Le mouvement brownien et son histoire, réponses à quelques questions
Hors piste Le 15 octobre 2006 Voir les commentaires (2)
Au moment où j’écris cet article, il y a dans la base de données MathSciNet 3454 références sur le mouvement brownien, plus 807 sur le bruit blanc, 476 sur le processus de Wiener, et plusieurs dizaines sur des sujets voisins (chaos homogène, chaos de Wiener, série de Fourier-Wiener). En 1905, il n’y avait rien. Que s’est-il passé dans l’intervalle ? Que peut-on saisir de l’histoire et de l’actualité du mouvement brownien en quelques pages ? L’article tente de répondre à une série de questions posées par un faux naïf, comme introduction à un domaine mathématique neuf et fascinant.
D’abord, qu’appelle-t-on mouvement brownien ?
Deux choses : un phénomène naturel, et un objet mathématique.
De quoi s’agit-il ?
Le phénomène naturel est le mouvement désordonné de particules
en suspension dans un liquide. Il a été observé dès le 18ème siècle, sinon avant. L’objet mathématique est un processus gaussien dont la variance des accroissements est égale au temps écoulé. Norbert Wiener, qui l’a défini en 1923, l’appelait « the fundamental random function. »
Quel rapport entre les deux ?
C’est toute une histoire, dans laquelle les physiciens jouent un
rôle majeur. Certains, au 19 ème siècle, avaient pressenti que
le mouvement des particules pouvait tenir à l’agitation
moléculaire. Mais le grand départ est venu en 1905 avec
Einstein. A l’origine, Einstein voulait tester la théorie
cinétique moléculaire de la chaleur dans les liquides. Cela l’a
mené à une formule qui permettait, à partir de l’observation
du mouvement brownien, de calculer le nombre d’Avogadro. Jean Perrin a
réalisé ce programme, et achevé ainsi d’établir la réalité
des atomes ; il faut lire le grand classique qui en est résulté,
Les Atomes (1912). Les observations de Jean Perrin ont
inspiré Norbert Wiener. Dès ses premiers mots sur le mouvement
brownien, Wiener cite un article de Perrin de 1909, qui évoque à
ce sujet les courbes sans tangente des mathématiciens. Et Wiener se
propose en effet de batir un modèle dans lequel les trajectoires
sont continues, avec une vitesse infinie en tout point.
D’où vient l’appellation de « mouvement brownien » ?
De Richard Brown, un grand botaniste écossais du début du 19 ème
siècle, qui s’intéressait à l’action du pollen dans la
reproduction des plantes. Il a été amené, comme d’autres, à
observer le mouvement irrégulier et incessant de particules de
pollen en suspension dans l’eau. A priori, il s’agissait là d’un
phénomène vital. Cependant les expériences que Brown a su monter
avec des particules inorganiques montrent que c’est faux. L’apport du
biologiste a été de sortir le phénomène de la biologie.
Mais, dans un autre sens, l’appellation vient de Paul Lévy. Ce sont
les écrits de Paul Lévy qui ont fixé l’usage de nommer
« mouvement brownien » le processus de Wiener.
L’histoire parait donc simple. Jusqu’à Brown, le phénomène est du ressort de l’histoire naturelle. Avec Einstein et Perrin, il est l’objet d’une théorie physique et il donne lieu à des expériences de physique. Avec Wiener et Lévy, il est défini mathématiquement et son étude mathématique commence. Est-ce bien celà ?
Oui et non. Si l’on ne retient comme origine du mouvement brownien des
mathématiciens que le mouvement de particules de pollen en
suspension dans l’eau, il est exact que Brown, Einstein, Perrin, Wiener
et Lévy représentent les maillons essentiels de la chaîne qui va
de la botanique à la mathématique en passant par la
physique. Mais il y a bien d’autres maillons dans la chaîne, et
surtout d’autres sources et d’autres liens dans l’histoire du
mouvement brownien.
D’autres sources et d’autres liens ? Lesquels ?
On ne va pas pouvoir tout détailler, parce que le mouvement brownien
occupe aujourd’hui une place centrale en mathématiques et qu’il est
lié à la plupart de leurs branches : les équations d’évolution,
l’analyse de Fourier, la théorie du potentiel, la théorie des
fonctions d’une variable complexe, la géométrie et la théorie
des groupes, l’analyse numérique, ... A ces liens correspondent
d’autres sources historiques, parmi lesquelles trois me semblent
devoir être signalées en priorité.
1. L’équation de la chaleur (Fourier 1808) et sa diffusion ; la
mise en évidence par Louis Bachelier dans sa thèse (1900) du
processus de fluctuation des cours en Bourse et le fait que sa
probabilité $p(x,t) dx$ que ce processus se trouve entre $x$ et
$x+dx$ au temps $t$ obéit à l’équation de la chaleur
(Bachelier parle du « rayonnement » de cette probabilité) ; c’est
la source historique du lien entre mouvement brownien et
mathématiques financières.
2. Les promenades au hasard, qui remontent au début du calcul des
probabilités, avec l’image qu’en donne l’évolution de la fortune
d’un joueur au jeu de pile ou face, puis, en 1905 de nouveau, les
« random flights » de Pearson, qui sont des marches aléatoires
isotropes dans le plan, et, en 1921, la première étude par
Georges Polya des marches au hasard sur $\mathbf Z^d$ (récurrence
ou transience, existence ou non de points multiples).
3. Les séries de puissances et les séries trigonométriques
à coefficients aléatoires, dont l’idée remonte à Emile Borel
en 1896, mais qui n’ont pu faire l’objet d’études rigoureuses, à
partir de 1920, que lorsque se sont formalisées les notions
de probabilité et de propriétés presque sûres (Steinhaus ;
Paley et Zygmund ; Paley, Wiener et Zygmund) ; c’est d’ailleurs en
collaboration avec Paley et Zygmund, en 1932, que Wiener a achevé
son programme en montrant que la non-dérivabilité en tout point
de sa fonction aléatoire était presque sûre.
Dans ces liens, il y a les retombées. Pouvez-vous en signaler quelques unes ?
Il y en a tant $...$ D’abord, en me bornant aux trois sources que
je viens de signaler, voici quelques éléments :
1. La thèse de Louis Bachelier a été longtemps ignorée et elle
est maintenant très populaire ; le mouvement brownien est l’outil
de base des mathématiques financières.
2. Les promenades au hasard sur les groupes, les arbres, les
graphes, les surfaces, sont de bons moyens pour explorer leur
structure à l’infini.
3. Wiener a proposé comme programme d’unifier la présentation
des séries trigonométriques à coefficients aléatoires, dont
fait partie la série de Fourier-Wiener qui représente le
mouvement brownien, et ce programme a débouché sur une nouvelle
théorie, les probabilités dans les espaces de Banach.
Par ailleurs, une retombée essentielle du processus de Wiener est
l’axiomatique de Kolmogorov en 1933, qui ne se borne pas au classique
$(\Omega, {\cal A}, \mathbf P)$, mais qui montre, exactement à la
manière de Wiener, comment construire l’espace de probabilité à
partir d’une famille $(\Omega_{\cal C}, {\cal A}_{\cal C}, \mathbf
P_{\cal C})$, adaptée au processus à probabiliser. Il faudrait
ensuite citer les équations différentielles stochastiques,
l’intégrale d’Itô etc.
Peut-on revenir à l’histoire esquissée tout à l’heure ? Comment est-on passé des équations d’Einstein au processus de Wiener ?
Einstein a procédé par étapes et présenté sa théorie sous
différents angles. L’essentiel est la formule
\[\overline{(\Delta x)^2} = \frac{RT}{N} \frac{1}{3 \pi \mu a} \tau \]
où $R$ est la constante des gaz parfaits, $T$ la température absolue,
$N$ le nombre d’Avogadro, $\mu$ la viscosité du liquide, $a$ le
rayon de la particule, supposée sphérique, et $\tau$ le temps
correspondant au déplacement $\Delta x$. Quant à
$\overline{(\Delta x)^2}$, c’est la moyenne du carré des
déplacements, dans une direction donnée, d’un grand nombre de
particules pendant un intervalle de temps donné, de durée
$\tau$ ; et c’est aussi la moyenne du carré des déplacements
d’une particule au cours d’intervalles de temps
consécutifs de durée $\tau$. C’est surtout sous la dernière
forme que Jean Perrin l’a
utilisée. Mais c’est la première que la version mathématisée
traduit le mieux : d’après Wiener, l’ensemble des fonctions continues
de $\mathbf R^+$ dans $\mathbf R^+$, nulles en $0$, porte une mesure de
probabilité, la mesure de Wiener, telle que l’intégrale suivant
cette mesure du carré du déplacement entre deux temps $t_1$ et
$t_2$ est $t_2-t_1$ :
\[\mathbf E\left((X(t_2)-X(t_1))^2\right) = t_2-t_1 \quad (t_2>t_1)\]
et que, de plus, pour tout $t_0>0$, les déplacements à partir du
temps $t_0$, $X(t)-X(t_0)$ $(t>t_0)$ soient indépendants de ce qui
s’est passé avant $t_0$.
Pour les physiciens, le coefficient était important, n’est-ce pas ?
Très important. C’est ce qui permettait de passer de l’observation
à la détermination de $N$. Il est bon de dire un mot de
Smoluchowski et de Langevin.
Quand Einstein l’a faite, la théorie du mouvement brownien était
dans l’air. Indépendamment d’Einstein, Marian Smoluchowski en a
publié sa version en 1906, et le résultat est le même, à
l’exception d’un facteur $64/27$ dans l’expression de
$\overline{(\Delta x)^2}$.
En 1908, Paul Langevin publie une note aux Comptes rendus pour dire
que, rectification faite, l’approche de Smoluchowski mène exactement
à la formule d’Einstein. Puis, en tout petits caractères, il
expose sa propre approche, qui est lumineuse.
Lumineuse au point d’être exposée ici ?
Pourquoi pas ? Mais il faut commencer, de façon un peu
surprenante, en considérant que les particules browniennes ont une
vitesse, soit :
\[u = \frac{dx}{dt}\]
dans la direction $Ox$. Si leur masse est $m$, l’énergie moyenne
correspondante est $1/2 m \overline{u^2}$. Selon l’hypothèse
fondamentale de la mécanique statistique, c’est aussi l’énergie
moyenne d’une molécule, soit $RT/N$ :
\[m \overline{u^2} = \frac{RT}{N}.\]
Pour une particule sphérique de masse $m$ et de rayon $a$, dans un
liquide viscosité $\mu$, l’équation du mouvement est a priori :
\[m \frac{du}{dt} = -6 \pi a \mu u\]
et, selon cette équation, le mouvement s’arrête rapidement. Or on
le voit se poursuivre. Il y a donc des chocs moléculaires, qui
entretiennent ce mouvement. L’équation que propose Langevin est
\[\begin{equation}m \frac{du}{dt} = -6 \pi a \mu u + X \label{equation_1}\end{equation}\],
avec une hypothèse minimale sur $X$ : « sur la force complémentaire
$X$ nous savons qu’elle est indifféremment positive et négative,
et sa grandeur est telle qu’elle maintient l’agitation de la
particule ». De cette équation $\ref{equation_1}$ Langevin tire
\[m \frac{d(xu)}{dt} = mu^2-6 \pi a \mu x u + xX ,\]
puis, en prenant des valeurs moyennes, avec $\overline{xX}=0$,
\[m \frac{d(\overline{xu})}{dt} = m\overline{u^2}-6 \pi a \mu \overline{x u} = \frac{RT}{N} -6 \pi a \mu \overline{x u}.\]
Cela donne
\[2 \overline{x u} = \frac{RT}{N} \frac{1}{3 \pi a \mu} + C exp(- \frac{6 \pi a \mu}{m} t)\]
et, compte tenu des valeurs numériques, le dernier terme est
négligeable pour $t >> 10^{-8}$ sec. Le régime est donc
pratiquement permanent. En intégrant,
\[\overline{x^2(t+\tau)-x^2(t)} = \frac{RT}{N} \frac{1}{3 \pi a \mu} \tau.\]
Or l’accroissement $x(t+\tau)-x(t)$ a une valeur moyenne nulle et il
est indépendant de $x(t)$, donc
\[\overline{x^2(t)}+ \overline{(x(t+\tau)-x(t))^2} = \overline{x^2(t+\tau)},\]
et l’équation d’Einstein en résulte.
Est-ce que $\ref{equation_1}$ est une équation stochastique au sens où vous l’entendiez tout a l’heure ?
Tout à fait. C’est le prototype des équations stochastiques. J-L
Doob en a repris la théorie en 1942 en prenant pour $X$ le bruit
blanc, qui est formellement la dérivée du processus de Wiener. Il
n’est pas bien difficile alors d’intégrer l’\’équation
$\ref{equation_1}$, et la solution, $u(t,\omega)$, s’appelle le
processus d’Ornstein-Uhlenbeck. Ainsi, une fois faite la théorie
mathématique du mouvement brownien sous la forme du processus de
Wiener, qui est presque sûrement non dérivable en tout point, on
peut bâtir une théorie donnant la loi explicite, en fonction du
processus de Wiener, de la dérivée du mouvement brownien. Ce n’est pas
un tour de passe-passe : c’est seulement affaire de changement
d’échelle et de choix de modèle. Mais cela justifie la prudence
de Wiener, parlant de « fundamental random function » et non de
« mouvement brownien » : il y a plusieurs idéalisations possibles du
mouvement brownien. Après Doob, c’est K. Itô qui a élaboré une
théorie de l’intégration des équations différentielles
stochastiques, à partir d’un outil nouveau, l’intégrale d’Itô,
et c’est maintenant d’usage courant dans les mathématiques
financières.
Une fois établie l’équation d’Einstein, que restait-il donc à faire aux mathématiciens ?
L’équation d’Einstein est une loi physique. Il n’y a pas besoin de
prouver l’existence du mouvement brownien : il est là, on l’observe,
on l’étudie et on l’utilise.
Pour les mathématiciens, il reste à en faire un modèle
mathématique. L’idée, grosso modo, est que ce modèle doit être
pour les fonctions ce que la variable aléatoire normale (gaussienne
normalisée) est pour les nombres : « the fundamental random
function ». Wiener construit le modèle en se restreignant d’abord
aux temps entiers : c’est simplement la suite des sommes partielles
d’une série de v.a. normales indépendantes. Puis, aux temps
demi-entiers, il procède par interpolation, et ainsi de suite. C’est
le travail, monumental pour l’époque, constitué par « Differential
space », l’espace des différences. Les différences sont des variables aléatoires gaussiennes centrées.
Est-ce toujours un travail monumental que de définir « the fundamental random function », le processus de Wiener ?
Non. Pour faire vite, on part d’un espace de probabilité $\Omega$
tel que $L^2(\Omega)$ contienne un espace de Hilbert $\cal H$
constitué de variables gaussiennes centrées. Commençons par
des espaces $L^2(\Omega)$ et $\cal H$ réels. Ainsi $X \in \cal H$
signifie que $X$ est une fonction de $\omega \in \Omega$, et que
\[\mathbf E (e^{iuX}) = e^{-u^2/2 ||X||^2} \quad (u \in \mathbf R)
\]
\[||X||^2 = \mathbf E(|X|^2),\]
$\mathbf E( )$ désignant l’espérance, c’est-à-dire l’intégrale
sur $\Omega$. Il s’agit de construire une fonction $X(t,\omega)$, où
$\omega \in \Omega$ et $t$, le temps, appartient à un intervalle
réel $I$, avec les propriétés voulues. La clé de la
construction est une application linéaire et isométrique de
$L^2(I)$ dans $\cal H$, qu’on désignera par $W$. Le processus de
Wiener est l’image par $W$ de la fonction indicatrice de l’intervalle
$[0,t]$. On a ainsi un modèle du mouvement brownien à valeurs dans
$\mathbf R$. En prenant $L^2(\Omega)$, $\cal H$ et $L^2(I)$ complexes,
on a un modèle du mouvement brownien à valeurs dans $\mathbf
C$. En choisissant les composantes indépendantes, on a un modèle
dans $\mathbf R^n$.
C’est si rapide que je n’y comprends rien. En nous limitant au cas réel, où cela nous mène-t-il ?
Pour fixer les idées, prenons d’abord $I=\mathbf R$, et regardons
$X(t,.)=W(1_{[0,t]})$, $t \in \mathbf R$. C’est une courbe
paramétrée dans $\cal H$ (c’est-à-dire un processus gaussien)
dont le carré de la longueur d’une corde est bien facile à
calculer ; c’est $||X(t,.)-X(s,.)||^2_{\cal H} =
||1_{[0,t]}-1_{[0,s]}||^2_{L^2(\mathbf R)} = |t-s|$, ce qui est
l’équation d’Einstein normalisée. Si l’on effectue une translation
sur le paramètre $t$, la courbe glisse isométriquement sur
elle-même : c’est une hélice. Si l’on prend
trois points $X_1,X_2,X_3$ sur cette hélice dans l’ordre des
paramètres, on a $||X_3-X_2||^2+||X_2-X_1||^2=||X_3-X_1||^2$, le
triangle $X_1X_2X_3$ est rectangle en $X_2$ :
l’hélice brownienne est donc une figure très remarquable, qui ne peut se réaliser que dans un espace de Hilbert de dimension infinie. L’orthogonalité dans $\cal H$ de $X_2-X_1$ et
$X_3-X_1$ signifie leur indépendance : les accroissements dans le
futur sont indépendants du passé. Beaucoup de propriétés se
lisent sur cette hélice brownienne. Si l’on partage un intervalle de
temps $[s,t]$ au moyen de points de subdivision
$s=t_0
Pourtant on insiste sur l’irrégularité du mouvement brownien. Comment est-ce compatible avec la régularité de l’hélice brownienne ?
C’est tout le charme des processus gaussiens. Leur image sous forme
d’une courbe dans $\cal H$ peut être très lisse, et leurs
réalisations très capricieuses.
Qu’est-ce donc qu’une réalisation ?
C’est $X(t,\omega)$ comme fonction de $t$, quand $\omega$ est
donné. On s’intéresse aux propriétés presque sûres des
réalisations, c’est-à-dire qui ont lieu pour presque tout
$\omega$. Par exemple, quand il s’agit du processus de Wiener, la
fonction $t \rightarrow X(t,\omega)$ est presque sûrement continue,
hölderienne d’ordre $1/2-\varepsilon$ pour tout $\varepsilon>0$ et
nulle part dérivable.
Est-ce difficile à voir ?
Oui et non. Wiener a donné dans Differential space beaucoup de
propriétés des réalisations, mais il lui a fallu attendre la
collaboration avec Paley et Zygmund pour établir la
non-dérivabilité partout. Si l’on part de l’application $W: L^2(I)
\rightarrow \cal H$, il est commode d’introduire une base de $L^2(I)$,
disons $(u_n)$, et son image dans $\cal H$, disons $(\xi_n)$, qui est
une suite de variables normales indépendantes. L’image d’une
$\displaystyle{f= \sum \hat{f_n} u_n}$ est $\displaystyle{W(f) = \sum
\hat{f_n} \xi_n}$. Ainsi $\displaystyle{X(t,\omega) = \sum a_n(t)
\xi_n(\omega)}$ ($\displaystyle{a_n(t) = \int_0^t u_n(s)ds}$),
série convergente dans $\cal H$ quand $t$ est donné. Il s’agit
d’étudier la convergence de cette série quand $\omega$ est
donné. Or on connait très bien le comportement asymptotique de la
suite $\xi_n(\omega)$ pour presque tout $\omega$ : si $n \in \mathbf
N$, $\xi_n(\omega) = O(\sqrt{\log n})$ p.s.. Connaissant les
$a_n(t)$, l’étude de la série aléatoire $\displaystyle{\sum
a_n(t) \xi_n(\omega)}$ donne des propriétés presque sûres de
la fonction $X(.,\omega)$. Si l’on prend pour $(u_n)$ le système
trigonométrique, on obtient la série de Fourier-Wiener. Dès 1923
dans Differential space, Wiener avait montré que, sur tout
intervalle fini, sa « fundamental random function » était
développable, à un terme affine près, en série
trigonométrique aléatoire. En 1933, dans le livre où il décrit
les travaux faits en commun avec Paley, il part de cette série pour
définir la fonction. Dans cette approche, on doit d’abord vérifier
que la série converge presque sûrement vers une fonction continue,
et la mesure de Wiener apparaît comme l’image de la probabilité
donnée sur $\Omega$ par la série de Fourier-Wiener. Dans un article
postérieur de 1938, « The homogeneous chaos », Wiener prend
$I=\mathbf R$ et les fonctions de Hermite pour $u_n$.
Mais le plus commode pour l’étude des propriétés locales de la
fonction $X(.,\omega)$ est de prendre $I=[0,1]$ et pour $u_n$ le
système des fonctions de Haar ($u_0=1$ et les autres $u_n$ sont
portées par des intervalles dyadiques où elles prennent des
valeurs opposées sur les moitiés gauche et droite.) Les $a_n(.)$
sont alors des fonctions triangles, et les calculs sont facilités.
Peut-on lister quelques propriétés presque sûres de la fonction $X(.,\omega)$ que l’on obtient de cette façon ?
Allons y.
1. C’est une fonction continue.
2. Sur tout intervalle borné son module de continuité est
$O(\sqrt{h \log 1/h})$.
3. En tout point $t$ $\displaystyle{ \limsup_{h \rightarrow 0} \frac{X(t+h,\omega)-X(t,\omega)}{\sqrt{|h|}} >0}$ (Dvoretzky 1963).
4. En presque tout point $t$ $\displaystyle{ \limsup_{h \rightarrow
0} \frac{X(t+h,\omega)-X(t,\omega)}{\sqrt{2 |h| \log \log 1/h}}
=1}$ et à l’infini $\displaystyle{ \limsup_{t \rightarrow \infty}
\frac{X(t,\omega)}{\sqrt{2t \log \log t}} = 1 }$. (c’est la « loi
du logarithme itéré » de Khintchine, ramenée à distance
finie par Paul Lévy).
5. Mais il y a des points « rapides », où $\displaystyle{ \limsup_{h \rightarrow
0} \frac{X(t+h,\omega)-X(t,\omega)}{\sqrt{ |h| \log 1/h}} > 0}$
(Orey-Taylor 1974) et des points« lents », où $X(t+h)-X(t) =
O(\sqrt{|h|})$ ($h \rightarrow 0$) (Kahane 1974).
Est-ce tout ?
Bien sûr que non. Comme j’ai évoqué le « chaos homogène » de
Wiener, il est bon de dire ce qu’il appelle le chaos gaussien pur, que
l’on appelle couramment le bruit blanc. C’est, au choix, l’opérateur
$W$, ou son expression dans la base $(u_n)$ sous la forme
$\displaystyle{\sum u_n(t) \xi_n(\omega)}$, ou la distribution de
Schwartz aléatoire représentée par cette série. Si l’on prend
pour $E$ un ensemble mesuré et que l’on part de $L^2(E)$ au lieu de
$L^2(I)$, on a le bruit blanc sur $E$. On définit le bruit blanc
complexe aussi bien que réel. Par exemple, sur tout groupe abélien
localement compact, muni de la mesure de Haar, on a un bruit blanc
complexe, et on peut définir sa transformée de Fourier : c’est le
bruit blanc sur le groupe dual. En particulier, la transformée de
Fourier du bruit blanc sur $\mathbb R^n$ est le bruit blanc sur
$\mathbb R^n$. Mais surtout, il y a toutes les merveilleuses propriétés
découvertes par Paul Lévy.
Celui qui a désigné le processus de Wiener comme « mouvement brownien » ?
Celui-là même. C’est à partir de Paul Lévy qu’on parle du
mouvement brownien comme objet mathématique. Pour marquer le coup
nous allons l’écrire $B(t)$ au lieu de $X(t,\omega)$. On peut
définir $B(t)$ à valeurs réelles, ou complexes, ou dans $\mathbb
R^n$, et ses propriétés - par exemple l’existence de points
multiples, ou la récurrence au voisinage d’un point - dépendent de
la dimension. En dimension 1, Paul Lévy a donné la loi de
l’ensemble des zéros de $B(t)$ et montré comment construire le
graphe à partir d’ ’’excursions’’ sur les intervalles
contigüs. C’est un très beau sujet, mais je préfère vous
parler de la dimension 2.
C’est-à-dire du mouvement brownien complexe ?
Exactement. Paul Lévy a découvert sa relation avec les fonctions
analytiques d’une variable complexe. Elle est très simple et
intuitive. A un changement de temps près, la loi du mouvement
brownien plan est bien définie par le fait qu’elle est localement
isotrope et que les trajectoires sont continues. Cette propriété
est conservée par représentation conforme. Donc, si l’on applique
une fonction analytique $F(z)$ à $B(t)$, la fonction aléatoire
obtenue, $F(B(t))$, est encore un mouvement brownien, au changement de
temps près. Cela permet d’utiliser des fonctions analytiques pour
établir des propriétés du mouvement brownien plan, et aussi
d’utiliser le mouvement brownien plan pour démontrer des
propriétés des fonctions analytiques.
Pouvez-vous donner des exemples ?
En voici un. Prenons $B(t)$ partant de $0$ au temps $t=0$, et
$F(z)=e^z-1$, de sorte que $F(B(t))$ a le même point de
départ. Comme $F(B(t))$ ne prend jamais la valeur $-1$, il est
presque sûr qu’il en est de même pour $B(t)$. De même en
remplaçant $-1$ par n’importe quel nombre complexe $\neq 0$. Donc
l’aire de la courbe décrite par $B(t)$ ($t \geq 0$) est nulle p.s..
En voici un autre, plus subtil. Prenons pour $F(z)$ une fonction
analytique et bornée dans le disque $|z|<1$ (on écrit $F \in
H^{\infty}(D))$, $\neq 0$ et arrêtons $B(t)$, partant de $0$, au
moment $\theta$ où il rencontre le cercle $|z|=1$, disons, en
$\zeta$. Quand $t$ tend en croissant vers $\theta$, $F(B(t))$, étant
borné, tend vers une limite, disons $Z$. Comme (presque sûrement),
$B(t)$ coupe une infinité de fois au voisinage de $t=\theta$ tout
segment de droite donné dans le disque $|z| \leq 1$ et aboutissant
à $\zeta$, il s’ensuit que $F(z)$ tend vers $Z$ quand $z$ tend vers
$\zeta$ dans un angle compris entre deux tels segments, c’est-à-dire « non-tangentiellement ». Cela valant presque sûrement, vaut pour
presque tout $\zeta$ à la frontière du disque. De plus, la
probabilité que $F(B(t))$ prenne la valeur $0$ en dehors de $t=0$
étant nulle, il est presque sûr que $Z \neq 0$, donc l’ensemble
des $\zeta$ pour lesquels $Z=0$ est de mesure nulle. On vient de
démontrer à l’aide du mouvement brownien un théorème de Fatou
sur les fonctions $F \in H^{\infty}(D))$, $\neq 0$ : une telle
fonction admet presque partout à la frontière une limite
non-tangentielle $\neq 0$. Ce n’est pas la démonstration la plus
simple du théorème de Fatou, mais elle s’étend bien au delà
des $F \in H^{\infty}(D)$ : elle est valable dès que l’arrêt de
$B(t)$ à la frontière de $D$ se traduit presque sûrement par
l’arrêt de $F(B(t))$, et cela vaut, par exemple, quand $F \in
H^p(D)$ avec $p>0$, ce que la théorie classique n’établit
qu’assez laborieusement [1]. La théorie classique repose sur la considération des zéros de $F(z)$ dans $D$ et la théorie de Nevanlinna. Le mouvement brownien a l’avantage d’ignorer les zéros,
en les contournant.
Il y a eu des travaux récents sur le mouvement brownien plan. Peut-on en avoir une idée ?
On trouve maintenant facilement des images du mouvement brownien plan, c’est-à-dire de l’ensemble aléatoire $B([0,1])$. Nous savons que cet ensemble est d’aire nulle (sous-entendu : presque sûrement). Son aspect est celui d’un tapis déchiqueté sur les bords et presque entièrement dévoré par les mites.Mais il lui reste quand même de l’étoffe : sa dimension de Hausdorff est 2. Sa frontière est constituée de contours disjoints, ayant tous le même aspect fractal, avec des tailles différentes. La statistique de leurs diamètres (Werner) est connue. L’attention s’est portée sur leur dimension, qui est la dimension de la frontière extérieure. Benoît Mandelbrot a conjecturé en 1982 que cette dimension est 4/3. En s’inspirant des résultats de G.F. Lawler et W. Werner, B. Duplantier a donné de cette conjecture une interprétation physique convaincante via la « gravité quantique » (une « démonstration heuristique »). En 2000, en utilisant un processus introduit par O. Schramm, le SLE (décrit dans l’article de Kenyon et Werner des Images des mathématiques 2004), Lawler, Schramm et Werner ont donné la démonstration mathématique attendue.
Y a-t-il encore des choses à trouver sur le mouvement brownien plan ?
Oui, le principal peut-être, dont parle l’article de Kenyon et Werner. La conjecture de Mandelbrot était en réalité que la frontière du mouvement brownien plan donne une image du « mouvement brownien autoévitant », dont on a une bonne idée, mais qu’on ne sait pas encore définir. C’est un sujet d’intérêt commun aux physiciens et aux mathématiciens.
Ce qui est fascinant est la variété et la puissance des outils mis en œuvre dans cette étude, et l’appui que se prêtent mutuellement physiciens et mathématiciens. Au moment d’écrire cet article, j’ai eu le bonheur d’entendre au séminaire Poincaré (le séminaire Bourbaki des physiciens) un exposé de Bertrand Duplantier sur le mouvement brownien. C’est à la fois une mise au point historique,
avec toutes les références souhaitables, et un aperçu stimulant sur les recherches en cours. Oui, il reste encore bien des choses à trouver, et si vous voulez vous en convaincre, lisez Werner, lisez Duplantier.
Références
Wendelin Werner, « Les chemins de l’aléatoire », Pour la Science n° 286 (août 2001), p. 68-74.
Bertrand Duplantier, « Le mouvement brownien », Séminaire Poincaré 1 (avril 2005), p. 155-212.
Bertrand Duplantier m’ a fait connaître deux textes de grand intérêt. Le premier est Brownian motion in Clarkia pollen : a reprise of the first observations, par Brian J. Ford, dans The Microscope 40(4) (1992), p. 235–241. Il s’avère que les particules observées par Brown n’étaient pas les grains de pollen eux-mêmes, mais des particules beaucoup plus ténues contenues dans ces grains. L’auteur a refait l’expérience et en a tiré une vidéo.
Le second explicite une coïncidence remarquable, que signale Duplantier dans son article p. 163 : en même temps qu’Einstein et indépendamment, un physicien australien, William Sutherland, donnait une théorie et une formule analogues, dans le but de déterminer le poids moléculaire de l’albumine. L’histoire est racontée parBruce H.J. Mc Kellar (Australien lui aussi) sous le titre The Sutherland-Einstein Equation, en tête du AAPPS Bulletin, février 2005.
Duplantier fait remarquer que les approches de Sutherland et d’Einstein sont thermodynamiques, et celle de Smoluchowski probabiliste.
Notes
[1] $F \in H^p(D)$ signifie que les intégrales de $|F|^p$ sur les cercles de centre $O$ et de rayon $<1$ sont uniformément bornées.
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Pour citer cet article :
Jean-Pierre Kahane — «Le mouvement brownien et son histoire, réponses à quelques questions» — Images des Mathématiques, CNRS, 2006
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Le mouvement brownien et son histoire, réponses à quelques questions
le 19 août 2015 à 07:22, par ktigana1