Le nombre Pi à la loupe (II)
Piste bleue Le 21 septembre 2019 Voir les commentaires (5)
Peut-on trouver n’importe quel nombre dans la suite des décimales de $\pi$ ?
Nous poursuivons notre exploration des décimales de $\pi$. D’étonnants phénomènes nous attendent...
Dans le premier volet de cette série, nous avons étudié les fréquences d’apparition des chiffres $0,1,\ldots,9$ parmi les décimales du nombre $\pi$. Nous avons constaté que ces dix fréquences d’apparition semblent converger vers la valeur commune de $0,\!1$ (ou $10\%$ si vous préférez) à mesure que l’on prend en compte de plus en plus de décimales. Si ce phénomène était avéré, cela impliquerait, en particulier, qu’il y a une infinité de $1$, une infinité de $2$,... et aussi une infinité de $9$ dans les décimales de $\pi$, ce qu’on ne sait pas non plus démontrer pour l’heure.
Rageant ? Certains diront : diabolique ! Amusons-nous un peu en prenant cette dernière assertion au pied de la lettre, et découvrons ensemble qu’effectivement $\pi$ a certains attraits maléfiques.
Le diable est dans $\pi$....
C’est bien connu, le nombre associé au Diable, c’est $666$. Eh bien si le nombre $\pi$ est d’inspiration diabolique, nul doute qu’on va trouver $666$ parmi ses décimales.
Scrutons les premières décimales de $\pi$ :
\[ \tiny
\begin{array}{rl}
\pi & = 3,
1415926535897932384626433832795028841971693993751058209749445923078164062862089986280348253421170679821480\\ &\quad 8651328230664709384460955058223172535940812848111745028410270193852110555964462294895493038196442881097566\\ &\quad 5933446128475648233786783165271201909145648566923460348610454326648213393607260249141273724587006606315588\\ &\quad 1748815209209628292540917153643678925903600113305305488204665213841469519415116094330572703657595919530921\\ &\quad 8611738193261179310511854807446237996274956735188575272489122793818301194912983367336244065664308602139494\\ &\quad 6395224737190702179860943702770539217176293176752384674818467669405132000568127145263560827785771342757789\\ &\quad 6091736371787214684409012249534301465495853710507922796892589235420199561121290219608640344181598136297747\\ &\quad 7130996051870721134999999837297804995105973173281609631859502445945534690830264252230825334468503526193118\\ &\quad 8171010003137838752886587533208381420617177669147303598253490428755468731159562863882353787593751957781857\\ &\quad 7805321712268066130019278766111959092164201989380952572010654858632788659361533818279682303019520353018529\\ &\quad 6899577362259941389124972177528347913151557485724245415069595082953311686172785588907509838175463746493931\\ &\quad 9255060400927701671139009848824012858361603563707660104710181942955596198946767837449448255379774726847104\\ &\quad 0475346462080466842590694912933136770289891521047521620569660240580381501935112533824300355876402474964732\\ &\quad 6391419927260426992279678235478163600934172164121992458631503028618297455570674983850549458858692699569092\\ &\quad 7210797509302955321165344987202755960236480665499119881834797753566369807426542527862551818417574672890977\\ &\quad 7727938000816470600161452491921732172147723501414419735685481613611573525521334757418494684385233239073941\\ &\quad 4333454776241686251898356948556209921922218427255025425688767179049460165346680498862723279178608578438382\\ &\quad 7967976681454100953883786360950680064225125205117392984896084128488626945604241965285022210661186306744278\\ &\quad 6220391949450471237137869609563643719172874677646575739624138908658326459958133904780275900994657640789512\\ &\quad 6946839835259570982582262052248940772671947826848260147699090264013639443745530506820349625245174939965143\\ &\quad 1429809190659250937221696461515709858387410597885959772975498930161753928468138268683868942774155991855925\\ &\quad 2459539594310499725246808459872736446958486538367362226260991246080512438843904512441365497627807977156914\\ &\quad 3599770012961608944169486855584840635342207222582848864815845602850601684273945226746767889525213852254995\\ &\quad 4{\color{red}6}{\color{red}6}{\color{red}6}73\ldots\ldots
\end{array}
\]
Ainsi $\pi$ est-il marqué au fer rouge au niveau de la 2434ième décimale par l’apparition de $666$ ! Vous n’êtes pas encore convaincu par le caractère diabolique de $\pi$ ? Bien, dans ce cas, allons plus loin et programmons un ordinateur pour déterminer si le motif $666$ se répète dans la suite des décimales. Je lance le programme, le ventilateur de mon ordinateur s’active quelques secondes, roulements de tambours,... on apprend qu’entre la première et la millionnième décimale, $666$ apparaît 937 fois.
Cette fois, ça paraît clair, tous ces $666$ ne peuvent être là par hasard, $\pi$ est maléfique !
Encore sceptique ? Diable, vous êtes durs à convaincre ! Voyons pour aller plus loin si $666$ apparaît plus souvent que d’autres motifs de $3$ chiffres. Prenons par exemple $007$ le matricule d’un célèbre espion britannique, $051$ le numéro d’une base américaine sujette à quelques théories fantaisistes à l’instar de 666, et enfin $476$ l’année retenue pour la chute de l’empire romain. Et plutôt que de compter le nombre d’apparitions des motifs $007$, $051$, $476$ et $666$ nous allons comparer les fréquences d’apparitions à mesure que l’on progresse dans la suite des décimales, exactement comme on a procédé dans le premier opus de cette série d’articles. Observons le graphique suivant qui montre l’évolution de ces fréquences.
On voit par exemple que $051$ apparaît plus souvent dans les premières décimales que $666$ : la présence de $666$ dans les décimales de $\pi$ ne semble plus si singulière. Mais là n’est pas l’essentiel bien sûr. Ce qu’il est important de constater c’est cet apparent phénomène de convergence, similaire à celui observé pour les fréquences d’apparition des chiffres $0,1,\dots,9$ qui convergent toutes vers $1/10$. Ici les fréquences d’apparition de $007$, $051$, $476$ et $666$ semblent toutes converger vers $0,\!001$ soit $1/1000$ ou encore $0,\!1\%$.
... tout comme votre date d’anniversaire
En fait, ce que l’on constate avec $007$, $051$, $476$ et $666$, la convergence de la fréquence d’apparition vers la valeur commune de $1/1000$, on pourrait l’observer également pour n’importe quel autre motif de $3$ chiffres. Tout se passe comme si chaque motif avait autant de chances qu’un autre d’apparaître à un moment donné. C’est parfaitement cohérent avec la valeur limite de $1/1000$ puisqu’il y a $1000$ motifs possibles de $3$ chiffres (pour s’en convaincre, on peut les énumérer : $000$, $001$, $002$,..., $997$, $998$, $999$).
Ce n’est pas tout, ce qui semble vrai pour les motifs de $3$ chiffres, semble l’être également pour des motifs plus longs.
Par exemple, on observe que la fréquence d’apparition de n’importe quel motif de $8$ chiffres, une date d’anniversaire par exemple, tend à se rapprocher de $1/10^8$. En conséquence, vous pouvez vous « attendre » à ce que votre date d’anniversaire apparaisse environ $1$ fois parmi les $10^8$ premières décimales de $\pi$, et environ $10$ fois parmi les $10^9$ premières décimales. Et en particulier, on s’attend (et c’est vérifié expérimentalement) à ce que les décimales de $\pi$ contiennent n’importe quelle date de naissance à $8$ chiffres ! Si vous brûlez de savoir à quel moment votre date de naissance apparaît dans $\pi$ pour la première fois, foncez sur
cette page !
Tout cela est bien intrigant si l’on y réfléchit : bien que $\pi$ soit défini de manière géométrique (le périmètre d’un cercle de diamètre $1$), sans qu’intervienne la notion de hasard, ses décimales apparaissent exactement comme si elles avaient été choisies aléatoirement.
Pour résumer ce qui a été dit, nous avons mis à jour une nouvelle conjecture qui englobe celle énoncée dans le précédent article :
Conjecture du trimestre : Prenons un nombre entier $n$ supérieur ou égal à $1$ quelconque. La fréquence d’apparition dans les décimales de $\pi$ d’un motif donné de $n$ chiffres converge vers $1/10^n$.
Voici une conséquence vertigineuse de cette conjecture, si elle venait à être démontrée. Prenez n’importe quel nombre, avec autant de chiffres que vous le souhaitez, il finira par apparaître dans la suite des décimales de $\pi$ ! Mais il faudra peut-être attendre très longtemps et si vous prenez un nombre très long, il risque de ne pas apparaître dans les premières décimales. Or jusqu’à présent, en 2019, on n’a calculé les décimales de $\pi$ « que » jusqu’à la $31 415 926 535 897$-ième.
Le nombre $\pi$ semble décidement exceptionnel, ses décimales contiendraient n’importe quel nombre ! Et pourtant, quelques tests laissent penser que de tels phénomènes ne sont pas propres à $\pi$. Par exemple, les décimales des nombres \[\sqrt{2}= 1,\!41421356237309\!\ldots,\] \[\sqrt{3}= 1,\!73205080756887\!\ldots,\] ou encore, si vous les avez déjà rencontrés,
du nombre d’or \[ \frac{1+\sqrt{5}}{2} = 1,\!61803398874989\!\ldots,\]
du nombre d’Euler \[e=2,\!71828182845904\!\ldots,\] et du logarithme népérien de $2$, \[\ln(2)= 0,\!693147180559945\!\ldots,\] semblent elles aussi obéir au même phénomène de convergence. Mais là encore on ne sait rien démontrer.
A ce stade, on a envie de faire le tri, et de distinguer les nombres dont les décimales se comportent ou non comme celles de $\pi$.
Nombres normaux
Un nombre qui vérifie la propriété énoncée dans la conjecture, donc dans les décimales duquel la fréquence d’apparition d’un motif quelconque de $n$ chiffres converge vers $1/10^n$ est appelé un nombre normal par les mathématiciens.
La conjecture du trimestre peut donc s’énoncer ainsi :
Conjecture : $\pi$ est un nombre normal.
Et comme je l’ai indiqué, on pense que $\sqrt{2}$ et $\sqrt{3}$ (ainsi que $e$ et $\ln(2)$) sont aussi normaux.
En revanche :
les nombres rationnels, ceux qui s’écrivent comme fraction de deux nombres entiers ne sont pas normaux.
En effet, on peut démontrer que la suite des décimales d’un nombre rationnel finit par devenir périodique. Cela signifie qu’un motif de un ou plusieurs chiffres va finir par se répéter indéfiniment, et cela interdit à de tels nombres d’être normaux.
Par exemple :
\[ \frac 13 = 0,\!333333333333333333333333333333\!\ldots\]
\[ \frac{22}7 = 3,\!142857142857142857\!\ldots\]
\[\frac {7309}{49500} = 0,\!14765656565\!\ldots\]
Mais pourquoi avoir choisi ce terme, normal ? Cela semble curieux, les nombres rationnels sont précisément les nombres que nous utilisons dans la vie de tous les jours. Observons par exemple que tous les nombres décimaux (ceux dont les décimales finissent par s’arrêter ou, si l’on préfère, finissent par valoir toutes $0$) sont des nombres rationnels. Dans ce théâtre de nombres, $\pi$, $\sqrt{2}$ et leurs comparses semblent faire figure d’exception et être plutôt anormaux.
Eh bien c’est une idée fausse ! Le choix de l’adjectif normal provient du résultat suivant qui a été démontré en 1909 par le mathématicien Emile Borel :
Théorème : presque tous les nombres sont normaux.
Toute la subtilité de cet énoncé d’aspect élémentaire réside dans le mot « presque ». Cela correspond à un concept mathématique bien défini mais qu’il est difficile d’appréhender en toute rigueur. Pour visualiser les choses, on peut se représenter les nombres comme les points d’une droite graduée où l’on a placé $-1$, $0$, $1$, $2$,...
A chaque point (infiniment fin) correspond un nombre, à chaque nombre correspond un point. On peut ajouter sur le dessin quelques nombres particuliers, les rationnels $1/2$, $1/3$, les nombres $\pi$ et $\sqrt{2}$.
Puis on pointe au hasard avec un stylo à mine ultra-fine un point de cette droite
Le théorème d’Emile Borel enseigne qu’en procédant ainsi vous avez toutes les chances de tomber sur un nombre normal. Les mathématiciens disent même 100% de chances, assertion pour le moins troublante !
On touche là à des questions délicates mais fondamentales de la théorie des nombres dits réels. Aux esprits téméraires que tout cela intrigue, je recommande chaleureusement la lecture de l’article de Philippe Colliard paru récemment sur le site.
Concluons cet article sur cet étrange paradoxe : bien que le théorème de Borel garantisse qu’il y a beaucoup de nombres normaux, il est difficile d’exhiber de tels nombres. Comme nous l’avons vu, la normalité de nombres disons familiers reste du domaine de la conjecture. Néanmoins on peut construire un nombre normal en fixant, astucieusement, les valeurs de chaque décimale. Le plus simple construit sur ce principe est le nombre
de Champernowne (du nom de son inventeur David Gawen Champernowne) :
\[0,\!123456789101112131415\!\ldots\]
C’est le nombre dont les décimales correspondent à la suite des nombres entiers écrits les uns à la suite des autres ! La démonstration du fait qu’il est normal est élémentaire, au sens où elle n’emploie pas d’outils mathématiques sophistiqués, mais n’est pas si facile. Plus étonnant, le nombre
\[ 0,\!23571113171923293137\!\ldots\]
dont les décimales correspondent à la suite des nombres premiers est aussi normal ! C’est une conséquence d’un théorème plus général dû aux mathématiciens Paul Erdös et Arthur Herbert Copeland en 1946. D’autres techniques permettant de construire des nombres normaux font l’objet de travaux tout récents d’une très grande technicité. La normalité n’a pas fini de passionner les mathématiciens et de faire couler de l’encre !
L’auteur remercie chaleureusement les relecteurs de cet article dont les noms ou les pseudos sont Shalom Eliahou, Yoann Soyeux, Gilles Damamme, Bernard Lalanne et nakhil.
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Pour citer cet article :
Bruno Martin — «Le nombre Pi à la loupe (II) » — Images des Mathématiques, CNRS, 2019
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