Le recrutement local
Le 23 juillet 2010 Voir les commentaires (8)
Une question assez sensible dans le monde des mathématiques universitaires
est celle du « recrutement local ». Elle permet de montrer quelques aspect
de la vie des labos, mais avant d’expliquer de quoi il s’agit,
il n’est peut-être pas inutile de décrire à quoi peut ressembler la carrière
d’une mathématicienne (ou d’un mathématicien, bien sûr) [1].
Une carrière de matheuse
Une carrière de mathématicienne commence nécessairement par un doctorat. Pendant
environ trois ans, l’apprentie, le plus souvent fraîchement
munie d’un master de mathématiques, étudie une ou plusieurs questions ouvertes de
recherche qui lui ont été proposées par sa directrice de thèse. Si sa recherche est
jugée fructueuse, elle se voit attribuer le diplôme de docteur en mathématiques, ce
qui lui donne [2] le
droit de postuler à un emploi permanent dans une université ou un établissement
de recherche comme le CNRS.
S’ensuit une période plus ou moins longue (de 0 à 7 ans pour les exemples que je
connais) de post-doctorat, où la mathématicienne travaille sur des postes temporaires
de recherche et éventuellement d’enseignement.
À l’issue de cette période, elle peut se tourner vers un autre métier
(exemple classique : enseignante du secondaire) ou être recrutée de façon permanente
comme chercheuse (au CNRS principalement, ou à l’INRIA) ou comme enseignante-chercheuse
par une université. Dans le premier cas elle sera chargée de recherche (CR), dans le second
maître de conférence [3] (MC).
Dans les deux cas, on dit parfois qu’elle est « de rang B ».
Le concours du CNRS est national, alors que les concours de MC se déroulent au sein de
chaque université ; mais une fois recrutés, tous se retrouvent en général dans un laboratoire
« UMR » (unité mixte de recherche) dépendant (au moins) du CNRS et d’une université.
Après quelques années sur un tel poste et si ses résultats de recherche sont jugés assez
importants, une mathématicienne peut envisager de présenter
son habilitation à diriger les recherches, HDR pour les intimes, diplôme universitaire
le plus élevé qui lui permet d’encadrer des doctorants et doctorantes. Celle-ci lui donne alors
la possibilité de postuler à un emploi dit « de rang A ».
Ces derniers sont de deux types : Directrice de recherche (DR) pour le CNRS,
Professeur [4] (PR) pour un poste universitaire. Encore une fois, les DR sont recrutés
par un concours national (CNRS par exemple) alors que les professeurs sont recrutés au
sein des universités. Les emplois de DR et PR ont des grilles de salaire plus avantageuses,
et sont associés à une plus grande prise de responsabilité au sein du laboratoire. Il y
a aussi souvent des différences dans la répartition des enseignements entre les maîtres de
conférence et les professeurs, mais dans l’ensemble ça reste le même métier. À noter :
les postes de rang A sont relativement moins nombreux que ceux de rang B (spécialement
au CNRS), une mathématicienne peut très bien rester maître de conférence ou chargée de recherche
toute sa carrière, même si son travail est très bon. Les deux types de postes
sont perméables, et beaucoup de chargés de recherche deviennent professeurs (la trajectoire
inverse étant plus rare).
La question du recrutement local
On dit qu’une universitaire est « recrutée localement » si elle devient maître de conférence
là où elle a fait sa thèse, ou professeur là où elle était maître de conférence. Bien sûr, il
y a beaucoup de variantes : on peut changer d’université et avoir été maître de conférence
à plusieurs endroits, avoir fait une thèse en co-tutelle, on peut changer de laboratoire
mais pas d’université (rarement, toutefois, puisque la plupart des université n’ont qu’un
laboratoire de maths), ou même changer d’université mais pas de laboratoire si on est à Jussieu,
etc.
La règle, extrêmement ferme et répandue, adoptée largement sous l’impulsion du CNRS depuis au moins 15 ans,
est de ne pas recruter de maître de conférence en
local (avec différentes précisions pour les ambiguïtés signalées). La plupart des
laboratoires s’interdisent également de recruter leurs professeurs en local.
Les arguments contre le recrutement local sont essentiellement de deux types. Les premiers
considèrent la mobilité comme un facteur enrichissant : en faisant changer chacune de laboratoire
une ou deux fois dans sa carrière, on provoque le mélange des idées et des pratiques, ce qui
favorise une recherche fructueuse. À l’inverse, en restant toute sa carrière au même endroit
on risquerait de tourner en rond sur les même questions, de scléroser. Le second type d’argument
porte sur l’objectivité du recrutement : le recrutement local demande que les collègues de la candidate
évaluent son dossier et le comparent à ceux des candidats extérieurs. Le risque existe de favoriser
les locaux, qu’on connaît mieux, de froisser leur susceptibilité si on ne les choisit pas, et donc
de se sentir poussé à les choisir pour éviter la dégradation de l’ambiance. Dans le cas du recrutement
de maître de conférence, les directeurs de thèse ayant intérêt à ce que leurs élèves trouvent un poste,
ils pourraient biaiser le recrutement. Dans le cas du recrutement prof, les maîtres de conférence
convoitant un tel poste en local pourraient s’incliner devant les décisions politiques des
professeurs déjà en place afin de favoriser leur candidature.
Les deux type d’arguments trouveraient leur illustration dans la
perpétuation de « chapelles », les directeurs de thèse faisant embaucher principalement leurs élèves
qui reproduisent le même genre de recherche qu’eux et soutiennent leurs décisions, le tout en circuit
fermé ; j’avoue ne pas connaître l’existence de chapelle aussi caricaturale, mais ceci est sans doute
à porter au crédit du non recrutement local.
Les arguments pour autoriser le recrutement local se basent principalement, au moins en maths, sur
le niveau personnel : changer d’université, donc souvent de ville à la fin de la thèse (entre 25 et 30 ans),
puis après l’HDR (entre 26 et 45 ans disons) peut être trop contraignant pour la vie de famille, en particulier
pour les couples d’enseignant-chercheur. J’ai de nombreux collègues qui pourraient passer prof, mais ne le
font pas car il ne souhaitent pas déménager une fois de plus. Parfois, ceci provoque d’ailleurs des
tensions compréhensibles, la règle étant habituelle mais pas d’ordre légal.
L’un des attraits des carrières au CNRS est leur souplesse géographique : même
si on ne peut normalement pas se faire affecter dans son laboratoire de thèse à son recrutement, il est
en général facile de suivre son conjoint. Il était aussi courant que les CR promus DR restent
dans le même laboratoire (en particulier quand cette promotion est tardive et que leur travail
relevait depuis longtemps d’un poste de DR en terme d’organisation de conférence et de groupes de travail
et d’encadrement de thèses). Mais la direction de l’INSMI (Institut National des Sciences Mathématiques et de leurs interactions (CNRS))
a décidé de bannir le passage de CR à DR en local, en invoquant la cohérence avec ce qui se pratique
pour les professeurs. Leurs arguments sont donc de la première catégorie décrite ci-dessus. Ils sont
valables, mais je trouve un peu curieux qu’ils semblent oublier que la deuxième catégorie d’arguments
est très importante dans le non-recrutement local des professeurs, et qu’elle n’est pas pertinente
au CNRS puisque le concours est national. Le choix à faire entre pousser les chercheurs à bouger,
et leur permettre de se fixer dans une ville n’est pas évident et il n’y a pas de réponse toute faite,
mais il ne faut pas négliger la démotivation que peut représenter l’affectation à 200 km de son conjoint
et de ses enfants.
Proche de ce sujet, on peut trouver sur le site Débuter dans le métier d’enseignant-chercheur et Mathématicienne de Barbara Schapira (NDLR).
Notes
[1] j’ai fait le choix
de prendre l’exemple d’une femme, mais j’utiliserai le masculin pour les pluriels
en accords avec la règle usuelle.
[2] presque, mais je ne tiens pas à rentrer dans tous les détails
[3] le terme maîtresse de conférence est rarement employé
[4] Professeures ?
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Pour citer cet article :
Benoît Kloeckner — «Le recrutement local» — Images des Mathématiques, CNRS, 2010
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