Le papillon et la tornade

Le 26 février 2020  - Ecrit par  Carlos Madrid Voir les commentaires

Cet article a été écrit en partenariat avec L’Institut Henri Poincaré


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En 2013, l’Institut Henri Poincaré et Images des Mathématiques avaient uni leurs efforts pour superviser la réédition de la collection Le monde est mathématique, publiée par RBA en partenariat avec Le Monde. En 40 ouvrages, cette collection de qualité, issue d’un projet collectif de mathématiciens espagnols, vise à présenter, à travers une grande variété de points de vue, de multiples facettes des sciences mathématiques, sous un aspect historique, humain, social, technique, culturel ...
Reprise et améliorée au niveau de la forme, cette édition avait été entièrement lue et corrigée par l’équipe d’Images des Mathématiques ; des préfaces et listes bibliographiques rajoutées.

En 2019, cette collection est de nouveau éditée, présentée par Étienne Ghys et distribuée par L’Obs.

Chaque semaine, à l’occasion de la sortie d’un nouveau numéro de la série, un extrait sélectionné sera présenté sur Images des Mathématiques. Il sera également accompagné du sommaire du livre et d’une invitation à prolonger votre lecture.

Extrait du Chapitre 3 - Monsieur le mathématicien, qu’est-ce exactement que le chaos déterministe ?

Yahvé : – Qui pourrait compter la poussière de Jacob ?
Qui pourrait dénombrer la nuée d’Israël ?
Nombres, XIII 10
 
Méphistophélès : – Qui sait comment vont rouler
les dés à partir de maintenant ?
Johann Wolfgang von Goethe, Faust

Une fois n’est pas coutume, Dieu et le diable sont d’accord sur un point : la capacité
humaine de prévision est irrémédiablement limitée… La théorie de la relativité
d’Einstein élimina de la physique de Newton l’illusion d’un espace et d’un temps
absolus. La théorie quantique de Planck, Bohr et Heisenberg détruisit le rêve de
procédés de mesure contrôlables, et la théorie du chaos balaya sur son passage la
chimère de la prévisibilité infinie.

Mais admettre comme principe de base qu’il est impossible de prédire le comportement
de plusieurs systèmes sur de longues périodes, du fait de l’extrême instabilité
de leurs équations de mouvement, constitua un véritable bouleversement
de la pensée traditionnelle. Ce comportement est très complexe, il n’est dû ni à des
bruits externes, ni à une grande marge de liberté, ni même aux effets quantiques.
Les équations sont déterministes mais les solutions ont des propriétés stochastiques.
C’est ce que l’on appelle le « chaos déterministe ». Dans ce chapitre, nous
allons
essayer d’expliquer ce concept en termes mathématiques. En effet, comme
le dit Charles Darwin, « les mathématiques semblent lui conférer un nouveau sens,
un sixième
sens ».

Chaos et complexité

Pendant des décennies, les systèmes chaotiques et les systèmes complexes ont été
les grands oubliés de la science institutionnelle. Au XXe siècle, la science nous a
rapprochés des fondements de l’Univers, de l’espace-temps et du microcosme de la
mécanique quantique (la table de jeu). La science actuelle nous permet de mieux
comprendre comment s’organise notre propre réalité (les pions du jeu). Mais la
véritable grandeur de la science se mesure finalement à son utilité et ce n’est que
maintenant, au début du XXe siècle, que nous commençons à valoriser la théorie
du chaos et l’étude de la complexité.

En réalité, la théorie du chaos n’est que l’un des domaines des sciences de la
complexité. Il en existe bien d’autres, comme la géométrie fractale, la théorie des
catastrophes, la logique floue, etc. On dit que les systèmes étudiés par la théorie
du chaos sont difficiles à décrire parce qu’ils sont à mi-chemin entre l’ordre et
le désordre, « entre le cristal et la fumée ». En effet, les systèmes très ordonnés
comme un cristal ou très désordonnés comme la fumée sont simples et faciles à
décrire, alors que les systèmes intermédiaires présentent une extrême complexité.
Les systèmes chaotiques, en particulier, sont des systèmes déterministes non
linéaires qui ne se comportent pas périodiquement, ce qui les rend imprévisibles.
Un proverbe chinois dit que le battement d’ailes d’un papillon peut être perçu
de l’autre côté du monde. De même, le mathématicien français Blaise Pascal
affirma que si le nez de Cléopâtre avait été plus court, la face du monde en
aurait été changée : Octave serait tombé amoureux de Cléopâtre et ne serait
ainsi pas devenu le premier empereur romain. De plus, comme nous allons le
voir par la suite, les systèmes chaotiques sont omniprésents : ils apparaissent en
mathématiques, en physique, en astrophysique, en météorologie, en biologie, en
médecine… Nous pouvons affirmer que tous les systèmes réels ou presque ont
une dynamique chaotique.

Systèmes dynamiques

Nous avons vu précédemment que le chaos est un phénomène étudié dans le
cadre de la théorie mathématique des systèmes dynamiques. Mais qu’est-ce qu’un
système dynamique ? Il s’agit d’un modèle mathématique, utilisé en général en
sciences naturelles ou sociales, consistant en une équation qui décrit l’évolution
de l’état du système au cours du temps.

Les systèmes dynamiques peuvent être discrets ou continus. Dans les systèmes
discrets, le temps varie petit à petit, ou pas à pas $(t = 0, 1, 2, 3…)$. De cette façon,
un système dynamique discret est décrit formellement par une équation aux
différences qui n’est en fait qu’une formule servant à calculer le terme suivant à
partir d’un terme de départ, et ainsi de suite à l’infini, ce qui donne une série de
nombres. En résumé, une équation aux différences est donc une équation de la
forme :
\[x_{n+1} = f (x_n)\]
où $f$ est une fonction qui permet de calculer $x_{n+1}$ à partir de $x_n$. En d’autres termes,
elle permet de calculer $x_1$ à partir de $x_0$, $x_2$ à partir de $x_1$, $x_3$ à partir de $x_2$, etc. C’est
donc une formule qui donne la valeur de la variable en fonction de sa valeur précédente.
Étant donné une condition initiale $x_0$, la solution du système dynamique
est la trajectoire ou l’orbite ${x_{0}, x_{1}, x_{2}, x_{3}…}$ obtenue en appliquant $f$ plusieurs fois de suite à $x_0$.

En revanche, dans les systèmes dynamiques continus, le temps n’est pas discret
mais évolue d’une façon continue, comme dans la réalité. Les systèmes dynamiques
continus sont décrits par des équations différentielles, comme nous l’avons vu dans
les deux chapitres précédents. Ce sont des formules qui expriment le taux de variation
de la variable représentative en fonction de sa valeur actuelle. Dans notre étude
mathématique du chaos, nous allons nous concentrer, pour simplifier, sur l’étude
des systèmes dynamiques discrets, qui sont au cœur de la question.

Il existe un théorème qui dit qu’un système dynamique continu est chaotique
si et seulement s’il existe une section de Poincaré dans laquelle on peut définir un
système dynamique discret lui aussi chaotique.

Parmi les systèmes dynamiques discrets, il existe une classe particulièrement
importante : les systèmes non linéaires. Un système est linéaire si la fonction $f$ est
linéaire, c’est-à-dire de degré $1$, soit de la forme $f (x) = ax + b$. En revanche, si la
fonction f est non linéaire, donc de degré supérieur à 1, par exemple, de la forme
$f (x) = ax^{2} + bx + c$, le système n’est pas linéaire.
Dans les systèmes dynamiques non linéaires, bien que la valeur des grandeurs
soit déterminée par la valeur à l’instant précédent (on dit que le système est déterministe),
les valeurs de sortie (« output ») ne sont pas proportionnelles aux valeurs
d’entrée («  input »). Ainsi, des changements microscopiques des conditions
initiales peuvent occasionner des changements macroscopiques des états finaux.

Cette disproportion
entre causes et effets se manifeste par des comportements très
variés : certains définissent un point fixe, d’autres des orbites périodiques, d’autres
encore des orbites quasi périodiques et même des orbites… chaotiques !

Différents types de systèmes dynamiques non linéaires (stationnaires, périodiques et chaotiques), représentés en fonction d’une série temporelle de valeurs (à gauche) ou par leurs trajectoires dans le diagramme des phases (à droite).

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Sommaire du livre

Pour aller plus loin

Voici quelques articles sur ce sujet :

Post-scriptum :

L’extrait proposé est choisi par le préfacier du livre : Etienne Ghys. Celui-ci répondra aux commentaires éventuels.

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Pour citer cet article :

Carlos Madrid — «Le papillon et la tornade» — Images des Mathématiques, CNRS, 2020

Crédits image :

Image à la une - Marion Bucciarelli
img_10604 - Carlos Madrid

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