Le mouvement brownien
Une interview d’Isabelle Gallagher
Piste rouge Le 5 septembre 2017 Voir les commentaires
En 1827, le botaniste Robert Brown découvre ce qu’on appelle actuellement le mouvement brownien en observant du pollen au microscope. Plus précisément, il voit apparaître un phénomène assez étonnant : dans ce pollen, de petites particules bougent sans arrêt dans tous les sens [1].
On sait désormais que ce phénomène est dû à l’agitation thermique : les molécules qui baignent la particule de pollen s’agitent dans tous les sens, et un peu comme si on jouait au billard, la particule de pollen change brusquement de direction à chaque fois qu’elle est heurtée par l’une de ces molécules. Il a fallu attendre les années 20 et Norbert Wiener pour avoir la définition d’un objet mathématique correspondant à ce phénomène, mais jusqu’à il y a peu on n’avait pas de preuve rigoureuse du fait que cet objet abstrait correspond bien à ce qu’observent les physiciens.
C’est désormais chose faite, grâce à une collaboration de Thierry Bodineau, Isabelle Gallagher et Laure Saint-Raymond, parue en 2016 [2]. Cet article a reçu en décembre dernier le prix La Recherche, et fait partie des résultats ayant contribué à l’obtention de la médaille d’argent du CNRS d’Isabelle Gallagher en 2016.
Voici une interview d’Isabelle qui nous explique un peu de quoi il s’agit.
Bonjour Isabelle. Pour commencer, peux-tu nous raconter l’histoire de ce papier : avec Thierry et Laure, comment en êtes-vous venus à travailler ensemble, pourquoi ce sujet de recherche ?
- Oscar E. Lanford
Je travaille avec Laure Saint-Raymond depuis de nombreuses années. Au départ on s’intéressait à des problèmes qui n’avaient pas grand-chose à voir avec ça, liés à la mécanique des fluides, comme par exemple étudier l’influence de la rotation de la Terre sur les écoulements géophysiques. Le domaine de Laure au départ était plutôt l’équation de Boltzmann (on en reparlera mais c’est une équation qui modélise un écoulement fluide à une échelle plus petite que l’échelle macroscopique) [3]. Moi je travaillais plutôt sur des problèmes autour de l’équation de Navier-Stokes (qui elle est écrite à l’échelle macroscopique justement), et puis on s’est mises à discuter d’une question un peu différente, liée à ce que les physiciens appellent la turbulence d’ondes. Il s’agissait de comprendre les fondements mathématiques de cette théorie qui est censée expliquer les transferts d’énergie d’une échelle à l’autre dans des écoulements : c’est une question que les physiciens ne se posent pas vraiment, mais qui mathématiquement était (et est encore) complètement ouverte. Donc on s’est mis à travailler là-dessus, avec Benjamin Texier (qui est maître de conférences à Paris-Diderot). Ce projet n’a pas vraiment abouti comme on l’espérait, mais en y travaillant on s’est aperçu que notre démarche ressemblait de plus en plus à une démonstration rigoureuse d’un théorème de Lanford (qui justifie l’équation de Boltzmann à partir de systèmes de particules), dont la preuve comportait quelques trous. On s’est donc retrouvés un peu par hasard à reprendre cette preuve de Lanford, et à la décortiquer jusqu’à en remplir tous les trous.
À l’époque, Laure était à l’ENS à Paris, elle enseignait notamment avec Thierry Bodineau. Ils ont fait un groupe de travail sur cette preuve de Lanford, Thierry étant quelqu’un qui travaille sur ce sujet d’un point de vue probabiliste.

Thierry Bodineau et Laure Saint-Raymond
Au départ on était partis sur la démonstration de quelque chose de plus compliqué que le résultat dont on parle ici. On s’est cassé les dents, et on a donc décidé de se rabattre sur une version un peu plus simple de ce qu’on cherchait. Et finalement ce cadre plus simple s’est avéré fructueux ; et ça n’a pas été si difficile d’améliorer la preuve de Lanford dans ce cadre (linéaire)... et du coup le brownien est arrivé naturellement comme conséquence de cette preuve - et c’est de ce papier dont nous sommes en train de parler aujourd’hui. Après on est repartis sur la version plus sophistiquée que l’on cherchait vraiment, et ça a été un vrai cauchemar, ça a fini par aboutir il y a un an à peu près. Et on continue toujours à travailler ensemble sur des questions reliées.
Peux-tu nous expliquer plus précisément de quoi parle le papier ?
Le contexte est celui du 6e problème de Hilbert [4], qui dit en gros la chose suivante. Prenons par exemple un gaz enfermé dans une pièce. On cherche à faire coïncider deux descriptions de ce gaz qui ont l’air radicalement différentes, qui sont la description microscopique et la description macroscopique. Plus précisément, la description microscopique dit que ton gaz, ce sont des milliards et des milliards de particules, des atomes pour faire simple, et chacune de ces particules a un mouvement purement déterministe : elle va tout droit, sauf quand elle rencontre une autre particule, et dans ce cas les deux particules rebondissent par des réflexions spéculaires (comme des boules de billard) [5]. En tout cas, ce système est régi par les équations de Newton qui sont très simples, sauf qu’il y en a beaucoup trop parce que tu as un espace des phases énorme : chaque atome a 3 coordonnées de position, 3 de vitesse et puis il a $N$ atomes, avec $N$ de l’ordre du nombre d’Avogadro, environ $10^{23}$. Tu peux écrire ce système de $6N$ équations, tu peux plus ou moins le résoudre, sauf qu’à la fin ça n’intéresse presque personne de savoir où l’atome numéro 32 est à l’instant $t$.
- David Hilbert
Ce qui est plus intéressant, à l’échelle humaine en tous cas, c’est la mécanique des fluides, donc une description macroscopique. Typiquement, si tu ouvres la fenêtre et que tu as un courant d’air, ce qui va t’intéresser c’est la vitesse du courant d’air, sa température, etc. Sa vitesse n’a pas grand-chose à voir avec celle de chacun des atomes qui composent ce courant d’air. Donc la question que posait Hilbert, c’est : est-ce que vous pouvez faire un lien entre les équations microscopiques qu’on sait écrire depuis Newton, et les équations de la mécanique des fluides qu’on sait écrire depuis Euler (1750), Navier (1824) et Stokes (1850) entre autres ? Par un mécanisme de passage à la limite, sur le nombre de particules typiquement, par un mécanisme de moyennisation qu’il faut déterminer, est-ce qu’on peut aller d’une famille d’équations vers l’autre ?
Voilà pour le contexte général. Dans son programme, Hilbert donnait une indication : pour vous aider, vous pouvez utiliser l’équation de Boltzmann (1870). C’est une équation qui porte sur la distribution des particules, qui décrit la quantité de particules qu’il y a à l’instant $t$, à la position $x$ et ayant la vitesse $v$. Ce qui est connu, en tous cas de manière formelle, c’est que derrière cette équation de Boltzmann il y a la mécanique des fluides.
Et cette équation de Boltzmann décrit ce qui se passe à une échelle intermédiaire, disons mésoscopique ?
Voilà, donc tu as tes $6N$ équations de Newton au niveau microscopique, ou atomique, et les équations de la mécanique des fluides au niveau macroscopique, celui dans lequel on vit. Et puis il y a une échelle où les quantités physiques — par exemple la pression, la température, etc. — peuvent être mesurées, et à cette échelle le comportement est décrit par Boltzmann.
En fait c’est assez bien fichu : tu pars de $6N$ équations, et par une moyennisation sur les vitesses et les positions de toutes les particules sauf une, tu réduis l’espace des phases complètement : il ne s’agit plus de décrire l’ensemble des vitesses et des positions de chacune des particules à chaque instant, mais plutôt de décrire la proportion de particules qui à un instant donné ont une certaine vitesse et une certaine position, et ça c’est donné par l’équation de Boltzmann (une seule équation donc, plutôt que $6N$ !).
Ensuite tu moyennes cette quantité par rapport à toutes les vitesses possibles, tu fais des manips de développements asymptotiques, et tu en déduis la mécanique des fluides.
C’est vite résumé mais c’est l’idée...
C’est ce que font les physiciens ?
Exactement. Cela dit il n’est pas sûr que la dérivation rigoureuse des équations de la mécanique des fluides les intéresse tant que ça, c’est plutôt un problème conceptuel, aux fondements de la physique. Mais en tous cas, à terme on aimerait faire ça : partir des particules pour en déduire l’équation de Navier-Stokes en passant par Boltzmann.

Ce dont on parle en ce moment, c’est de récupérer comme équation limite non pas cette équation de Navier-Stokes compliquée mais l’équation de la mécanique des fluides la plus simple qu’on puisse imaginer qui est l’équation de la chaleur. C’est une équation qui décrit comment la température $f$ se propage dans le milieu :
\[\partial_t f - \Delta f = 0.\]
Ici ce n’est pas la température que l’on décrit, mais la probabilité de présence d’une particule. Et le brownien c’est pareil, c’est-à-dire que le brownien est le processus microscopique associé à l’équation de la chaleur (et donc en l’occurrence la position de la particule suit un mouvement brownien). Donc le cœur de notre papier, c’est d’obtenir l’équation de la chaleur, et en faisant ça, presque gratuitement, on obtient aussi le brownien. Le résultat qu’on cherchait vraiment au départ, et qu’on a finalement fini par obtenir dans cet article, c’est le niveau juste après en complexité : le système (toujours linéaire) de Stokes-Fourier pour la vitesse et la température du fluide.
Comment est-ce que vous faites en pratique ?
Dans le modèle qu’on regarde, on prend un gaz parfaitement à l’équilibre, c’est-à-dire qu’à notre niveau macroscopique il ne bouge pas. Au niveau microscopique, les particules qui le composent s’agitent dans tous les sens, mais la densité du gaz est uniforme et la distribution des vitesses est gaussienne [6]. C’est une solution stationnaire de ton système de $6N$ équations sur tes particules, tout est à l’équilibre. Maintenant je prends une particule et je la déplace, ou je change sa vitesse, ou je fais les deux à la fois. Je peux par exemple aller à l’autre bout de la pièce, et la lâcher. La question qu’on se pose alors c’est de suivre le mouvement de cette particule au cours du temps : une fois lâchée, la particule va se mettre à en taper une autre, qui va elle aussi, du coup, se déséquilibrer, etc. On ne cherche pas à savoir ce qui arrive précisément aux autres particules qui se trouvent déséquilibrées, on cherche juste à décrire le mouvement de celle-là [7]. Eh bien quand tu fais tendre le nombre des autres particules vers l’infini, le mouvement limite de cette particule sera un Brownien.
Le nerf de la guerre dans notre preuve, c’est d’éviter que deux particules qui se sont vues dans le passé se revoient dans l’avenir, parce que l’idée de Boltzmann est qu’à la limite où il y a beaucoup de particules, elles sont toutes indépendantes. Plus précisément, l’indépendance est fausse pour un nombre fini de particules, et il faut montrer que quand il y a beaucoup de particules, deux particules qui se sont déjà vues ont très peu de chances de se revoir, directement ou via d’autres particules qu’elles auraient vues entre temps. Pour montrer ça, c’est de la géométrie très simple... mais assez cauchemardesque.

Un arbre de collision extrait de l’article de Bodineau, Gallagher et Saint-Raymond
Donc il y a une limite d’échelle à faire.
Effectivement, en pratique on met le gaz dans une boîte, et pour que ça rentre il faut en même temps que le diamètre des particules tende vers 0 et que leur nombre tende vers l’infini, avec une mise à l’échelle bien adaptée qui fait qu’en gros une particule a une chance d’en rencontrer une autre en un temps 1.
Cette mise à l’échelle est finalement assez contraignante puisqu’elle correspond en fait à un gaz raréfié. Toutes les équations de la mécanique des fluides ne peuvent donc pas être retrouvées par ce mécanisme de double passage à la limite (particules vers Boltzmann, puis Boltzmann vers les fluides) mais rien que dans ce cadre de gaz raréfié presque tout reste à faire...
Merci à Sylvain Barré, Clement_M, Rémi Coulon et Thierry Monteil pour leur relecture attentive et leurs suggestions.
Notes
[1] Brown publie ces résultats en 1828 dans l’article « A brief account of microscopical observations on the particles contained in the pollen of plants ; and on the general existence of active molecules in organic and inorganic bodies ». Ces observations seront utilisées quatre-vingts ans plus tard par Einstein pour justifier l’hypothèse atomiste, dans un article qui jette les bases de la physique statistique « Über die von der molekularkinetischen Theorie der Wärme geforderte Bewegung von in ruhenden Flüssigkeiten suspendierten Teilchen ».
[2] The Brownian motion as the limit of a deterministic system of hard-spheres, Inventiones mathematicae 203 (2016), p. 493-553. L’article est disponible en ligne sur ArXiv.
[3] C’est Laure qui est responsable d’un des théorèmes les plus difficiles là-dessus qui est « Boltzmann converge vers Navier-Stokes », avec François Golse : « The Navier–Stokes limit of the Boltzmann equation for bounded collision kernels », Inventiones mathematicae 155 (2004), p. 81-161, disponible sur la page de François Golse.
[4] À propos du 6e problème de Hilbert, voir aussi cet article de Laure Saint-Raymond, de niveau un peu plus élevé.
[5] Si on veut être un peu plus chimiste ou physicien, on considère plutôt que les atomes ne se touchent pas vraiment, mais qu’il y a un potentiel d’interaction.
[6] C’est-à-dire qu’elle suit une loi normale.
[7] Regarder la « rétroaction » sur les autres particules est beaucoup plus compliqué et c’est précisément ça qu’on cherchait à faire au départ, et qu’on a fini par terminer l’an dernier. Dans ce cas, ce n’est pas la chaleur qu’on obtient, mais un système couplé Stokes-Fourier...
[8] Bien sûr, le diamètre de cette trajectoire va être de plus en plus grand, et il faut donc « dézoomer » d’un facteur adéquat pour continuer à voir quelque chose.
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Pour citer cet article :
Pierre-Antoine Guihéneuf, Isabelle Gallagher — «Le mouvement brownien» — Images des Mathématiques, CNRS, 2017
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