Le phénomène de Gibbs
Piste bleue Le 5 janvier 2017 Voir les commentaires (1)
Il y a quelques mois, je suis allé voir l’exposition Le triomphe de la couleur à Rio de Janeiro [1]. Voici une partie de la description disponible sur le site internet du musée d’Orsay :
L’exposition Le triomphe de la couleur, De Van Gogh à Matisse, les collections du musée d’Orsay et de l’Orangerie montre comment la couleur, à la fin du XIXe siècle, se libère de la réalité sensible avec l’application des théories scientifiques sur les complémentaires et le mélange optique. Lié à Seurat et Signac, Van Gogh adopte pendant son séjour à Paris en 1886-1887 le chromatisme pur et la division de la touche des peintres néo-impressionnistes.
Les impressionnistes, et leurs héritiers, ont donc recours à des techniques picturales nouvelles, pas forcément fidèles à la réalité, mais rendant compte du mouvement ou du relief. Par exemple, pour rehausser des contrastes, certains peintres utilisent le cloisonnisme, qui consiste à séparer les zones de couleur par des traits foncés. Des artistes comme Émile Bernard, Louis Anquetin, Paul Gauguin, Paul Sérusier, Paul Cézanne, Vincent Van Gogh ou encore Fernand Léger ont largement utilisé cette technique.
Lors de cette exposition, j’ai été surpris par un détail d’une toile d’Hippolyte Petitjean, intitulée Jeune femme debout.
- Hippolyte Petitjean, Jeune femme debout
On y voit clairement le bord gauche de la robe de la femme faire « vibrer » la couleur du mur beige en arrière-plan. Cette vibration est typique d’un phénomène bien connu en traitement de l’image : le phénomène de Gibbs.
- Zoom sur la partie de la toile en question
Mettez-vous dans la peau du peintre : vous voulez mettre en valeur un changement de ton, par exemple avec du beige à gauche et du violet à droite, comme sur la toile de Petitjean. Une technique consiste à exagérer artificiellement le contraste près de ce changement de ton. Vous pouvez par exemple mettre des touches de beige plus clair juste à gauche de l’interface entre le beige et le violet. Mais ce beige est trop clair par rapport à la réalité, et pour compenser vous allez peindre, juste à gauche de ces touches de beige clair, des touches de beige un peu plus foncé. Et ainsi de suite, le parti pris de ne peindre que par traits de pinceau relativement grossiers fait que les contrastes nets se mettent à vibrer, par des vagues alternant clair et foncé. Et ce phénomène peut s’observer chez d’autres peintres, pas forcément pointillistes : deux exemples ici, avec Claude Monet et Paul Cézanne.
- Claude Monet, extrait des Nymphéas, les deux saules
- Une astuce pour bien voir le phénomène de Gibbs ici : se mettre assez loin de l’image, ou bien la regarder en posant son regard loin, pour la rendre un peu floue.
- Paul Cézanne, Les Joueurs de cartes
Il se passe exactement la même chose avec les images numériques trop compressées (par exemples en JPEG) : lorsqu’on compresse une image, on demande à l’ordinateur de travailler avec une résolution grossière. Dans ce cas, l’ordinateur fait ce qu’il peut pour recréer, avec cette mauvaise résolution qu’il a à sa disposition, les interfaces contrastées éventuellement présentes dans l’image initiale. Et en général, la solution qu’il trouve est similaire à celle des peintres : il va faire apparaître des halos vibrants autour de ces interfaces. En traitement de l’image, ce phénomène est appelé suroscillation (ringing en anglais) ou bien phénomène de Gibbs.
- Le phénomène de Gibbs en traitement de l’image
- À gauche : image initiale. À droite : image correspondante compressée (« sous-échantillonnée »), où on n’a gardé qu’un petit nombre de coefficients de Fourier.
Et on n’a pas le choix : il a même été démontré qu’il est impossible d’éviter ce type d’artefacts. C’est une propriété inhérente à la reconstruction des séries de Fourier (la théorie mathématique des signaux périodiques, voir le bloc dépliant ci-dessous) de fonctions discontinues. En termes savants, il n’y a pas convergence uniforme des séries de Fourier tronquées vers le signal initial lorsque celui-ci présente des discontinuités [2]. Et ce sont ces mêmes séries de Fourier tronquées qui sont utilisées lors de la compression d’images JPEG (voir le bloc dépliant ci-dessous) ; le même type d’idées sert à la compression de sons comme avec le format MP3, où ce phénomène est appelé pré-écho.
- Phénomène de Gibbs pour le signal en créneau
- On a beau augmenter la précision de l’approximation par les séries de Fourier tronquées, on aura toujours des artefacts près des discontinuités de la fonction. Ici, reconstructions aux ordres 10, 50 et 250 du signal en créneau.
À l’époque de ces peintures (la toile de Petitjean date de 1894), le phénomène de Gibbs était encore largement méconnu (il a été découvert par Henry Wilbraham en 1848 — mais la publication est passée complètement inaperçue à l’époque — puis redécouvert indépendamment en 1898 par John Willard Gibbs et étudié rigoureusement en 1906 par Maxime Bôcher). Le lien entre ce phénomène de Gibbs et les vibrations visibles sur certaines de ces toiles est permis par l’analogie avec le comportement des images numériques de mauvaise qualité, qui n’ont commencé à circuler qu’environ un siècle plus tard. Les peintres de cette époque étaient bien en avance sur leur temps !
Je tiens à remercier les relecteurs de cet article : Romain Dujardin, alchymic666, janpol3, Serma, Eric Heurtain et Michaël Bages.
Notes
[1] J’admets que c’est un peu paradoxal, pour un français, d’aller voir de l’autre côté de l’atlantique des peintures habituellement exposées à Paris !
[2] Plus précisément, si $f$ est une fonction périodique discontinue en $x$ (mais, disons, continue par morceaux), alors il existe une suite de points $x_n$ tendant vers $x$ tels que si on note $f_n$ la série de Fourier de $f$ tronquée au $n^{\text{ème}}$ coefficient, alors la distance entre $f_n(x_n)$ et $f(x_n)$ reste supérieure à une constante dépendant uniquement du saut de discontinuité de $f$ en $x$.
[3] En fait, cela n’est vrai que sous certaines conditions sur la fonction $f$, par exemple qu’elle soit assez régulière. Il y a aussi plusieurs types de convergence, la plus naturelle (pour le mathématicien) étant celle de la convergence quadratique, la plus forte celle de la convergence uniforme. Pour plus de précisions, voir la page Wikipédia sur les séries de Fourier.
[4] En fait, de blocs de taille $8\times 8$ dans l’image, mais peu importe.
[5] En fait, on calcule la transformée en cosinus discrète, car celle-ci permet d’éviter l’apparition de phénomène de Gibbs au niveau des bords de l’image !
[6] Plus précisément, si $c_n$ est le $n^{\text{ème}}$ coefficient de Fourier, alors on va garder en mémoire le nombre entier $\lfloor c_n q_n \rfloor$, où $\lfloor x \rfloor$ désigne la partie entière du nombre $x$, et $q_n$ est un nombre entier choisi une fois pour toutes et commun à toutes les images. Pour la décompression, il suffit de diviser l’entier obtenu par $q_n$. Le lecteur attentif aura remarqué que la transformée de Fourier discrète est 2-dimensionnelle : l’indice $n$ est en fait un multi-indice constitué de 2 entiers, et les coefficients $q_n$ sont en fait les coefficients d’une matrice, appelée matrice de quantification, choisie de manière empirique.
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Pour citer cet article :
Pierre-Antoine Guihéneuf — «Le phénomène de Gibbs» — Images des Mathématiques, CNRS, 2017
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Commentaire sur l'article
Le phénomène de Gibbs
le 16 janvier 2017 à 22:40, par swalter62