Le triangle analytique, un outil pour tracer les courbes algébriques aux XVIIIe et XIXe siècles

Piste noire Le 12 janvier 2021  - Ecrit par  Thierry Joffredo Voir les commentaires

Les courbes algébriques au XVIIIe siècle

Les coniques, ainsi que quelques courbes mécaniques particulières comme les spirales, les quadratrices, les conchoïdes, etc. sont connues et étudiées depuis l’Antiquité. L’introduction des coordonnées par René Descartes dans sa Géométrie en 1637 donne un nouvel élan à l’étude des courbes d’abord dites géométriques, puis algébriques (c’est-à-dire définies par une équation algébrique), tout au long du XVIIe siècle : les coniques sont alors vues comme des courbes algébriques d’ordre (de degré) 2, et les géomètres se penchent sur l’étude de l’immense variété des courbes algébriques d’ordre 3 et au-delà, dans leur généralité, dès la fin du XVIIe siècle. Isaac Newton, dans un court texte intitulé Enumeratio linearum tertii ordinis (Enumération des lignes du troisième ordre), publié en annexe de son Opticks en 1704 seulement, mais commencé à la fin des années 1660 et finalisé dès 1695, propose une classification des courbes du troisième ordre, dont l’équation générale est donnée par

\[F(x,y)=ax^3+bx^2y+cxy^2+dy^3+ex^2+fxy+gy^2+hx+iy+j=0\]

Dans ce texte, s’inspirant de la Géométrie de René Descartes et du De Sectionibus Conicis de John Wallis, il étend les méthodes algébriques utilisées pour l’étude des coniques à ces courbes du troisième ordre [1] (encore appelées cubiques), réduit l’équation générale de ces cubiques à quatre équations canoniques, et en identifie 72 espèces (la classification finale en comptera 78) qu’il ordonne et nomme en discutant selon les racines des seconds membres de ces quatre équations, et qu’il trace finement sur les six planches qui accompagnent les vingt-quatre pages de texte.

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Newton, Enumaratio, planche 1 p. 162.

Ce texte de Newton est fondateur pour l’étude des courbes algébriques qui occupe de nombreux géomètres partout en Europe tout au long de la première moitié du XVIIIe siècle, culminant avec les publications, à deux ans d’intervalle, des ouvrages de Leonhard Euler (Introductio in analysin infinitorum, 1748, surtout le second volume) et de Gabriel Cramer (Introduction à l’analyse des lignes courbes algébriques, 1750) qui feront référence sur le sujet pendant plusieurs décennies, au moins jusqu’au milieu du XIXe siècle. Voilà pour le contexte.

Mais, au fait, comment tous ces géomètres du XVIIIe siècle s’y prenaient-ils pour tracer ces courbes algébriques ? Après avoir évoqué les méthodes usuelles de tracé de courbes point par point ou grâce à des instruments, nous examinerons comment l’étude des courbes algébriques de degré supérieur à deux a conduit certains géomètres du XVIIIe siècle, notamment Gabriel Cramer, à exploiter un dispositif appelé triangle analytique, dérivé du parallélogramme analytique mis en œuvre par Newton à la fin du XVIIe siècle, pour étudier et tracer les branches infinies et les points singuliers des courbes. Enfin, nous examinerons les circulations et postérités de cette utilisation du triangle analytique dans la seconde partie du XVIIIe et tout au long du XIXe dans les espaces francophone, germanophone et anglophone.

Description organique et description par points

Au XVIIIe siècle on sait depuis longtemps tracer (à l’époque, on utilise plutôt le mot décrire) les coniques et plusieurs autres courbes, algébriques ou transcendantes, grâce à des instruments (compas, règles articulées…) qui reproduisent un mouvement continu : on parle alors de description organique des courbes. Dès la première moitié du XVIIIe siècle, ces méthodes sont considérées comme utiles mais difficiles à mettre en œuvre et peu précises ; on leur préfère la description par points, comme l’écrit D’Alembert dans l’article DESCRIPTION, terme de Géométrie de l’Encyclopédie (vol. IV p. 878, à lire sur l’ENCCRE [2]), paru en 1754 :

DESCRIPTION, terme de Géométrie, est l’action de tracer une ligne, une surface, &c. Décrire un cercle, une ellipse, une parabole, &c. c’est construire ou tracer ces figures.

On décrit les courbes en Géométrie de deux manieres, ou par un mouvement continu, ou par plusieurs points. On les décrit par un mouvement continu lorsqu’un point qu’on fait mouvoir suivant une certaine loi, trace de suite & immédiatement tous les points de la courbe. C’est ainsi qu’on trace un cercle par le moyen de la pointe d’un compas ; c’est presque la seule courbe qu’on trace commodément par un mouvement continu : ce n’est pas que nous n’ayons des méthodes pour en tracer beaucoup d’autres par un mouvement continu ; par exemple, les sections coniques : M. Maclaurin nous a même donné un savant ouvrage intitulé, Geometria organica, dans lequel il donne des moyens fort ingénieux de tracer ainsi plusieurs courbes. Voyez-en un leger essai à l’article Courbe. Mais toutes ces méthodes sont plus curieuses qu’utiles & commodes. La description par plusieurs points est plus simple, & revient au même dans la pratique. On trouve par des opérations géométriques différens points de la courbe assez près les uns des autres ; on y joint ces points par de petites lignes droites à vûe d’œil, & l’assemblage de ces petites lignes forme sensiblement & suffisamment pour la pratique la courbe que l’on veut tracer. (O) [3]

ou encore un peu plus précisément, quelques centaines de pages auparavant dans le même volume, dans l’article COURBE (vol IV, p. 381) :

COURS D’UNE COURBE. Pour déterminer le cours d’une courbe, on doit d’abord résoudre l’équation de cette courbe, & trouver la valeur de $y$ en $x$ ; ensuite on prend différentes valeurs de $x$, & on cherche les valeurs de $y$ correspondantes ; on voit par-là les endroits où la courbe coupe son axe, savoir les points où la valeur de $y=0$ ; les endroits où la courbe a une asymptote, c’est à-dire, les points où $y$ est infinie, $x$ restant finie, ou bien où $y$ est infinie, & a un rapport fini avec $x$ supposée aussi infinie ; les points où $y$ est imaginaire, & où par conséquent la courbe ne passe pas, &c. Ensuite on fait les mêmes opérations, en prenant $x$ négative. […]
On peut tracer à peu-près une courbe par plusieurs points, en prenant plusieurs valeurs de $x$ assez près l’une de l’autre, & cherchant les valeurs de $y$. Ces méthodes de décrire une courbe par plusieurs points sont plus commodes & en un sens plus exactes que celles de les décrire par un mouvement continu.

En effet, la « description par points » d’une courbe algébrique est couramment pratiquée au XVIIIe siècle (et bien après !) ; mais si elle est simple pour les courbes algébriques d’ordre 2 (autrement dit, les coniques) et pour certaines courbes d’ordre supérieur – lorsqu’il est aisé d’obtenir $y$ en fonction de $x$ à partir de l’équation $F(x,y)=0$ – elle est délicate à mener en général. Voici par exemple comment Gabriel Cramer, dont il sera souvent question dans cet article, propose de tracer la courbe d’équation $y^4+x^2y^2+2y^3-x^3=0$ dans son traité sur les courbes, en utilisant une paramétrisation intermédiaire (p. 34-35 et fig. 15 pl. II) :

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Cramer, Introduction, p. 34.
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Cramer, Introduction, p. 35.

On voit sur cet exemple qu’il n’est pas toujours simple d’obtenir les valeurs de $y$ en fonction de $x$ pour construire la courbe point par point, sans même parler de l’étude du comportement asymptotique de la courbe ou de celle d’éventuels points singuliers, nécessaires pour obtenir une représentation acceptable de la courbe dans son ensemble.

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Cramer, Introduction, planche II p. 38.
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La même courbe, obtenue par un logiciel de géométrie.

Alors, comment, au XVIIIe siècle, peut-on faire pour, sans trop de difficultés, tracer une courbe algébrique en calculant les coordonnées de plusieurs points, sans oublier d’évaluer a priori l’existence et la position de branches infinies, ni d’identifier un point d’inflexion ou de rebroussement – tout ceci sans l’arsenal de l’analyse moderne aujourd’hui couramment mobilisée (limites, calcul différentiel), mais qui ne le sera de façon courante qu’au XIXe siècle ? Une première réponse à cette question se trouve dans d’autres textes de Newton et de ses commentateurs, comme James Stirling, auteur d’un Lineæ tertii ordinis Neutonianæ paru en 1717, qui explicite les méthodes algébriques mises en œuvre dans l’Enumeratio de Newton, ou également John Colson, qui a traduit en anglais et publié The Method of Fluxions and Infinite Series [4] en 1736.

Où le triangle analytique entre en jeu

La méthode de Newton, également appelée méthode de la tangente, qui consiste à résoudre par approximations linéaires successives une équation numérique de la forme $f(x)=0$, est bien connue des enseignants et des étudiants aujourd’hui. Cette méthode a été améliorée par Joseph Raphson dans son Analysis Aequationum Universalis (1690) pour donner un algorithme de résolution approchée des équations numériques maintenant connu comme méthode de Newton-Raphson. Mais il faut savoir que cette méthode de résolution approchée d’équations numériques n’a été à l’origine exposée par Newton dans The Method of Fluxions and Infinite Series que pour faciliter au lecteur la compréhension de sa méthode de résolution des équations affectées, autrement dit des équations polynomiales à deux inconnues de la forme $f(x,y)=0$, dans laquelle on cherche à exprimer $y$ sous la forme d’une série en $x$.

Le but poursuivi par Newton dans sa Méthode des fluxions et des suites infinies était de calculer facilement les quadratures des courbes algébriques définies par une telle équation, en intégrant terme à terme le développement en série obtenu. Cette méthode s’appuie sur un dispositif que l’on appelle le parallélogramme analytique, dont le but premier est de discerner dans l’équation de la courbe quels sont les termes qui peuvent être négligés lorsque $x$ ou $y$ sont infiniment grands ou petits, et qui permet d’étudier la forme de la courbe au voisinage de l’origine ou à l’infini, tout en fournissant un moyen de rapidement calculer des développements en série [5] de $y$ en fonction de $x$.

Le parallélogramme analytique est, avec notre langage actuel, un simple tableau dans lequel les monômes $x^i y^j$ de l’équation sont rangés de la manière suivante :

$x^3$ $x^3y$ $x^3y^2$ $x^3y^3$ $x^3y^4$
$x^2$ $x^2y$ $x^2y^2$ $x^2y^3$ $x^2y^4$
$x$ $xy$ $xy^2$ $xy^3$ $xy^4$
$1$ $y$ $y^2$ $y^3$ $y^4$

Pour une équation donnée $f(x,y)=0$ , on repère dans ce tableau les coefficients non nuls par un point ou une étoile, et une procédure permet à la fois d’identifier les coefficients prépondérants et de démarrer un développement en série. Voici comment Buffon décrit le dispositif (Méthode des fluxions et des séries infinies, p. 10) :

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Mais celui qui a le plus clairement exposé les principes du parallélogramme analytique (sous une variante triangulaire) et en a systématisé l’usage pour l’étude (et le tracé) des courbes algébriques est sans doute le Genevois Gabriel Cramer (1704-1752), auteur d’une remarquable Introduction à l’analyse des lignes courbes algébriques parue en 1750.
La méthode du parallélogramme analytique – sous sa variante triangulaire empruntée aux Usages de l’analyse de Descartes de Jean-Paul De Gua de Malves [6] – traverse l’ensemble de l’ouvrage, pour la recherche des branches infinies comme pour l’étude des points singuliers. Le triangle analytique est introduit dès la troisième chapitre, intitulé Des différents ordres des lignes algébriques, pour établir que le nombre de coefficients nécessaires pour définir l’équation générale d’une courbe d’ordre $n$ – et donc le nombre de points nécessaires pour définir une telle courbe – est égal à $\frac{(n+1)(n+2)}{2} -1= \frac{n(n+3)}{2}$ :

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Cramer, Introduction, p. 56.

Il refait son apparition dans un chapitre central, au propre comme au figuré, du traité du Genevois : le septième chapitre, intitulé Détermination des plus grands termes d’une équation, indique comment l’utiliser pour déterminer quels sont les termes prépondérants dans une équation de la forme $f(x,y)=0$ lorsque l’on se situe près de l’origine ou à l’infini (p. 148) :

Si dans une équation indéterminée, on suppose une des variables $x$ ou $y$ infinie ou infiniment petite, cette supposition rend certains termes de l’équation infiniment plus grands que les autres. On peut donc retrancher ceux-ci sans scrupule, parce qu’ils ne sont rien en comparaison des plus grands, qui forment seuls toute l’équation […] Il ne s’agit que d’avoir une Règle pour discerner dans une équation proposée, quels sont les termes que la supposition d’$x$ ou d’$y$ infiniment grande ou infiniment petite, rend infiniment plus grands que tous les autres.

Le triangle analytique en action pour l’étude des branches infinies…

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Gabriel Cramer (1704-1750)

Dans son traité des courbes, Gabriel Cramer mobilise le triangle analytique dans une forme plus épurée et stylisée que celle représentée ci-dessus. Les centres des cases sont remplacées par des points, et il marque d’une étoile ceux qui représentent les termes de l’équation de la courbe. Les termes en $x^m$ sont portés par le côté droit du triangle, les termes en $y^n$ par le côté gauche, la pointe du bas représentant le terme constant. Il appelle déterminatrices les droites qui portent les côtés du polygone que l’on appellerait aujourd’hui l’enveloppe convexe [7] du nuage de points marqués d’une étoile : la déterminatrice est dite inférieure lorsqu’elle laisse tous les points de ce nuage au-dessus d’elle, supérieure si elle les laisse en-dessous.

Voici par exemple comment Gabriel Cramer détermine les asymptotes de la courbe d’équation $xyy-ayy-3axy+2a^2x = 0$ (p.262) :

On propose l’éq. $xyy-ayy-3axy+2a^2x = 0$ . Quand on l’a placée sur le Triang : Anal :

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on voit qu’elle n’a que deux déterminatrices supérieures, toutes deux parallèles aux Bandes du Triangle. L’une $AB$, parallèle à la Bande sans $y$ [c’est-à-dire le côté du triangle qui porte les termes sans $y$, NDLA], indique une Asymptote-ordonnée [verticale]. Son équation $xyy-ayy=0$, divisée par $yy$, se réduit à $x-a=0$ : ce qui montre que cette Asymptote est l’ordonnée de l’abscisse $x=a$. On prendra donc une abscisse $AB=a$, & par son extrémité $B$ on ménera l’ordonnée indéfinie $BC$, qui est l’Asymptote indiquée par la déterminatrice $AB$.

L’autre $AC$, qui est parallèle à la Bande sans $x$, désigne des Asymptotes-abscisses [horizontales]. Leur position se détermine par l’éq : $xyy-3axy+2a^2x=0$, que fournit cette déterminatrice. Cette équation a chacun de ses termes divisible par $x$, & cette division la réduit à $yy-3ay+2a^2=0$, qui a deux racines réelles, $y-a=0$ & $y-2a=0$. Elles marquent chacune une Asymptote, qui sont les abscisses $DE$, $FG$, des ordonnées $AD=a$ & $AF=2a$ .

Cramer, ici, a donc déterminé grâce au Triangle analytique que la courbe a trois asymptotes, deux horizontales (d’équations $y=a$ et $y=2a$) et une verticale (d’équation $x=a$). C’est une première approximation de la courbe pour $x$ et $y$ infinis, autrement dit le premier terme de développements en série de $y$ en fonction de $x$ (respectivement $x$ en $y$) issus de l’équation de la courbe. Néanmoins, pour connaître l’allure de la courbe, il ne suffit pas de déterminer ses asymptotes. Quelques lignes plus loin, Cramer poursuit (p. 263-264) :

Ainsi la seule inspection du Triangle analytique, & des déterminatrices parallèles à l’une ou à l’autre des Bandes extérieures, suffit pour établir le nombre & la position des Asymptotes abscisses et ordonnées. C’est que les ordonnées ou les abscisses de ces Asymptotes sont données par le premier terme de la Série descendante qui exprime $y$ en $x$, ou $x$ en $y$. Mais pour avoir la position ou l’espèce des Branches hyperboliques de la Courbe autour de ces Asymptotes, pour s’assurer même de leur existence, il faut chercher le second terme de la Série, &, en quelques occasions, des termes ultérieurs. Si le premier terme de la Série est $m$ ou $n$ [$m$ représentera l’abscisse d’une Asymptote-ordonnée, & $n$ l’ordonnée d’une Asymptote-abscisse], on cherchera le second terme de la Série en substituant $m+z$ à $x$, ou $n+u$ à $y$ & en mettant la transformée sur le Triang : anal : Or cette transformée est précisément la même qu’on auroit en transportant l’Origine sur l’Asymptote […]. Ainsi cette opération se peut envisager, ou comme le transport de l’Origine sur l’Asymptote, ou comme la recherche du second terme de la Série.

Reprenant l’exemple précédent, Gabriel Cramer indique donc que rechercher la suite des développements en série initiés lors de la première étape (qui ont pu, dans ce cas, définir trois asymptotes) sont à poursuivre en remplaçant successivement $y$ par $a+z$, $y$ par $a+2z$, et enfin $x$ par $a+u$, ce qui revient donc géométriquement à déplacer l’origine du repère sur l’asymptote associée.

Dans le dernier cas, remplacer $x$ par $a+z$ dans l’équation originelle $xyy-ayy-3axy+2a^2x=0$ donne pour nouvelle équation (dite transformée), après développement : $zyy-3aay-3azy+2a^2+2aaz=0$.

On positionne les cinq termes de cette nouvelle équation sur le triangle analytique, ce qui donne :

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La déterminatrice $AB$ fournit l’équation $zyy-3aay=0$, ou $z=\frac{3aa}{y}$, qui est le second terme du développement en série de $x$ en fonction de $y$ ($x=a+\frac{3aa}{y}+\cdots$) mais aussi l’équation d’une hyperbole asymptote à la courbe au voisinage de $x=a$.

De la même manière on peut chercher à poursuivre le développement en série de $y$ en fonction de $x$ au voisinage de $x=a$ (resp. $x=2a$) en remplaçant $x$ par $a+u$ (resp. $2a+u$). Dans le premier cas, l’équation transformée est $xuu-a^3-2aau-auu-axu=0$ qui, posée sur le triangle analytique, donne :

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Les deux déterminatrices $AB$ et $Ac$ ne font que nous faire retomber sur les deux autres asymptotes de la courbe, alors que l’exploitation de la déterminatrice $c\gamma$ conduit à l’équation $-axu-a^3=0$, soit $u=-\frac{a^2}{x}$ qui est à la fois le second terme de la série ($y=a-\frac{a^2}{x}+\cdots$) et l’équation d’une hyperbole asymptote à la courbe au voisinage de l’infini.

Dans le second, le lecteur ou la lectrice pourra vérifier que l’on poursuit le développement en série initié par $y=2a$ en trouvant $u=\frac{4aa}{x}$ comme second terme, qui est une nouvelle fois l’équation d’une hyperbole asymptote à la courbe en l’infini.

Cramer conclut cet exemple en écrivant :

En effet, la Courbe représentée par l’éq : $xyy-ayy-3axy+2a^2x=0$ a six Branches infinies, disposées autour de trois Asymptotes $Cc$, $Ee$, $Gg$, de la manière qu’on le voit Fig. 89.

Et voici la courbe correspondante, tracée sur la planche XII de l’ouvrage (fig. 89 au centre, p. 274) : en $x=a$ la courbe est approchée par $x=a+\frac{3aa}{y}$ et en l’infini par $y=a-\frac{a^2}{x}$ d’une part, et par $y=2a+\frac{4aa}{x}$ d’autre part. Les branches hyperboliques couplées déterminées grâce aux calculs précédents sont $HC$ et $hc$, $KG$ et $kg$, $IE$ et $ie$.

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Cramer, Introduction, planche XII p. 274.

Le tracé de cette courbe (ci-dessous, pour $a$ pouvant varier de 1 à 4), de ses trois droites asymptotes et de ses trois hyperboles asymptotes à l’aide d’un logiciel de géométrie dynamique permet de retrouver les éléments déterminés par Cramer grâce au triangle analytique :

…et pour l’étude de points singuliers

Un exemple important est celui de la mise en évidence d’un point de rebroussement de la seconde espèce [8], ou « Rebroussement en bec », situé à l’origine sur la courbe d’équation :

\[x^4-ax^2 y-axy^2+\frac{1}{4}aayy=0\]

(Introduction, p. 590). Posons cette équation sur le triangle analytique ; on obtient :

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La déterminatrice inférieure porte les termes en $x^4$, $x^2y$ et $y^2$ ce qui donne l’équation $x^4-ax^2y+\frac14 aayy=0$ dont le membre de gauche se factorise pour donner $\left(x^2-\frac12 ay\right)^2=0$, soit $y=\frac{2x^2}{a}$, qui est le premier terme de notre développement en série. Posons $y=\frac{2x^2}{a}+u$ et remplaçons dans l’équation de départ : l’équation obtenue est \[-4\frac{x^5}{a}-4x^3 u-axu^2+\frac14 a^2u^2=0\] que nous posons à son tour sur le triangle analytique :

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La déterminatrice inférieure, cette fois, permet de ne retenir que deux termes (en $x^5$ et $u^2$) ce qui correspond à l’équation $-4\frac{x^5}{a}+\frac14 a^2u^2=0$ qui a deux solutions distinctes dans le cas $x$ où est positif : $u=\pm 4\frac{x^{\frac52}}{a^{\frac32}}=\pm\frac{4x^2\sqrt{ax}}{a^2}$. On peut continuer ainsi en posant $u=\pm\frac{4x^2\sqrt{ax}}{a^2}+t$, le développement en série obtenu est :

\[y=\frac{2x^2}{a}\pm\frac{4x^2\sqrt{ax}}{a^2}+8\frac{x^3}{a^3}+\cdots\]

La série se scinde en deux dès le deuxième terme ; ces deux séries sont semi-imaginaires (réelles uniquement pour des valeurs positives de $x$), « ce qui montre que les Branches qui s’embrassent d’un côté de l’Axe des ordonnées manquent de l’autre côté, ne font qu’un demi-Embrassement, c’est-à-dire un Bec » (p. 590-591). La courbe, avec son rebroussement en bec à l’origine, est représentée sur la figure 201, planche XXVI (p. 600) :

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Voici le tracé de cette courbe, avec son point de rebroussement de la seconde espèce à l’origine, et des deux courbes d’équations $y=\frac{2x^2}{a}\pm\frac{4x^2\sqrt{ax}}{a^2}+8\frac{x^3}{a^3}$, obtenues grâce à un logiciel de géométrie dynamique (avec $a$ pouvant varier de 1 à 4) :

Circulations et postérités

On le voit, Cramer fait dans son traité un grand usage de son triangle analytique pour étudier et tracer les courbes algébriques. Mais ces méthodes ont-elles perduré ? Ont-elles continué à être mises en œuvre par les géomètres, enseignées, affinées ? Pas tout à fait ; en tous cas, pas ou très peu dans l’espace francophone, même si l’ouvrage de Cramer reste une référence sur les courbes algébriques pendant plusieurs décennies. Jean Le Rond D’Alembert, fin lecteur de Cramer (comme en témoigne la correspondance entre les deux hommes, et les différentes mentions à l’ouvrage de Cramer qui jalonnent les articles de l’Encyclopédie portant sur le sujet des courbes algébriques), ne donne que peu de détails sur la méthode dans les articles COURBE et PARALLELOGRAMME de l’Encyclopédie. Une vingtaine d’années plus tard, dans l’Encyclopédie d’Yverdon (1770-1780), Mathieu-Bernard Goudin, par ailleurs co-auteur d’un court traité sur les courbes algébriques paru en 1756, ajoute toutefois à l’article COURBE une développement de deux pages sur la méthode du parallélogramme analytique de Newton.

Charles Bossut, dans le premier des trois volumes du dictionnaire de mathématiques de l’Encyclopédie méthodique (1784-1789), mentionne également cette méthode dans une scholie située à la fin de la partie de l’article APPROXIMATION qu’il a rédigée (vol. I, p. 102) :

Les équations qui contiennent plus de trois lettres, peuvent se traiter, à peu-près, de la même manière. Toute la difficulté qu’on éprouve à former les suites qui doivent exprimer les valeurs de l’inconnue, consiste à choisir, parmi les termes de l’équation, ceux qui sont plus grands que les autres, & qui déterminent en conséquence la loi suivant laquelle la série doit descendre. Neuton a donné, pour cela, une règle fort commode, qu’on appelle ordinairement le parallélogramme de Neuton. Elle est expliquée de la manière la plus claire & la plus détaillée dans un excellent Ouvrage de M. Cramer, qui a pour titre : Introduction à l’analyse des lignes courbes algébriques, Gen. 1750.

La méthode n’est pas présentée, et Bossut considère sans doute que la référence à Cramer suffira. L’Encyclopédie d’Yverdon et la partie Mathématiques de l’Encyclopédie méthodique montrent que, jusqu’aux années 1780, la méthode du parallélogramme de Newton conserve une certaine pertinence. Ce sont deux succès d’édition, qui prolongent celui de l’Encyclopédie parisienne originale, et – pour le sujet qui nous concerne – contribuent à propager les usages de cette méthode pour obtenir les développements en série nécessaires à l’étude des courbes. Ces deux encyclopédies connaissent une très bonne diffusion en Europe continentale, notamment en France et en Suisse, où elles sont éditées et imprimées, mais également en Europe du Nord (Hollande, Danemark et Allemagne).

Néanmoins l’actualité de la méthode du parallélogramme (ou du triangle) analytique en France et, plus largement d’ailleurs, celle de l’étude des courbes algébriques telle qu’elle a été menée par Cramer, deviennent de plus en plus faibles dans les dernières années du XVIIIe siècle, et ce jusqu’au milieu du XIXe siècle. Elles ont sans doute été emportées d’une part par les succès du calcul différentiel pour l’étude des courbes, promu par Lacroix dans son Traité de calcul différentiel et intégral au tournant du siècle. Celui-ci écrit, dans l’introduction de la seconde édition de son traité (en 1810) :

Il ne paraît pas facile de discerner les plus grands termes dans une expression qui renferme à la fois deux variables données implicitement l’une par l’autre ; […] $x$ et $y$ sont liées entre elles d’une manière qui, quoique déterminée, ne permet pas de juger, à la simple inspection, comment les changements de l’une influent sur l’autre […]. Les Géomètres ont imaginé différens moyens pour distinguer parmi les termes d’une équation, ceux qui sont les plus grands. Newton inventa le parallélogramme analytique que de Gua réduisit ensuite à un triangle.

Mais Lacroix ajoute (p. 113) :

La méthode ci-dessus peut sembler incomplète, à quelques égards, puisqu’on n’y entre dans aucun détail sur le nombre des développemens qu’on doit tirer d’une équation, d’après son degré, et sur les cas où ces développemens peuvent acquérir des termes imaginaires ; mais ce détail aurait peu d’intérêt, puisqu’on emploie rarement la méthode dont il s’agit ; et d’ailleurs on peut consulter le chapitre VII de l’Introduction à l’Analyse des lignes courbes, par Cramer, qui mettra sur la voie de ces recherches. 

D’autre part, la géométrie synthétique, par l’entremise des travaux de Poncelet et de Chasles à partir de 1820, rend un peu plus obsolète l’approche analytique pour l’étude des courbes en France. À propos des travaux d’Euler et de de Cramer parus presque un siècle plus tôt, Chasles écrit en 1837, dans son Aperçu historique sur l’origine et le développement des méthodes en géométrie en 1837 : « Ce sont là, je crois, les derniers perfectionnemens notables que la science des courbes dut à la Géométrie des Anciens et à l’analyse de Descartes. » (p. 153).

Il faut tout de même souligner que Fourier écrit en préface de son œuvre posthume, l’Analyse des équations déterminées (1831), que « [la règle] du parallélogramme analytique due à Newton et que Lagrange a démontrée » est citée comme faisant partie des « découvertes capitales qui on fondé l’analyse algébrique » (p. 2). Dans le paragraphe 12 de son Exposé synoptique, il annonce que le livre IV concernera la résolution des équations littérales. Il s’agit pour lui de résoudre des équations polynomiales en produisant une méthode qui reproduira toutes les racines exprimées en un nombre fini de termes lorsqu’il existe de telles racines, et doit servir à développer en séries infinies celles qui ne peuvent point avoir la forme de polynôme fini. Il ajoute (p. 48-49) :

Newton a ramené la partie principale de cette question à une construction singulière, qui sera toujours regardée comme une des plus belles inventions analytiques que nous ayons reçues de ce grand géomètre. Lagrange en a donné une démonstration qui ne laisse rien à désirer. Sans reproduire dans notre ouvrage ces premières découvertes, nous nous attachons principalement à compléter la méthode, et à montrer qu’elle peut devenir à la fois plus facile et beaucoup plus étendue. 

Après avoir décrit cette méthode sur les pages suivantes, Fourier conclut :

La règle précédente qui sert à former les premiers termes des racines des équations littérales est nécessaire pour l’analyse des lignes courbes considérées dans leur cours infini. On en trouve des exemples remarquables dans les ouvrages de Newton, Stirling, Cramer et divers auteurs.

Il faut noter ici qu’en 1850 le mathématicien français Victor Puiseux, alors maître de conférence à l’École normale supérieure, publia un article intitulé « Recherches sur les fonctions algébriques » dans le Journal de mathématiques pures et appliquées (n°15, p. 365–480).

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Victor Puiseux (1820-1883)

Souhaitant étudier les courbes algébriques dans le plan complexe au voisinage d’un point singulier, il cherche à calculer des développements en série et utilise une méthode très proche du parallélogramme analytique de Newton (sans jamais explicitement y faire référence de cette façon) pour déterminer les termes de plus bas degré de l’équation (p. 389-391). Le travail de Puiseux sera repris par Briot et Bouquet dans la seconde édition de leur Théorie des fonctions elliptiques publiée en 1875, et la méthode du parallélogramme analytique, réattribuée à Newton cette fois, apparaît dans le Cours d’analyse de l’École Polytechnique publié par Camille Jordan en 1882, dans une section traitant des développements en série (vol I, p. 90). Ces développements en série d’exposants fractionnaires permettant de décrire les branches d’une courbe algébrique au voisinage d’un point singulier portent aujourd’hui son nom (séries ou algorithme de Newton-Puiseux) : je renvoie une nouvelle fois le lecteur à l’ouvrage A singular mathematical promenade d’Étienne Ghys déjà cité en note, qui lui consacre un chapitre entier, « Victor Puiseux, at last ! » (p. 169-175).

Mais revenons à la question pratique du tracé des courbes : c’est plutôt dans les espaces germanophone et anglophone que cette méthode du triangle analytique connaîtra une remarquable postérité. En Allemagne, une certaine mémoire de la méthode du parallélogramme de Newton a été entretenue tout au long de la seconde moitié du XVIIIe siècle grâce aux ouvrages d’Alfred Kästner. Celui-ci était déjà l’auteur d’une dissertation intitulée Aequationum speciosarum resolutio Newtoniana per series, publiée en 1743, dans lequel il résolvait, en donnant les solutions sous forme de séries, des équations polynomiales à deux inconnues à l’aide du parallélogramme analytique de Newton, d’une manière très proche de celle que Cramer mettra en œuvre dans son Introduction, mais sans application explicite aux courbes algébriques. Devenu professeur de mathématiques et de physique à l’université de Göttingen en 1756, il fait paraître deux ans plus tard le premier volume de ses Mathematische Anfangsgründe en quatre tomes et neuf volumes (Kästner 1758–1769). Le troisième tome de ces « Fondations des mathématiques », publié en deux volumes (1760-1761), contient une partie dédiée à l’étude des courbes dans laquelle on retrouve l’usage du parallélogramme analytique pour déterminer les branches infinies (Ch. VIII). L’œuvre de Kästner, qui a connu plusieurs éditions jusqu’en 1800, a bénéficié d’une large diffusion, ce qui a pu contribuer à susciter quelque curiosité pour l’ouvrage de Cramer chez des lecteurs sachant le français.

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Leçons sur la Géométrie, Clebsch, p. 39

Les travaux de Julius Plücker renouvellent fortement l’intérêt pour les courbes algébriques à la fin des années 1820. Celui-ci se montre un lecteur attentif de Cramer, mais n’aborde jamais directement l’utilisation du parallélogramme ou du triangle analytique. Néanmoins, dans sa Notice sur les travaux de Jules Plücker (1872), Alfred Clebsch, professeur à l’université de Göttingen, qui a prolongé et étendu les travaux de Plücker sur les courbes algébriques dans le troisième quart du XIXe siècle, relève l’utilisation de la méthode du parallélogramme analytique mise en œuvre par Cramer dans une note de bas de page : Ainsi, on trouve déjà chez Cramer la règle donnée plus tard par Puiseux pour former, dans l’équation d’une courbe, des groupes de termes qui deviennent du même ordre en un point singulier. Clebsch est également un lecteur attentif de l’ouvrage de Cramer, puisqu’on retrouve la règle du parallélogramme analytique dans ses Leçons sur la géométrie (1880), introduite comme un moyen géométrique auxiliaire pour trouver dans l’équation de la courbe les termes vis à vis desquels tous les autres sont d’un ordre plus élevé d’infiniment petits (p. 36). Cette règle est même rebaptisée pour l’occasion « règle de Cramer » par Clebsch (p. 41, 43 et 69).

En poussant un peu jusqu’au début du XXe siècle, on voit que l’ouvrage intitulé Theorie der ebenen algebraischen Kurven höherer Ordnung que Heinrich Wieleitner, mathématicien et historien des mathématiques allemand, consacre au sujet des courbes algébriques de tous ordres en 1905, embrasse, à l’usage des étudiants et des professeurs, l’ensemble des progrès réalisés sur le sujet au long du siècle précédent. Le sixième chapitre s’intitule « Triangle analytique, asymptotes, discussion des courbes » (« Das analytische dreieck. Asymptoten. Kurvendiscussion ») (p. 83-118), et présente l’usage du triangle analytique pour l’étude des branches infinies. Il y cite Newton, De Gua et Cramer, dont les ouvrages sont également indiqués dans la bibliographie située en début de volume, avec les Leçons sur la géométrie de Clebsch, dont on peut penser que Wieleitner a subi l’influence. On remarquera, sur la page représentée ci-dessous, la représentation d’un triangle analytique et de ses déterminatrices à côté de la courbe d’équation $x^2 y-4y+x-1=0$ :

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Pendant ce temps-là, en Grande-Bretagne, il est remarquable que l’on ne trouve aucune mention à cette méthode du parallélogramme analytique dans les premières éditions de l’Encyclopædia Britannica qui paraissent dans le dernier tiers du XVIIIe siècle. En fait, il faut attendre le Mathematical and philosophical dictionary de Hutton (1795) pour trouver un article « Newtonian or analytic PARALLELOGRAM » dans lequel il est succinctement écrit (vol. II p. 199a) :

Et surtout l’Analyse des Lignes Courbes de Cramer, p. 148. – Cet auteur observe que son invention, qui est le vrai fondement de la méthode des séries, a été longtemps imparfaitement comprise, et n’a pas été appréciée comme elle le méritait. [9] 

On retrouvera une courte mention de cette méthode vingt ans plus tard dans l’article Newtonian PARALLELOGRAM du New mathematical and philosophical dictionary de Barlow (1815) :

Le PARALLELOGRAMME newtonien est une invention d’Isaac Newton pour trouver le premier terme d’une série infinie convergente. Voir le Method of Fluxions and Infinite Series de Newton, p. 9, le Commentaire de Colson sur ce traité, p. 192 ; l’Algebra de Maclaurin p. 251 ; et l’Analyse des Lignes Courbes de Cramer, p. 148. [10] 

dans laquelle on constate que tous les renvois bibliographiques ne concernent que des œuvres antérieures à 1750. La méthode n’est même pas décrite dans la Cyclopaedia de Rees (1819), à laquelle a pourtant contribué Barlow.

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Augustus De Morgan (1806-1871)

En Grande-Bretagne, la mémoire des méthodes algébriques pour l’étude des courbes, dont celles utilisant le parallélogramme analytique, s’est donc progressivement perdue, comme le constate Augustus De Morgan en mai 1855. De Morgan, alors professeur au University College de Londres, lit devant la Cambridge Philosophical Society, un mémoire portant sur les points singuliers des courbes, plus de 100 ans après la parution de l’ouvrage de Cramer. De Morgan y rappelle que l’étude des points singuliers des courbes (points multiples, inflexions, rebroussements) peut être abordée de deux manières : par l’algèbre, ou par le calcul différentiel, mais affirme que la seconde ne peut pas prétendre à l’entière détermination des points singuliers. Rappelant les travaux de Cramer, il vante la méthode du parallélogramme analytique pour l’étude des branches infinies :

Les usages qu’il peut en être fait montreront à quel point elle a été complètement perdue de vue, et ces usages, me semble-t-il, auraient dû être plus évidents à tout auteur écrivant sur les courbes, ou sur la théorie des équations, qui aurait vraiment possédé le sujet. Le théorème détermine les branches à l’origine et à l’infini d’une courbe, et la nature de ses points singuliers, avec beaucoup plus de facilité et de puissance que toute autre méthode donnée dans les ouvrages élémentaires. […] Mais il y a quelque chose d’encore plus remarquable à propos de son histoire : elle a été suggérée à Lagrange par une méthode de Newton qui est aujourd’hui complètement perdue de vue, bien que, comme cela apparaîtra désormais, il est difficile de comprendre comment tout lecteur de Taylor, Stirling ou Cramer a pu passer à côté. [11]

De Morgan s’étonne avec raison de l’oubli dans lequel est tombée cette méthode au cours du temps, alors qu’il s’agit de l’héritage du grand Newton, entré comme étudiant dans cette même université de Cambridge moins de deux siècles plus tôt :

Mais, aussi remarquable que cela puisse paraître, il est encore plus remarquable que le parallélogramme de Newton, ou méthode des exposants coordonnés, comme je l’appellerai, a encore davantage complètement sombré dans l’oubli. Cette méthode n’a pas été ignorée parce qu’elle aurait été contenue dans une partie des travaux de Newton peu connue ou rarement citée ; elle occupe une place de premier plan dans la seconde lettre à Oldenbourg. Quiconque a tourné les pages de cette lettre mémorable, en passant d’une anagramme à l’autre, a dû être frappé par deux diagrammes côte à côte, le premier contenant les termes de la forme $x^m.y^n$ arrangés dans les petites cases d’un tableau, l’autre présentant des étoiles qui, s’il y en avait eu une de plus, aurait pu passer pour une mauvaise représentation de la Grande Ourse. [12]

La remise au premier plan par De Morgan de cette méthode n’est pas sans effets. Dès 1860, Christopher Talbot donne une traduction en anglais de l’Enumeratio linearum tertii ordinis de Newton, augmentée de nombreux commentaires et notes. Dans l’une de ces notes, intitulée « On the analytical parallelogram » (p. 88-103), il écrit :

Le lecteur qui souhaiterait des informations supplémentaires relatives aux importants théorèmes qui peuvent être déduits du parallélogramme de Newton, trouveront le sujet discuté dans ses grandes largeurs dans l’Analysis of Equations Explained de Stewart, publié en 1745 ; il est en outre renvoyé à un article sur la méthode de Newton des exposants coordonnés , du professeur De Morgan, publié dans les Transactions of the Cambridge Philosophical Society, vol. ix quatrième partie, ainsi qu’à l’œuvre de Cramer déjà citée. [13]

La note de Talbot est un long exposé, agrémenté de quelques exemples, de la méthode du parallélogramme de Newton, dans laquelle il montre une excellente connaissance de l’ouvrage de Cramer.

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Voici comment il introduit le sujet (p. 88) :

Dans la pratique habituelle il est courant d’avoir recours à l’aide du calcul différentiel pour cela, mais une autre méthode fondée sur les propriétés du parallélogramme analytique , inventé par Newton, pourrait souvent être utilisé avec bénéfice, surtout si la nature et la direction des asymptotes et branches infinies sont l’objet de l’étude. C’est en effet sur cette méthode que Cramer a basé la plus grande part de son raisonnement dans sa grande œuvre sur les courbes, modestement intitulée Introduction à l’Analyse des Lignes Courbes, dans laquelle sont étudiées des courbes d’une grande complexité jusqu’à l’ordre six, et sont déterminés non seulement les parties infinies des courbes, mais aussi leurs points singuliers et les coordonnées de leurs maximums et minimums, sans aucune référence à des principes excédant ceux de l’algèbre ordinaire. [14]

Quelques années plus tard, on retrouve ainsi l’usage du triangle analytique pour l’étude et le tracé des courbes dans l’Elementary treatise on curve tracing de Percival Frost (1872), professeur de mathématiques au King’s College de Cambridge. Il y remercie Talbot pour avoir tiré profit de certaines annotations présentes dans sa traduction en anglais de l’Enumeratio de Newton, et y cite l’ouvrage de Cramer. Il introduit le triangle analytique au milieu de l’ouvrage, dans le chapitre VII intitulé « Properties of the analytical triangle », par la nécessité de disposer de moyens supplémentaires pour l’examen de cas plus difficiles que les premiers cas exposés, notamment lorsque l’on est confronté au problème de la comparaison de la grandeur (« magnitude ») des différents termes de l’équation à l’infini ou au voisinage de l’origine. Il le met en œuvre pour approcher le tracé des courbes à l’origine ou à l’infini, illustrant son propos grâce à des exemples tirés de l’ouvrage de Cramer.

Le traité de Frost connaîtra un certain succès et plusieurs rééditions. On voit apparaître des initiatives semblables dans plusieurs pays au cours des décennies qui suivent ; ainsi, aux États-Unis, William Woolsey Johnson, professeur de mathématiques à la Naval Academy, déjà auteur d’un manuel de géométrie analytique et d’un autre de calcul différentiel et intégral, en publie-t-il un nouveau sur le sujet du tracé des courbes intitulé Curve Tracing in Cartesian Coordinates (1884), très probablement à l’usage des élèves officiers de la Marine dont il avait la charge. Johnson explique qu’il a choisi d’utiliser uniquement des méthodes algébriques, et que son livre ne demande donc aucune connaissance du calcul différentiel, et choisit d’introduire le triangle analytique très tôt dans son ouvrage, dès le second chapitre (p. iii-iv) :

Je me suis efforcé de rendre le traitement du sujet ainsi restreint complet sur tous les points essentiels, sans dépasser les limites que son importance semble justifier. Il m’a semblé possible de le faire en introduisant très tôt le dispositif du triangle analytique et en l’utilisant pour toutes les méthodes d’approximation. [15]

En construisant le triangle, qui est essentiellement le parallélogramme de Newton, j’ai adopté la méthode de Cramer qui consiste à représenter les termes possibles par des points, avec une marque distinctive pour indiquer la présence réelle du terme dans l’équation. Ces points étaient considérés par Cramer comme marquant les centres des carrés dans lesquels, dans le parallélogramme de Newton, les valeurs des termes devaient être inscrites ; mais j’ai suivi la pratique habituelle, d’abord suggérée, je crois, par Frost, de les considérer simplement comme des points se rapportant aux côtés du triangle comme des axes de coordonnées. On a cependant jugé préférable de revenir à la disposition de Newton, dans laquelle ces axes analytiques sont dans la position habituelle des axes de coordonnées, au lieu de placer le troisième côté du triangle, comme De Gua et Cramer, dans une position horizontale. [16] 

Voici ce que cela donne sur un exemple d’étude de courbe algébrique tiré de l’ouvrage de Johnson, dans lequel il mène une recherche des branches infinies :

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Conclusion

On le voit, il y a donc une postérité à la méthode du triangle analytique employée par Cramer pour l’étude et le tracé des courbes après 1850. En France, les travaux de Victor Puiseux, au milieu du XIXe siècle, provoqueront un regain d’intérêt pour le parallélogramme (ou polygone) de Newton chez les mathématiciens s’intéressant à l’analyse réelle et complexe ou à la géométrie algébrique à la fin du XIXe et tout au long du XXe siècle, ce qui est une autre histoire à écrire [17]. La méthode du triangle analytique pour le tracé des courbes connaît également une nouvelle vitalité, un peu dans l’espace germanophone mais surtout, grâce à De Morgan, dans l’espace anglophone, dans des ouvrages traitant de curve tracing. Il y a encore beaucoup à faire, notamment du côté des ouvrages d’enseignement et des revues mathématiques du XIXe siècle, pour affiner notre compréhension des utilisations réelles et effectives de cette méthode pour aider au tracé des courbes. Il reste que l’utilisation souvent simple et efficace du triangle analytique par Cramer en 1750 et certains de ses lecteurs au XIXe siècle pour le tracé des courbes algébriques témoigne de pratiques intéressantes à remettre en lumière aujourd’hui.
Laissons le dernier mot à De Morgan, qui écrit une courte note historique sur le sujet du triangle analytique publiée dans le Quarterly Journal of Pure and Applied Mathematics en 1857 :

Stirling dit qu’il s’agit de la meilleure méthode possible, et note que beaucoup, qui ne l’ont pas comprise, pensaient qu’elle était seulement mécanique. De Gua en a fait usage, et elle a été la base du célèbre travail de Cramer sur les courbes. Mais, aussi nombreux qu’aient pu être les auteurs se référant à Cramer pour des exemples ou des classifications, je ne peux en trouver un seul qui ait décrit ce procédé omniprésent que Cramer appelle triangle analytique. […] Les auteurs modernes sont passés à côté de toute la méthode, et ont mené un travail fastidieux sur des exemples tirés de Cramer par l’emploi de coefficients différentiels, que Cramer traite lui-même avec une grande facilité grâce au parallélogramme de Newton. Cela signifie qu’ils se sont au mieux référés à des livres anciens, et ne les ont pas lus. [18]

Post-scriptum :

Cet article vient synthétiser quelques recherches effectuées pour des exposés proposés au colloque « Numerical Solution of Equations in the 19th Century » qui s’est tenu à Wuppertal en juin 2019, puis au séminaire d’histoire des mathématiques de l’Institut de Mathématiques de Jussieu - Paris Rive Gauche, qui m’a fait l’honneur de m’accueillir comme membre associé, en octobre de la même année.

Je remercie très sincèrement l’éditeur de cet article, Laurent Rollet, pour m’avoir encouragé à proposer cette première contribution à Images des mathématiques, qui est un de mes « sites de chevet » depuis de nombreuses années. Je remercie également les relecteurs et relectrices de cet article pour leur lecture attentive et leurs remarques toujours bienveillantes et constructives qui m’ont permis d’améliorer nettement cet article : Laurent Rollet lui-même, Baptiste Mélès, Olivier Bruneau, Hélène Gispert, Jean Delcourt, ainsi que celles et ceux connu⋅es sous les noms ou pseudonymes suivants : Clément Caubel, Diego, Corentin Bayette, et Angela Gammella-Mathieu.

Article édité par Laurent Rollet

Notes

[1Newton parle plutôt de courbes du second genre, les coniques étant les lignes du premier genre, les droites n’étant pas alors vraiment considérées comme courbes d’ordre 1.

[2ENCCRE est l’acronyme de Édition Numérique Collaborative et Critique de l’Encyclopédie de Diderot, D’Alembert et Jaucourt, qu’il est possible de consulter en ligne à l’adresse http://enccre.academie-sciences.fr/.

[3Dans toutes les citations de cet article, l’orthographe et la ponctuation originelles sont conservées.

[4Buffon en publie lui-même en 1740 une traduction en français, basée sur l’ouvrage de Colson, sous le titre Méthode des fluxions et des suites infinies, que les personnes intéressées peuvent lire sur Gallica.

[5Il faut absolument lire à ce sujet l’excellent « petit livre » d’Étienne Ghys (l’expression est de lui), intitulé A singular mathematical promenade, dans lequel plusieurs chapitres sont consacrés au parallélogramme analytique de Newton et à son utilisation dans l’étude de la géométrie des courbes, notamment au voisinage des points singuliers. Édité par ENS Éditions en 2017, il est disponible en accès ouvert sous licence Creative Commons CC0 sur le site de l’éditeur ou à l’adresse http://ghys.perso.math.cnrs.fr/bricabrac/promenade.pdf. On pourra aussi consulter le chapitre intitulé Les méthodes de Newton dans l’ouvrage collectif Histoire d’algorithmes. Du caillou à la puce dirigé par Jean-Luc Chabert, 2e éd. (p. 193-226), publié chez Belin en 2010.

[6Jean-Paul De Gua de Malves (1710-1786) est un savant français, membre de l’Académie royale des sciences de Paris, brièvement en charge de la direction du projet de l’Encyclopédie (avant qu’elle ne soit confiée à Diderot et D’Alembert). Il a publié en 1740 un ouvrage remarqué sur les courbes dont le titre complet est Usages de l’analyse de Descartes pour decouvrir, sans le secours du Calcul Differentiel, les Proprietes, ou Affections principales des Lignes Geometriques de tous les Ordres.

[7C’est-à-dire, ici, le plus petit polygone convexe contenant tous les points du nuage.

[8L’existence de tels points de rebroussement de la seconde espèce dans les courbes algébriques était à peine établie à l’époque de la publication du traité de Cramer : elle a fait l’objet d’échanges épistolaires intéressants entre Cramer, Euler et D’Alembert entre 1744 et 1750. Voir Thierry Joffredo, « Entre algèbre et géométrie : la question des points de serpentement et de rebroussement dans la correspondance de Gabriel Cramer avec Euler et D’Alembert » , Circé, Histoire, Savoirs, Sociétés n°8, 2016, en ligne.

[9Traduction personnelle de l’auteur, comme les suivantes. Le texte original est : And especially Cramer’s Analyses des Lignes Courbes, p. 148. – This author observes, that this invention, which is the true foundation of the method of series, was but imperfectly understood, and not valued as it deserved, for a long time.

[10Newtonian PARALLELOGRAM, is an invention of Sir Isaac Newton, for finding the first term of an infinite converging series. See Newton’s ’Method of Fluxions and Infinite Series’ p. 9, Colson’s Comment on this treatise, p. 192 ; Maclaurin’s ’Algebra’ p. 251 ; and Cramer’s ’Analysis des Lignes Courbes’, p. 148.

[11How completely it has dropped out of sight will appear from the uses which can be made of it, and which, it seems to me, must have been most obvious to any writer on curves, or on the theory of equations, who had really obtained possession of it. The theorem determines the initial and terminal branches of a curve, and the character of its singular points, with much more ease and power that any method given by elementary writers. […] But there is something still more remarkable about its history : it was suggested to Lagrange by a method of Newton which is now totally lost sight of, though, as will presently appear, it is difficult to see how any reader of Taylor, Stirling, or Cramer, could have passed it over.

[12But, remarkable as this may be, it is still more remarkable that Newton’s parallelogram, or method of co-ordinated exponents, as I shall call it, has still more completely fallen into oblivion. This method has not dropped because it was contained in a part of Newton’s writings little known or seldom cited ; for it occupies a prominent place in the second epistle to Oldenburgh. Any one who has turned over the pages of that memorable letter, while passing from one of the annagrams to the other, must have been struck by a couple of diagrams, side by side, the one containing terms of the form $x^m.y^n$ arranged in squares placed in rank and file, the other exhibiting stars which, had there been but one more, might have passed for a representation of the Great Bear, very badly figured.

[13The reader who may desire further information relative to the important theorems deducible from the Newtonian parallelogram, will find the subject discussed at great length in Stewart’s ’Analysis by Equations Explained,’ published in 1745 ; and he is further referred to a paper on ’Newton’s method of Co-ordinated exponents,’ by Professor De Morgan, in the Transactions of the Cambridge Philosophical Society, vol. ix part 4, as well as to the work of Cramer already cited.

[14In ordinary practice it is usual to have recourse to the assistance of the differential calculus for this purpose, but another method founded on the properties of the ’analytical parallelogram,’ invented by Newton, may frequently be used with advantage, especially if the nature and direction of the asymptotes and infinite branches are the object of inquiry. It is indeed on this method that Cramer has founded most of the reasoning of his great work on curve lines, modestly entitled ’Introduction à l’Analyse des Lignes Courbes,’ in which curves of great intricacy up to the sixth order are discussed, and in which not only the infinite parts of the curves, but their singular points and maximum and minimum co-ordinates are found, without any reference to principles beyond those of ordinary algebra.

[15I have endeavored to make the treatment of the subject thus restricted complete in all essential points, without exceding such limits as its importance would seem to justify. This it has seemed to me possible to do by introducing at an early stage the device of the Analytical Triangle, and using it in connection with all the methods of approximation.

[16In constructing the triangle, which is essentially Newton’s parallelogram, I have adopted Cramer’s method of representing the possible terms by points, with a distinguishing mark to indicate the actual presence of the term in the equation. These points were regarded by Cramer as marking the centers of squares in which, in Newton’s parallelogram, the values of the terms were to be inscribed ; but I have followed the usual practice, first suggested, I believe, by Frost, of regarding them merely as points referred to the sides of the triangle as coordinate axes. It has, however, been thought best to return to Newton’s arrangement, in which these analytical axes are in the usual position of coordinate axes, instead of placing the third side of the triangle, like De Gua and Cramer, in a horizontal position.

[17On pourra commencer par consulter, par exemple, l’appendice intitulé “Polygone de Newton et développements de Puiseux” qui clôt le troisième chapitre traitant des développements asymptotiques du Calcul infinitésimal de Jean Dieudonné (publié chez Hermann en 1980, 2e éd. p. 106-112), ou encore le premier tome de son Cours de géométrie algébrique sous-titré « Aperçu historique sur le développement de la géométrie algébrique » (Presses universitaires de France, 1974, chapitres III et IV).

[18Stirling calls it the best possible method, and notes that many, who did not understand it, thought it was only mechanical. De Gua used it, and it was the staple of Cramer’s celebrated work on Curves. But, many has have been the writers who referred to Cramer for examples or classifications, I cannot find one who has described this pervading process, which Cramer calls the analytical triangle. […] Modern writers have passed over the whole method, and have made hard work, by differential coefficients, of examples taken from Cramer, which Cramer himself treats with great ease by Newton’s parallelogram. This means that they have at most referred to old books, and have note read them.

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Pour citer cet article :

Thierry Joffredo — «Le triangle analytique, un outil pour tracer les courbes algébriques aux XVIIIe et XIXe siècles» — Images des Mathématiques, CNRS, 2021

Crédits image :

img_23298 - BnF Gallica https://gallica.bnf.fr/ark :/12148/btv1b8452909w
img_23299 - https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Gabriel_Cramer.jpg
img_23300 - Internet Archive https://archive.org/details/leonssurlago02clebuoft/page/38/mode/2up
img_23301 - Sophia Elizabeth De Morgan, Public domain, via Wikimedia Commons

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