement sans doute, entrer peu à peu dans notre univers quotidien. Les ensembles fractals forment une belle illustration de ce type d’évolution. Un nouvel exemple est en train de voir le jour au Caire : le triangle de Sierpiński sera l’un des motifs centraux du futur « grand musée égyptien », construit à quelques pas des pyramides de Gizeh, donc à une vingtaine de kilomètres du centre du Caire.
L’ensemble de Cantor
Avant de décrire la construction de Sierpiński, il est sans doute préférable d’étudier l’ensemble de Cantor [1]. Partons d’un intervalle de longueur un, et coupons-le en trois parties égales
afin de délimiter trois intervalles plus petits. En retirant l’intervalle central [2], il ne reste
plus que deux intervalles de longueur un tiers. Appliquons maintenant le même procédé
à chacun des deux intervalles restants : ceci produit quatre intervalles de longueur un neuvième. Recommençons afin d’obtenir huit intervalles de longueur un vingt-septième, et ainsi de suite.
- Ensemble de Cantor
- Six itérations successives du procédé sont représentées de haut en bas.
À chaque étape, tous les intervalles présents sont coupés en trois parties égales, et le tiers central est évidé, si bien que le nombre d’intervalles est multiplié par deux tandis que leur longueur est divisée par trois. Après $n$ répétitions de ce procédé (pensez à $n=10$ par exemple), nous disposons de $2^n$ intervalles, chacun de longueur $1/(3^n)$ ; avec $n=10$, il y a donc $1024$ intervalles de longueur
\[
\frac{1}{3^{10}}=\frac{1}{59049}= 0,000016935...
\]
Les ensembles ainsi construits comportent de plus en plus de composantes (de plus en plus de « morceaux ») et sont de plus en plus petits, car chaque étape consiste à retirer un peu de « matière » au précédent.
L’ensemble de Cantor est l’objet limite obtenu en itérant la construction indéfiniment : c’est ce qui reste de l’intervalle initial lorsqu’on a appliqué l’algorithme de construction une infinité de fois.
Il est facile de voir que cet ensemble n’est pas vide, puisqu’il contient les extrémités du segment initial, ainsi que celles de tous les segments apparus au cours de la construction ; c’est donc un ensemble infini. En fait, bien plus de points que les seules extrémités des intervalles en font partie [3].
Le triangle et le tapis de Sierpiński
Le triangle et le tapis de Sierpiński sont deux parties du plan obtenues à l’aide d’un algorithme itératif similaire à celui employé pour obtenir l’ensemble de Cantor [4].
Prenez un triangle équilatéral (un triangle plein). Reliez entre eux les milieux des trois côtés par des segments : ceci fait apparaître quatre petits triangles équilatéraux ; un triangle central bordé par les trois segments qui viennent d’être tracés, et trois sur ses flancs (chacun de ces triangles partage un des sommets du grand triangle initial). On peut maintenant
évider le triangle central [5], puis répéter l’opération pour les trois autres, et ainsi de suite.
Voici ce que cela donne en quatre étapes :
- Triangle de Sierpinski
- Quatre applications de l’algorithme : chaque triangle est évidé en son centre, laissant place à trois triangles plus petits.
À chaque étape on enlève un peu de matière. Itérons ce processus
indéfiniment ; le triangle de Serpienski est la partie du plan qui subsiste : c’est une dentelle cousue de fils fins. Lors de la construction de l’ensemble de Cantor, chaque coupure le « disconnecte », si bien que l’ensemble de Cantor est finalement constitué d’une infinité de parties disjointes [6]. Le triangle de Sierpiński, lui, est d’un seul tenant car deux points quelconques de cette dentelle peuvent toujours être liés par un fil. Pour le voir, on peut procéder comme suit : les bords des triangles qui apparaissent au cours de la construction sont conservés ultérieurement ; puisqu’ils restent inaltérés, on peut donc les suivre, tels des fils circulant le long de côtés de plus en plus courts, et relier ainsi deux points quelconques de la dentelle de Sierpiński.

Triangle de Sierpinski
Sept itérations ont été effectuées.
Le tapis de Sierpiński provient d’une construction semblable à partir d’un carré. Ici, le carré doit être scindé en $9$ carrés identiques et celui du centre est retiré. La figure finale ressemble à cela :

Tapis de Sierpinski
Seules cinq itérations de l’algorithme ont été effectuées.
Nous avons vu que le triangle de Sierpiński pouvait être distingué de l’ensemble de Cantor par une propriété de nature topologique : le triangle est d’un seul tenant (il est connexe) tandis que l’ensemble de Cantor ne l’est pas. On peut également distinguer le triangle du tapis en disant que le triangle de Sierpiński peut être séparé en plusieurs composantes si l’on utilise un nombre fini de points de coupures ; on peut, par exemple, couper le triangle en les milieux des côtés initiaux pour obtenir trois parties disjointes. Ceci n’est pas possible pour le tapis.
Omniprésence
L’ensemble de Cantor et le tapis de Sierpiński sont deux jolis exemples de fractales qui sont souvent utilisés pour illustrer les difficultés qui peuvent apparaître en topologie, ou en théorie de la mesure. Ils sont, tous les deux, caractérisés par un petit nombre de propriétés, ce qui les rend omniprésents [7]. Ainsi, la partie suivante de la sphère « est »
un tapis de Sierpiński [8] qui apparaît dans le domaine des systèmes dynamiques.

Tapis de Sierpinski sphérique (Curtis T. McMullen)
Et l’histoire ne s’arrête pas là ; je ne peux m’empêcher de faire de la publicité pour ce petit film de Mehrdad Garousi, l’article de Romain Bondil, et celui d’Etienne Ghys et Jos Leys sur La courbe de Menger. La figure suivante, tirée de cet article de Jos Leys, illustre bien l’étrange esthétique de ces objets mathématiques.

Figure de Jos Leys intitulée : Kaleidoscopic IFS.
Le grand musée égyptien du Caire
Or, donc, voilà que les pharaons du Caire vont pouvoir contempler le triangle de Sierpiński d’ici quelques années. Les architectes du futur « grand musée égyptien » ont en effet conçu une façade imposante qui en reprend le motif principal. Des triangles de Sierpiński seront taillés dans une pierre translucide, pour former un mur de plusieurs centaines de mètres de long, atteignant une hauteur de 40 mètres. Je n’ai malheureusement pas pu déterminer avec certitude ce qui avait motivé ce choix du triangle de Sierpiński pour un musée au Caire, ni même si les architectes connaissaient
à l’avance ce motif géométrique ou s’ils ont retrouvé les premières étapes de construction par eux-mêmes.
Dans le livre, Mathématiques et Architecture , écrit par Jane et Mark Burry, on trouve
un petit passage d’un entretien avec François Archer, qui fait partie du projet : “ il n’y avait pas d’idées préconçues concernant cette décision. Ce sont les grandes pyramides elles-mêmes qui ont inspiré la grandeur du geste du mur et les premiers éléments géométriques de définition du bâtiment. ” [9]

Vue d’artiste du futur musée
Image tirée du site web du cabinet d’architecte « heneghan peng architects ».
Malheureusement, les architectes [10] ne semblent pas avoir trouvé un moyen fiable pour édifier un triangle de Sierpiński véritable. Ne pouvant itérer indéfiniment le processus de construction, ils s’arrêteront à six ou sept étapes de l’algorithme, mais les pharaons endormis ne devraient pas avoir trop de difficultés à compléter intellectuellement la construction...

Maquette du futur musée
Image tirée du site web du cabinet d’architectes « heneghan peng architects ».
Ceux qui veulent suivre les travaux peuvent se rendre sur le site dédié au musée :
- L’ouverture est prévue pour 2018
- Wacław Franciszek Sierpiński est né en 1882
- Georg Ferdinand Ludwig Philipp Cantor est né en 1845
- La pyramide de Khéops a été construite aux alentours de 2560 avant Jésus Christ.
La rédaction d’Images des Mathématiques et l’auteur remercient pour leur relecture attentive, les relecteurs suivants : Julien Melleray, Christine Huyghe et Sébastien Martinez.
Notes
[1] Georg Cantor est un mathématicien allemand, et l’article dans lequel il décrit l’ensemble qui porte son nom aujourd’hui est publié en 1883 dans les Mathematische Annalen. Wacław Sierpiński est un mathématicien polonais qui a vécu de 1882 à 1969 et la construction du tapis de Sierpiński est contenue dans une note en français publiée par l’académie des sciences en Avril 1916.
[2] Soyons plus précis : on retire l’intérieur de l’intervalle central, c’est-à-dire que les extrémités de cet intervalle sont conservées, elles appartiennent aux deux intervalles restants.
[3] Cet ensemble n’est pas dénombrable, c’est-à-dire qu’on ne peut pas énumérer ses points un à un comme les entiers. (il y a autant d’éléments dans l’ensemble de Cantor que dans l’intervalle de départ)
[4] Le triangle de Sierpiński est souvent appelé tamis de Sierpiński ; on dispose donc du tamis et du tapis de Sierpiński.
[5] On évide simplement l’intérieur, laissant les bords aux trois triangles périphériques.
[6] Pour être plus précis, à la place de « morceaux » ou « composantes », je devrais parler ici « d’une infinité de composantes connexes », notion mathématique qui permettrait de préciser cette phrase sans être ambiguë.
[7] Ainsi, tout espace métrique compact sans point isolé et totalement discontinu est homéomorphe à l’ensemble de Cantor. Par ailleurs, tout espace métrique compact est l’image de l’ensemble de Cantor par une application continue. Cela fait beaucoup de mots à définir, mais il faut être convaincu que c’est extrêmement utile et facile d’usage pour le mathématicien ! Le tapis de Sierpiński peut-être caractérisé de manière similaire (c’est une partie compacte du plan sans intérieur qui est une courbe : il est paramétré continûment par le segment $[0,1]$).
[8] Bien sûr, cet ensemble n’est pas le même objet géométrique que le tapis de Sierpiński : l’un est tracé sur la sphère, l’autre sur le plan, dans un cas apparaissent des cercles, dans l’autre des carrés. Mais il existe une application du tapis de Sierpiński vers le tapis sphérique qui est une bijection (chaque point du tapis sphérique correspond à un point et un seul du tapis carré, et réciproquement) et qui est continue (la correspondance ne produit aucune déchirure ; elle envoie des couples de points proches sur des couples de points proches).
[9] Voir l’ouvrage Mathématiques et architecture, de Jane Burry et Mark Burry, publié aux éditions Actes Sud (traduit de l’anglais par Bruno Marmiroli, publié en 2010).
[10] Si j’ai bien compris, il s’agit de Shih-Fu Peng, assisté de Roisin Heneghan, Edel Tobin, Alicia Gomis-Perez, Arup, Buro Happold, Baretenbach l’chtlabor (cabinet d’architectes Heneghan Peng).
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Pour citer cet article :
Serge Cantat — «Le grand musée égyptien du Caire» — Images des Mathématiques, CNRS, 2015
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Le grand musée égyptien du Caire
le 3 janvier 2016 à 18:38, par donkiki