Le pliage du papier et l’histoire des mathématiques
Piste bleue Le 30 janvier 2020 Voir les commentaires (1)
En prenant un morceau de papier et en le pliant, on obtient une ligne droite. Ceci peut être considéré comme une opération surprenante, car d’une part, on peut imaginer apprendre la géométrie ou effectuer des constructions géométriques sans avoir besoin d’autres instruments. Mais cette création de la ligne droite est également surprenante car personne n’apprend habituellement à l’école une géométrie qui soit basée sur le pliage du papier. La question qui se pose est : pourquoi ? Pourquoi, dans la façon dont la géométrie a été développée et considérée pendant des siècles, cette opération matérielle et plutôt simple appelée « pliage » n’a-t-elle pas été prise en compte, alors que d’autres instruments l’ont été ?
Cette marginalisation d’une pratique, qui aurait pu être considérée comme pratique mathématique, se retrouve déjà dans la liste des instruments présentés dans le dialogue socratique « Philèbe » écrit au IVe siècle av.J.-C. par Platon. Dans notre contexte « Philèbe » (56b-c) est d’une importance particulière ; Socrate explique pourquoi l’architecture a un degré de précision beaucoup plus élevé que les autres professions. La raison en est que cette profession utilise certains instruments (« ὀργάνοις ») :
Socrate : L’architecture, qui fait usage d’un très grand nombre de mesures et d’instruments, en retire, je crois, cet avantage qu’elle a beaucoup de justesse et qu’elle est plus scientifique que la plupart des arts.
Protarque : En quoi ?
Socrate : Dans la construction des vaisseaux et des maisons et dans beaucoup d’autres ouvrages en bois ; car elle se sert, je pense, de la règle, du tour, du compas, du cordeau […] » [1]
La règle et le compas sont évidemment mentionnés, ainsi que leurs équivalents, fabriqués en corde ; en effet, il est bien connu que pour tracer un cercle, on peut fixer une extrémité d’un segment d’une corde finie et tendue, puis tracer le cercle avec son autre extrémité, en le bougeant. Une corde bien tendue peut également être utilisée pour tracer des lignes droites. Mais créer une ligne droite en pliant un papier, ou dans le cas du grec ancien - plier un papyrus - n’est même pas mentionné.
Si l’on considère l’Égypte ancienne, d’où le papyrus a été adopté par les Grecs, deux aspects doivent être soulignés. Le premier est que les anciens Égyptiens utilisaient la tige du papyrus pour fabriquer surtout du papier, qui était le principal matériau d’écriture de l’Égypte ancienne. Mais le papyrus n’était pas seulement utilisé pour l’écriture ; de plus, dès le IIIe siècle de notre ère, le papyrus avait déjà commencé à être remplacé en Europe par le vélin, ou parchemin, qui était moins coûteux [2]. Cela indique que la variété des usages du papyrus, ainsi que ses coûts, peuvent avoir entravé sa considération comme une pratique matérielle pour les mathématiques. Avec l’arrivée du papier en Europe, dont la production a été plus facile, on a pu noter également un changement dans la façon dont il a été considéré comme une pratique mathématique – comme nous le verrons plus tard avec Dürer.
Deuxièmement, si les Grecs ont adopté le papyrus d’Égypte, on peut déjà supposer en Grèce ancienne un oubli des pratiques ; on doit souligner par ailleurs que déjà en Égypte ancienne l’opération du pliage était considérée symboliquement. Myriam Krutzsch a montré comment les différentes formes de papyrus pliants en Égypte ancienne étaient associées à différents types de textes (c’est-à-dire que différents types de pliages étaient associés aux listes, aux reçus, aux lettres et aux textes sacrés et magiques) [3]. Les textes magiques égyptiens étaient toujours pliés de telle sorte qu’aucun côté ouvert ne soit visible. Ainsi, on y reconnaissait déjà la signification symbolique du pliage d’un papyrus. Cependant, on peut affirmer que le Papyrus, en raison des méthodes de production, n’aurait pu être plié que dans quelques directions particulières, et que tous les plis ne pouvaient donc être produits. Reconnaissant le bien-fondé de cette affirmation, je voudrais donc examiner le pliage du papier.
Le pliage du papier (contrairement au papyrus) est une pratique manuelle et matérielle ancienne, du moins depuis l’apparition du papier ; on le trouve soit en Extrême-Orient sous la forme d’un contexte cérémoniel, ou du pliage formel du papier pour la décoration [4], soit dans la tradition européenne de recherche systématique du dépliant du polyèdre, une tradition dont on peut voir les débuts dans le livre d’Albrecht Dürer Unterweysung der Messung (Instructions pour la mesure à la règle et au compas des lignes, plans et corps solides) publié en 1525 (voir fig. 1) [5].
- Figure 1 : Patron de Dodécaèdre selon Albrecht Dürer (1525)
Dürer utilise le pliage pour construire un objet géométrique tridimensionnel. En regardant de plus près l’usage de Dürer des verbes « schleusen » ou « zůsamen legen » (« plier ») [6], on peut supposer qu’il a commencé avec un patron déplié et l’a ensuite plié pour obtenir un polyèdre fermé. C’est-à-dire, qu’en plus du dessin de polyèdres en perspective, Dürer et ses disciples (par exemple, Wolfgang Schmid, Augustin Hirschvogel, Daniele Barbaro) ont également souligné l’action manuelle, matérielle du pliage [7]. L’approche de Dürer, qui systématisait le pliage (ou développement) du patron des polyèdres, suggère aussi que le papier était d’une qualité assez satisfaisante (par rapport au papyrus) pour être plié dans toutes les directions. Par conséquent, la méthode n’était pas seulement théoriquement faisable, mais aussi matériellement applicable. C’est à peu près à la même époque (au début du XVIe siècle) qu’une tradition d’instruments en papier a commencé à émerger en Europe [8]. Du début du XVIe au XIXe siècle, ces instruments ont été utilisés non seulement pour la formation mathématique et scientifique, mais aussi pour la diffusion des connaissances mathématiques ; cependant ils n’ont pas été conçus comme des instruments pouvant résoudre des problèmes mathématiques [9]. Les activités de pliage du papier ont été intégrées explicitement,dans les mathématiques récréatives au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, comme un moyen de communiquer les connaissances mathématiques aux classes alphabétisées de la population. En commençant par la Récréation mathématique de 1624 de Leurechon, qui ne contenait aucun exercice concernant le pliage du papier, on peut voir comment deux autres traditions – l’une de Dürer d’une part et le pliage de serviettes d’autre part – ont incité et influencé l’intégration du pliage dans les livres et manuscrits suivants de mathématiques récréatives, notamment ceux de Georg Philipp Harsdörffer et de Daniel Schwenter. Le plus intéressant est la remarque, faite en 1652, de Harsdörffer concernant la connaissance, qui peut être transmise par le pliage comme une activité manuelle, en se référant à la fig. 2 : « Beaucoup de choses peuvent être dites et non dessinées : Beaucoup de [choses] peuvent être peintes et ne pas être dites : Beaucoup de [choses] ne peuvent s’exprimer, ni par la peinture, ni par les mots / parmi ceux-ci, il y a aussi beaucoup d’œuvres de pliage. » [10] Il s’agit ici d’une pratique manuelle, qui transmet des connaissances mathématiques, bien que son mode de transmission ne soit ni symbolique ni imaginatif.
- Figure 2 : Formes géométriques pliées, ici des serviettes, par G.P. Harsdörffer (1652)
Si c’est bien le cas, pourquoi le pliage du papier a-t-il été à peine pris en compte par des géomètres, mais aussi par les historiens des mathématiques ? Une réponse possible réside déjà dans la façon dont Dürer l’envisageait. L’activité de pliage dépend essentiellement de la matérialité, elle nous rappelle constamment que les mathématiques - ou du moins certaines activités mathématiques - ne sont pas aussi abstraites qu’on voudrait le croire. Mais il y a un problème plus profond, pourrait-on dire. Le problème est la relation entre l’activité de pliage et la ligne qui est obtenue comme le pli. Comme nous l’avons vu avec la citation de Philèbe, le dessin d’une ligne employait soit une corde tendue, soit une règle. Le pli, à l’inverse, crée une ligne, alors que la règle suppose son existence et sa constructibilité. Cet aspect de la création peut être vu par le fait que la matière à plier (papier, papyrus), bien qu’elle ne soit généralement pas faite pour « produire » une ligne droite, n’est pas comme la règle, dont le seul but est la production de telles lignes. Mais c’est précisément cette production présupposée qui pose problème. La construction de la règle elle-même dépend matériellement d’un autre instrument, qui est capable de produire des lignes droites, sans être composé de telles lignes en premier lieu. Le pliage d’un papier produit ces lignes sans aucune supposition ; il les crée ex nihilo, et ce à l’aide d’un mouvement d’un objet bidimensionnel (papier) dans un espace tridimensionnel, créant une ligne unidimensionnelle. On peut déjà noter que pour conceptualiser mathématiquement et correctement l’action de plier, il faudrait aussi considérer, au moins implicitement, après avoir accepté de créer ex nihilo, une conception de l’espace plus compliquée que celle que l’on trouve dans l’Antiquité ou au Moyen Âge, en considérant un mouvement de surfaces dans l’espace.
Cependant, si l’on ne regarde que mathématiquement le pliage du papier, qu’est-ce que l’on peut construire avec lui ? Comme on l’a déjà dit, les constructions géométriques par pliage de papier, même lorsqu’elles étaient prises en considération, n’étaient pas considérées comme capables de résoudre les problèmes, et encore moins les problèmes de l’Antiquité, comme la duplication du cube or la trisection de l’angle. Il est bien connu que le problème délien – le problème de la duplication du cube – équivaut à la construction d’un segment de longueur $\sqrt[3]{2}$, compte tenu d’un autre segment de longueur 1. En 1837, Pierre Wantzel a prouvé que si l’on construit des segments uniquement avec une règle et un compas, alors construire un segment d’une telle longueur est impossible. Sa preuve n’est devenue connue dans la communauté mathématique seulement au début du XXe siècle [11]. Toutefois, en 1934, la mathématicienne italienne Margherita Beloch a prouvé - en tenant compte du livre de Tandalam Sundara Row de 1893 Geometric Exercises in Paper Folding - que quand on utilise seulement le papier et le pliage, on peut en fait construire un segment de longueur $\sqrt[3]{2}$. Dans cet article, je vais présenter plusieurs exemples de la façon dont le pliage a été utilisé par les mathématiciens au XXe siècle, afin de prouver et de résoudre des problèmes. Par conséquent, je vise à montrer que malgré la marginalisation de cette méthode, elle a réussi à trouver son chemin dans les mathématiques.
(1) Le livre de Tandalam Sundara Row Geometric Exercises in Paper Folding (1893)
En 1893, le livre influent de Tandalam Sundara Row Geometric Exercises in Paper Folding a été publié à Madras, Inde. Comment Row a-t-il modifié notre compréhension mathématique du pliage de papier ? En examinant l’introduction du livre, il est clair que Row a été influencé par des objets ludiques de Friedrich Froebel, et en particulier par la conception du pliage de Froebel. Row indique que : “[t]he idea of this book was suggested to me by Kindergarten Gift No. VIII. – Paper-folding. The gift consists of 200 variously coloured squares of paper, a folder, and diagrams and instructions for folding. The paper is coloured and glazed on one side.” [12]
Une des premières activités suggérées par Row est la suivante : à partir d’un carré, dont le côté est 1, Row plie le papier le long des quatre segments reliant les points centraux des côtés adjacents, obtenant ainsi un carré plus petit, dont l’aire est la moitié du carré d’origine. En ouvrant le papier plié, il note :
Each square leaves 1/2 of the next larger square, i.e., the four triangles left from each square are together equal to half of it. The sums of all these triangles increased to any number cannot exceed the original square, and they must eventually absorb the whole of it. (p. 4-5)
Puisque la somme des surfaces des triangles restants est égale à la surface de l’ensemble du carré original (voir fig. 3), Row démontre : $0.5 + 0.25 + 0.125 + … = 1$, ou $\sum_{n=1}^\infty (\frac{1}{2})^n = 1$. Il est essentiel de noter que pour Row, il n’est pas nécessaire de justifier sa formule par un raisonnement algébrique-symbolique. La preuve de Row de la convergence de la série géométrique est fournie par le pliage, et elle ne s’appuie pas sur d’autres pratiques ou traditions mathématiques (comme l’algèbre).
- Figure 3 : Droite : le papier plié de Row après trois plis consécutifs (1893) Gauche : La même figure a été pliée et photographiée dans la réédition du livre de Row aux États-Unis (1901)
Après avoir montré l’égalité ci-dessus dans le chapitre I de son livre, le reste du livre traite d’autres sujets : diverses séries, polygones de pliage, sections coniques, pour ne donner que quelques exemples. Row a aussi montré le lien entre le pliage et le tracé d’une parabole, qui était, à cette époque (mais aussi aujourd’hui), vraiment novateur ; examinons de plus près cette construction.
(2) Construction de la parabole par Row
Explicitement, étant donné une droite l et un point S , qui n’est pas situé sur l (les deux donnés sur une feuille de papier), les différents pliages de la droite l sur S créent des plis tangents à la même parabole (voir fig. 4 ; la droite l est dans la figure 4 le côté horizontal plus bas du carré) ; la parabole obtenue a comme directrice la droite l et comme foyer le point S, ou autrement formulé cette parabole est l’enveloppe des différents plis ; Row n’utilise pas cette terminologie, qui était bien connue à cette époque.
- Figure 4 : Illustration de la manière de plier une tangente à une parabole par Row (1893)
Row explique cette construction comme suit :
The above figure shows how a parabola can be marked on paper. The edge of the square […] is the directrix, A the vertex, and S the focus. Fold through XAS and obtain the axis. Divide the upper half of the square into a number of sections by lines parallel to the axis. These lines meet the directrix in a number of points. Fold by laying each of these points on the focus and mark the point where the corresponding [...] line is cut. The points thus obtained lie on a parabola. The folding gives also the tangent to the curve at the point, e.g., PF. (p. 88)
Row utilise la définition géométrique traditionnelle de la parabole vue comme l’ensemble des points dont la distance à un point donné S, appelé foyer, est égale à la distance à une droite donnée, appelée directrice. Cette définition permet à Row de construire matériellement un ensemble de points reposant sur la parabole par pliage. Mais pourquoi le point $P$ est effectivement sur la parabole ? C’est parce qu’étant à égale distance de la directrice et du foyer $S$, le point $P$ est sur la médiatrice du segment $SM$, où $M$ est le point de la directrice à la verticale de $P$, et que cette médiatrice est exactement la droite de pli, par définition. [13]
(3) Le pli de Beloch (1934)
Deux ans après la publication du livre de Row, Felix Klein mentionne le mathématicien indien dans son livre de 1895, Vorträge über ausgewählte Fragen der Elementargeometrie :
A Hindu mathematician, Sundara Row, of Madras, published a little book Geometrical Exercises in Paper Folding, in which [this] idea is considerably developed. The author shows how by paper folding we may construct by points such curves as the ellipse, etc. (p. 42)
Le livre de Klein a été traduit en 1897 en anglais et sa remarque a suscité un intérêt, ce qui a provoqué une republication du livre de Row aux États-Unis. En 1901, une nouvelle édition du livre de Row a été publiée à Chicago, ce qui a entraîné une popularisation des mathématiques du pliage du papier. La mathématicienne italienne Margherita Piazzolla Beloch (1879–1976) était l’une des mathématiciennes à avoir suivi cette nouvelle géométrie [14].
Avec les travaux de Beloch, qui était familiarisée avec le travail de Row grâce à la citation de Klein, le problème délien - la construction d’un segment dont la longueur est $ \sqrt[3]{2}$ - a été résolue par le pliage du papier. En effet, Beloch a montré que la géométrie du pliage permet des constructions géométriques « du troisième degré ». On peut ainsi dire qu’elle permet la trisection de l’angle, ce qui a été démontré par Hisashi Abe en 1980 [15]. On rappelle que le pliage d’un point sur une ligne équivaut à trouver une tangente à une parabole. Par conséquent, plier deux points différents sur deux lignes différentes équivaut à trouver une tangente commune à deux paraboles, ce qui est toujours possible ; ce fait peut être prouvé en utilisant les méthodes de la géométrie analytique [16], un raisonnement que Beloch a utilisé librement, et que Row n’a pas utilisé. L’intuition fondamentale de Beloch en 1934 a été d’identifier exactement la possibilité de ce pliage :
Le pli de Beloch : Étant donnés deux points P1 et P2 et deux lignes L1 et L2, on peut faire un seul pli qui place P1 et P2 sur L1 et L2 simultanément. [17]
Comment Beloch a-t-elle construit un segment de longueur $ \sqrt[3]{2}$ ? Elle a pris les points $A=(-1,0)$ et $B=(0,-2)$ et les a pliés sur les lignes $x=1$ et $y=2$. Elle a ensuite prouvé que l’intersection de ce pli (la ligne pointillée à la figure 5) avec l’axe des x est le point $C=(0, \sqrt[3]{2})$.
- Figure 5 : Construction par Beloch de la racine cubique de 2.
Comme Beloch le mentionne dans son article de 1934, étant donné deux points et deux lignes « il suffit de plier le papier » de telle manière pour trouver le pli désiré, ou bien « l’opération expliquée peut être faite avec la même facilité et précision avec un dessin ordinaire » [18]. C’est-à-dire que pour les cas particuliers, on peut manipuler le papier pour s’assurer que le pli peut effectivement être effectué. Cependant, pour justifier le cas général, c’est-à-dire qu’il est toujours possible de plier deux points différents sur deux lignes différentes, Beloch se tourne vers une autre pratique de raisonnement, basée sur des calculs de géométrie analytique [19]. Cet entrelacement de différents types de raisonnement, dans ce cas matériel et algébrique, nous donne une leçon importante : le raisonnement par pliage de papier comprend de multiples facettes.
Inutile de dire que les constructions de 1934 de Beloch pourraient être considérées comme une surprise mathématique de taille. Cependant, elles ont été complètement oubliées. Une explication simple pour cet oubli serait que pendant les années 1930, lorsque la construction de segments n’était pas au centre de l’intérêt mathématique, Beloch faisait certainement figure d’exception. Toutefois, d’autres raisons, ainsi qu’une explication plus sociologique et historique, devraient être données au fait que jusqu’en 1988 il n’y a eu aucune référence à la découverte de Beloch.
La première raison reflète la manière dont Beloch elle-même se réfère à ses propres résultats. En jetant un coup d’oeil à l’introduction d’« Opere scelte » de Beloch (1967), les deux articles qui traitent la géométrie du pliage et qui sont inclus dans ce livre sont décrits comme ayant une « origine didactique » [20]. Cela pourrait indiquer que la méthode introduite dans les articles de Beloch a été considérée comme appartenant uniquement au domaine de la pédagogie mathématique, et non au domaine de la recherche ou des mathématiques pures.
La deuxième raison concerne l’atmosphère sociale et politique en Italie dans les années 1930 et 1940. Tout d’abord, Beloch, en tant que mathématicienne, était une femme appartenant à une minorité, ce qui a certainement rendu plus difficile le fait que ses travaux soient acceptés comme contribuant à la recherche mathématique. De plus, son travail sur le pliage aurait pu être considéré comme un travail pédagogique. Deuxièmement, le pliage du papier n’était sans doute pas considéré comme intéressant par les mathématiciens italiens de haut niveau ; en effet, au cours des années 1920 et 1930, c’est la géométrie algébrique qui était considérée comme la « reine des mathématiques italiennes » [21] . Les constructions de segments n’ont certainement pas été un sujet de recherche pour l’école italienne de géométrie algébrique. En ce sens, les découvertes de Beloch sont arrivées à la fois trop tard, pour la recherche mathématique en matière de construction de segments, mais aussi en avance sur leur temps, car l’intérêt mathématique concernant le pliage n’est devenu international et bien établi qu’à partir des années 1980.
Toutefois, la principale raison pour laquelle la recherche de Beloch n’était pas connue en dehors de l’Italie fut la montée du fascisme en Italie en 1922. La manière dont le fascisme a privé les mathématiques en Italie des travaux de certains de ses principaux contributeurs, en particulier après les lois raciales de 1938, dépasse le cadre de cet article. Toutefois, comme il ressort clairement des travaux d’Angelo Guerraggio et Pietro Natasi, les liens avec les communautés mathématiques en dehors de l’Italie ont été fortement endommagés [22]. Publier en anglais ou prendre contact avec des mathématiciens en dehors de l’Italie était pratiquement impossible. Et lorsque les liens avec d‘autres communautés mathématiques en dehors de l’Italie ont été rétablis, après la Seconde Guerre mondiale, les écrits de Beloch sur le pliage du papier avaient été oubliés pendant plus de 50 ans. Pour ne donner qu’un exemple : Henri Lebesgue, dans ses Leçons sur les constructions géométriques publiées en 1950, note que « la famille des coordonnées constructibles par pliage de première et de seconde espèce est le plus petit ensemble des fonctions des coordonnées des points donnés tel que, si $m_{1}, m_{2}$ et $m_{3}$ en font partie, $m_{1}+m_{2}, m_{1}-m_{2}, \frac{m_{1}m_{2}}{m_{3}}, \sqrt{m_{1}²+m_{2}²}$ en fassent aussi partie. » [23] Cependant, Lebesgue ne mentionne ni Row, ni Beloch, ni le fait qu’on puisse avec le pliage diviser un angle en trois parties égales ou résoudre le problème délien. La question est donc : comment connaît-on aujourd’hui les résultats de Beloch ?
(4) Épilogue : L’axiomatisation du pliage du papier par Huzita (1989)
Compte tenu du fait que Row et Beloch ne font pas partie des mathématiciens bien connus du XXe siècle, comment leurs résultats ont-ils été sauvés de l’oubli ? Dans cette dernière section, j’aimerais conclure avec la contribution de Humiaki Huzita à la redécouverte de la géométrie basée sur le pliage du papier, dans les années 1980.
Humiaki Huzita (1924–2005) était un mathématicien italo-japonais et artiste d’origami. Né au Japon, il s’est rendu en Italie pour étudier la physique nucléaire à l’Université de Padoue et y est resté toute sa vie. L’histoire habituelle est la suivante : étant admirateur d’origami, il a organisé une conférence intitulée « The First International Meeting of Origami Science and Technology », qui a eu lieu les 6 et 7 décembre 1989 à Ferrara, Italie. L’un des résultats de cette conférence a été la réédition des documents de Beloch - ce qui a incité leur reconnaissance ; toutefois, la conférence a mis en évidence des traditions mathématiques et des cultures complètement nouvelles, ne reflétant ni perpétuant les traditions plus anciennes. J’entends par là, par exemple, l’informatique et le début du « computational origami » [24].
Mais comment Huzita a-t-il pris connaissance des résultats de Beloch ? En 1987, Huzita, en collaborant avec la société italienne de l’origami, a organisé une exposition sur l’origami. L’exposition, intitulée « La luna di carta » (voir Fig. 6), a lieu à Padoue. Toutefois, Huzita, dans sa contribution au catalogue de l’exposition [25], ne mentionne aucune découverte mathématique que le pliage du papier peut effectuer, bien que plusieurs modèles de polyèdres aient été présentés dans l’exposition. Il semble que Huzita ait été exposé au travail de Beloch en rencontrant d’autres collègues de la société italienne d’origami, dont il était également membre.
- Figure 6 : Couverture du catalogue « La Luna di Carta ».
Un an plus tard, dans un article publié dans la revue « Quadrato Magico », Huzita a montré comment on peut résoudre n’importe quelle équation du troisième degré avec le pliage du papier, indiquant que cette méthode est basée sur la méthode de Beloch [26]. L’article de Beloch « Il metodo del ripiegamento della carta » était reproduit dans le même volume. Encouragé par ces rencontres et découvertes, ainsi que par sa participation au « First Interdisciplinary Symmetry Symposium and Exhibition » en août 1989, Huzita a décidé d’organiser la conférence susmentionnée. Et bien que sa conférence ait été un succès, suivi par des conférences ultérieures, une tradition qui se poursuit jusqu’à ce jour, l’impact principal - mathématiquement parlant - de cette conférence fut son recueil d’articles en anglais, édité et publié par Huzita lui-même.
L’une des principales contributions de ce volume fut la réimpression des articles de Beloch des années 1930. Une autre a été l’introduction d’approches modernes de la géométrie basée sur le pliage : l’axiomatisation. Dans l’un des articles, le mathématicien Jacques Justin a présenté sept axiomes pour la géométrie basée sur le pliage ; Huzita a présenté six opérations, qui peuvent servir d’opérations fondamentales [27]. Pour Justin, par exemple, les P désignent les points, les D désignent les droites et → désigne « plier sur ». Les opérations de Justin sont les suivantes [28] :
- $P \rightarrow P$, $P' \rightarrow P'$ (plier le long d’un pli en deux points)
- $P \rightarrow P'$ (plier un point P sur un autre point P’)
- $P \rightarrow P$, $D$, $D \rightarrow D$ (plier le long d’un pli perpendiculaire à D qui passe par P)
- $P \rightarrow D$, $D' \rightarrow D'$ (plier P sur D tout en pliant D’ sur elle-même)
- $D \rightarrow D'$ (plier une droite D sur une autre droite D’)
- $P \rightarrow D$, $P' \rightarrow P'$ (Plier de telle sorte que P’ reste en place et que P soit plié sur D)
- $P \rightarrow D$, $P' \rightarrow D'$ (le pli de Beloch : plier deux points différents sur deux droites différentes)
Ce qui était essentiel dans la présentation de Justin et Huzita, c’est la liste de toutes ces opérations. Justin a également ajouté une liste, dans laquelle il a énuméré de combien de façons on peut effectuer les opérations [29]. Il a aussi prouvé que la géométrie basée sur le pliage du papier est encore plus forte que la géométrie basée sur la règle et le compas [30]. Cela semblait déjà clair après le résultat de Beloch, mais cela a maintenant été prouvé rigoureusement. Cette axiomatisation a donné une base moderne à cette géométrie, et à la suite de la conférence de 1989, la géométrie basée sur le pliage du papier – bien que ne remplaçant pas le compas et la règle – a été sauvée de l’oubli.
On peut noter qu’au cours des siècles le pliage a été marginalisé, déjà à partir de la Grèce ancienne. Les raisons de cette marginalisation sont complexes : les matériaux étaient soit éphémères, soit trop chers ; le pliage du papier - bien qu’offrant avec Dürer une nouvelle méthode de représentation des polyèdres et donc une nouvelle conception de l’espace - a été considéré pendant plusieurs siècles comme une activité ludique (dans les mathématiques récréatives), et certainement pas une activité incitant des opérations géométriques ; et quand Beloch a découvert que la géométrie basée sur le pliage peut résoudre des équations du troisième degré, c’était non seulement trop tard mais aussi déplacé : la découverte était considérée comme pédagogique et non comme un résultat de recherches. Cependant, au cours des années 1980, à l’aide d’une axiomatisation de cette géométrie, et malgré sa marginalisation, les mathématiques basées sur le pliage ont réussi à obtenir une reconnaissance - bien que généralement mineure.
Remerciements
L’auteur tient à remercier Jenny Boucard et Thomas Morel pour leurs remarques au cours du processus d’édition. Merci également aux relecteurs dont les noms ou les pseudos sont janpol3, Veurius, Clément Caubel et Jacques Lafontaine pour leur relecture attentive et leurs remarques pertinentes.
Notes
[1] Platon, Sophiste, Politique, Philèbe, Timée, Critias (traduction et édition établie par Emile Chambry), Paris : Garnier Frères, 1969, p. 355.
[3] Voir Myriam Krutzsch, “Falttechniken an altägyptischen Handschriften.” Graf J, Krutzsch M (ed.), Ägypten lesbar machen – die klassische Konservierung. Berlin : Walter de Gruyter, 2008, p. 71–83..
[4] Koshiro Hatori, “History of origami in the east and the west before interfusion.” Wang-Iverson P, Lang RJ, Yim M (ed.) : Origami 5 : 5th international meeting of origami science, mathematics, and education. Boca Raton : A K Peters/CRC Press, 2011, p. 3–11 ; Jun Maekawa, “Computational Problems Related to Paper Cranes in the Edo Period.” Miura K et al (ed.), International Meeting of Origami Science, Mathematics, and Education, Origami 6, vol. 2, AMS, 2015, p. 647–656.
[5] Voir la quatrième partie du livre de Dürer : Albrecht Dürer, Géométrie (traduction : Jeanne Peiffer), Paris : Seuil, 1995 [1525]).
[6] Ibid., p. 319.
[7] Voir Wolfgang Schmid, Das erste Buch der Geometria. Nürnberg : Petrejus, 1539 ; Augustin Hirschvogel, Eigentliche und gründliche Anweisung in die Geometria, Nuremberg, 1543 ; Daniele Barbaro, La pratica della perspettiva. Borgominieri, Venice, 1569.
[8] En ce qui concerne la tradition des instruments en papier pendant la renaissance, voir Susanne Karr Schmidt, Art—A User’s Guide : Interactive and Sculptural Printmaking in the Renaissance, Ph.D. dissertation, Yale University, 2006.
[9] Voir aussi Michael Friedman et Lisa Rougetet, “Folding in Recreational Mathematics during the 17th-18th Centuries : Between Geometry and Entertainment”, in Acta Baltica Historiae et Philosophiae Scientiarum, 5(2), 2017, p. 5-34.
[10] Georg Philipp Harsdörffer, Vollständiges und von neuem vermehrtes Trincir-Buch, Nürnberg : Fürst, 1652, p. 32 (traduction de l’allemand par M.F.)
[11] Jesper Lützen, “Why was Wantzel overlooked for a century ? The changing importance of an impossibility result.” in Historia Mathematica, 36 (4), p. 374–394, 2009.
[12] Sundara T. Row, Geometrical exercises in paper folding. Madras : Addison., 1893 p. i.
[13] En notation moderne, si le point X (voir Fig. 4) est $(0,0)$ et le point S est $(0,a)$, l’équation de la parabole est $y=x^2+\frac{a}{2}$.
[14] Le livre de Row a influencé principalement l’enseignement mathématique de la géométrie aux États-Unis, comme on peut le voir, par exemple, avec les travaux de Robert C. Yates et Donovan A. Johnson. Il a également été mentionné dans plusieurs livres sur les mathématiques récréatives au cours de la première moitié du XXe siècle. Voir Michael Friedman, “Mathematical Recreational Folding in the 20th Century : Between Row and Gardner”, in : Lang, Robert J./Bolitho, Mark/You, Zhong (éd.), OSME7 : The proceedings from the seventh meeting of Origami, Science, Mathematics and Education, vol. 1, Hertfordshire : Tarquin Publishing, 2018b, p. 165-180.
[15] Voir : Fushimi K (1980) « Trisection of an angle by H. Abe. » Science of Origami, A Supplement to Saiensu, p. 8 ; ainsi que : http://sorciersdesalem.math.cnrs.fr/Origami/origami_trisection.html.
[16] Il peut être prouvé, avec les méthodes de géométrie analytique, que chaque paire de coniques (dans l’espace projectif complexe) ont 4 tangentes communes. Dans le cas de deux paraboles, une tangente commune est toujours la ligne à l’infini, alors que trouver les trois autres équivaut à résoudre une équation du degré 3, qui a toujours une solution réelle, c’est-à-dire, il y a toujours une tangente réelle.
[17] Margherita P. Beloch, “Alcune applicazioni del metodo del ripiegamento della carta di Sundara-Row.” Atti dell’Acc. di Scienze, Mediche. Nat Mat Ferrara, Serie II 11:186–189, 1934,
[18] Ibid., p. 187.
[19] Plus précisément, comme indiqué dans une note précédente, il faut pour trouver la tangente résoudre une équation de degré 3, qui a généralement 1 ou 3 solutions réelles (on peut prouver que si les deux paraboles ont des directrices parallèles, il y a alors 0 ou 2 solutions réelles, mais ce cas n’est pas général).
[20] Margherita P. Beloch, Opere Scelte. Cedam, Padova, 1967, p. xi.
[21] Angelo Guerraggio et Pietro Nastasi, Italian mathematics between the two world wars. Basel : Birkhäuser, 2006, p. 217
[22] Ibid., p. 243-281
[23] Henri Lebesgue, Leçons sur les constructions géométriques, Paris : Gauthier-Villars, 1950, p. 50.
[24] Voir Erik D. Demaine et Martin L. Demaine,(2002), “Recent Results in Computational Origami”, Origami3 : Proceedings of the 3rd International Meeting of Origami Science, Math, and Education (OSME 2001), (ed. : Hull, Thomas), Natick, MA : A. K. Peters, 2002, p. 3–16., ici p. 3 : « Computational origami is a recent branch of computer science studying efficient algorithms for solving paper-folding problems. This field essentially began with Robert Lang’s work […] starting around 1993. »
[25] Huzita, Humiaki/Paparo, Maria/Ranzato, Lino/Ziliani, Chiara (ed.) (1987), La luna di carta : mostra-convegno internazionale di origami, Bologna : Centro diffusione origami, 1987.
[26] Humiaki Huzita, “L’equazione di terzo grado si può risolvere con il metoda origami.” in Quadrato Magico 19, 2008, p. 5–9..
[27] Humiaki Huzita, (1989), “Axiomatic Development of Origami Geometry”, Proceedings of the First International Meeting of Origami, Science and Technology (ed. : Huzita, Humiaki), Ferrara : Comune di Ferrara and Centro Origami Diffusion, 1989, p. 143–158, ici p. 143–145 ; Jacques Justin, “Résolution par le pliage de l’équation du troisième degré et applications géométriques.” Réimprimé : Huzita H (ed.), Proceedings of the 1st international meeting of origami science and technology. Ferrara : Comune di Ferrara and Centro Origami Diffusion, (1989 [1986], p. 251–261, ici p. 256–259. De manière surprenante, Justin et Huzita ont développé la base axiomatique de la géométrie basée sur le pliage en même temps, sans se connaître mutuellement. Voir Michael Friedman, A History of Folding in Mathematics. Mathematizing the Margins, Basel : Birkhäuser, 2018a, p. 358-368.
[28] Justin 1989 [1986], p. 257.
[29] Par exemple, l’opération 5 ne peut être effectuée de manière générique que de deux façons, mais si les droites sont parallèles, il n’y a qu’une seule façon de l’effectuer.
[30] Justin explique : « Avec [les opérations] $(1)$ à $(6)$ on obtient un corps […] qui est celui des nombres constructibles avec la règle et le compas. […] Avec [les opérations] $(1)$ à $(7)$ on obtient un corps encore plus gros, $K_3$ .[…] Pour $K_3$ : si $p \in K_3$ et $q \in K_3$ , les racines réelles de $x^3 + px + q = 0$ appartiennent à $K_3$. » (Justin 1989 [1986], p. 258) Les solutions de cette équation ne peuvent évidemment pas être construites avec une règle et un compas.
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Pour citer cet article :
Michael Friedman — «Le pliage du papier et l’histoire des mathématiques » — Images des Mathématiques, CNRS, 2020
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Commentaire sur l'article
Le pliage du papier et l’histoire des mathématiques
le 8 février 2020 à 09:34, par Didier Roche