Lemme fondamental et conjecture principale
Le 7 septembre 2010 Voir les commentaires (2)
En réponse à une question de la commission de recrutement du CNRS en 1997,
Ngô Báo Châu a répondu qu’il travaillait sur le « Lemme fondamental », ce qui
qui a provoqué un éclat de rire général et il n’a pas été reçu cette année-là
(il l’a été l’année suivante). En 2008, il a enfin réussi, en s’appuyant sur les travaux de
nombreuses personnes, à démontrer ce fameux « lemme »,
ce qui lui a valu une médaille Fields cet été.
L’éclat de rire de la commission est on ne peut plus compréhensible ;
il est déjà étrange d’appeler un énoncé non démontré un lemme fondamental
(il y a une contradiction puisqu’un lemme n’est censé être qu’une étape, à oublier le plus vite possible, dans une démonstration),
mais il l’est encore plus de parler de « le » lemme fondamental.
Alors de quoi s’agit-il ?
Robert Langlands a mis sur pieds, en 1967, un gigantesque programme connectant deux
pans des mathématiques a priori assez éloignés : l’un relevant de la théorie des
nombres (systèmes compatibles de représentations galoisiennes, motifs, deux
concepts issus des travaux d’Alexandre Grothendieck) et l’autre de l’analyse harmonique
(séries de Fourier, spectre du laplacien, représentations de groupes adéliques...).
Une telle correspondance (loin d’être établie)
est le reflet de symétries absolument remarquables, et fort bien dissimulées,
en théorie des nombres.
Aller de l’analyse à l’arithmétique est considéré comme le sens « facile », l’autre
étant le sens « difficile ». La raison pour laquelle le sens analyse$\to$arithmétique
est considéré plus facile est que l’on dispose d’une stratégie, que l’on sait
faire marcher dans les cas les plus simples [1], pour effectuer le trajet.
Malheureusement, dans des cas plus compliqués, cette stratégie était conditionnée
à la vérification de certaines identités combinatoires qui n’avaient pas l’air bien méchantes
à première vue (d’où le « lemme »), même si elles semblaient incontournables pour
permettre à la machine de fonctionner (d’où le « fondamental »). Maintenant que ce résultat
est démontré, les arithméticiens vont disposer de tas d’objets avec lesquels
jouer [2], et on peut espérer une moisson de nouveaux résultats [3].
Pour attaquer le sens difficile, il semble qu’il faille déjà savoir faire le sens facile
et vérifier que l’on obtient tout du côté arithmétique de cette manière.
Cette dernière étape semblait un mur totalement inattaquable jusqu’aux
travaux d’Andrew Wiles ayant conduit
à la démonstration du théorème de Fermat [4] : Wiles a découvert une sorte
d’effet tunnel $p$-adique permettant de franchir le mur [5].
Les méthodes de Wiles
ont été perfectionnées par des mathématiciens de toute la planète, et on
dispose à présent d’une machine permettant des choses assez étonnantes pour aller
dans le sens difficile, mais on est encore loin du but.
Notes
[1] Par exemple pour ${\rm GL}_2$,
i.e. pour des objets de dimension $2$ du côté arithmétique.
[2] Certains avaient déjà commencé à le faire, en admettant que le fameux lemme était
correct.
[3] Par exemple en direction de
la « conjecture principale » (de quoi provoquer d’autres accès d’hilarité de la part
des commissions de recrutement...) : la conjecture principale (sous-entendu « de la théorie d’Iwasawa ») est un énoncé reliant
des objets analytiques ($p$-adiques) à des objets arithmétiques.
[4] Il s’agissait d’établir le
sens difficile pour certains objets arithmétiques de dimension $2$,
conjecture de Taniyama-Weil qui a joué un grand rôle dans la genèse du programme
de Langlands.
[5] Avant de s’attaquer
à ce mur, Wiles avait beaucoup travaillé sur la conjecture principale,
la démontrant dans le cas des corps totalement réels, ce qui généralisait
un de ses travaux antérieurs avec Barry Mazur. Il avait d’ailleurs dissimulé ses travaux sur le théorème de Fermat en expliquant travailler sur la conjecture principale pour le carré symétrique d’une forme modulaire, ce qui était la clé du tunnel $p$-adique (fait qu’il avait soigneusement caché).
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Pour citer cet article :
Pierre Colmez — «Lemme fondamental et conjecture principale» — Images des Mathématiques, CNRS, 2010
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Commentaire sur l'article
Lemme fondamental et conjecture principale
le 10 septembre 2010 à 19:29, par François Loeser
Identités combinatoires
le 13 septembre 2010 à 17:46, par Pierre Lescanne