Les Mathématiques financières et la crise financière

Le 1er novembre 2008  - Ecrit par  Nicole El Karaoui, Monique Jeanblanc Voir les commentaires (2)

L’ampleur de la crise financière à laquelle on assiste depuis un an
donne le vertige, et son impact social et « sociétal » est sans
précédent depuis la dépression de 1929. A l’origine, on trouve
l’éclatement de la bulle spéculative aux Etats-Unis sur l’immobilier,
qui révèle l’ampleur des prêts de type « subprimes »
négociés aux Etats-Unis, et dont les détenteurs se trouvent dans
une situation dramatique.

Comment fonctionne le mécanisme des « subprimes »

Ces prêts, accordés sur la totalité du bien immobilier,
étaient renégociés en fonction de la hausse du prix de ce bien, et
donnaient souvent lieu à d’autres prêts, accordés sans étude
approfondie des ressources de l’emprunteur, le prêt étant garanti par
la valeur du bien. Afin de financer un plus grand nombre de prêts, les
banques titrisent ces créances par l’intermédiaire d’une
société dite véhicule de titrisation qui les revend sous forme
d’obligations à des épargnants. Les agences de notation interviennent
alors pour « noter » ces nouveaux produits, en termes de risques, de très
risqués à non risqués. Ces agences dépendaient directement des
banques qu’elles notaient puisqu’elles étaient rémunérées par
celles-ci. En certifiant certains de ces produits sans risque, elles ont
clairement failli à leur mission.

Qu’est ce que la titrisation ?

Le principe sous-jacent à ces opérations de titrisation, qui existent
depuis très longtemps dans les marchés, est celui de la
diversification. Par exemple, au lieu de concentrer tous les risques de
prêts dans une banque de détail, on les repartit par petites parts
entre divers investisseurs. En général, cela réduit l’ampleur du
risque final, sauf dans le cas qui nous intéresse, où par suite du
krak les effets de contagion ont joué en priorité. Il n’y a
pratiquement pas d’étape quantitative dans ce processus.

Une bulle spéculative

Une question légitime, qui reste sans réponse pour nous, est de savoir
comment les autorités ont pu laisser le système s’emballer à ce
point et sur des bases si fragiles. Cette question a déjà été
posée après l’éclatement des bulles spéculatives (crise
asiatique en 1998, crise des valeurs internet en 2000, etc..). Mais cette
nouvelle crise a un impact social plus important tant à cause du nombre de
gens durement touchés par les prêts de type « subprimes » que par ses
retombées économiques notamment en termes de récession dues a
l’ampleur du désastre.

Et les mathématiques

Les formations en mathématiques financières

Depuis plusieurs années, les marchés financiers ont absorbé un
grand nombre de jeunes étudiants et ingénieurs "mathématiciens
quantitatifs", à des salaires élevés, créant ainsi un
attrait manifeste vers ce domaine. Les masters de mathématiques
financières recrutent des centaines d’étudiants, les formations se
multiplient, au détriment d’autres formations. Dans le même temps,
cela a contribué à attirer plus d’étudiants vers des études
scientifiques, dans le domaine des probabilités en particulier. Les « Mathématiques financières », qui, au même titre que le bon vin,
sont apparues comme une « success story » française, ont été
très médiatisées, et mais aussi vite chargées de tous les
maux, certains allant jusqu’à dire que la crise étaient une
conséquence de l’utilisation de mauvais modèles.

C’est à juste titre que la communauté mathématique se pose la
question de la responsabilité des mathématiques et des mathématiciens dans cette crise financière. Nous nous proposons d’apporter
quelques précisions dans le débat pour permettre aux uns et aux autres
d’avoir plus d’éléments pour en juger. Notons pour commencer qu’on
utilise assez peu de mathématique dans le monde de la finance en
général, en dehors des statistiques élémentaires. Toutefois,
deux secteurs en font un usage beaucoup plus intensif : les marchés des
produits dérivés, et plus récemment les « hedge-funds », ou
fonds d’arbitrage. Les formations de mathématiques financières
concernent surtout le premier marché, que nous présentons ci-dessous.

Les marchés de produits dérivés

Les mathématiques jouent un rôle déterminant dans les marchés
financiers qui permettent de prendre des positions dans le futur, sur des
monnaies, des actions, du change, des matières premières, soit dans un but de couverture, soit dans une optique spéculative. Garantir des flux dans le futur permet de transférer les
risques de l’investisseur vers le vendeur, la banque en général. C’est
dans cette activité qu’on trouve la part la plus importante et la plus
utilisée de mathématiques. Cette mathématisation est intervenue au
début des années 1970 aux Etats-Unis après la création à
Chicago du premier marché organisé de produits dérivés. La
couverture dynamique des risques est indissociable de cette activité, les
modèles servant plus à mettre en place les stratégies de
couverture qu’à donner le prix de marché des produits.

L’idée très innovante, proposée par Black, Scholes et Merton en
1973, est de décomposer un « risque long terme » en une addition de petits
risques court terme (la journée) plus aisés à gérer. Le
problème est celui d’une cible aléatoire, que l’on cherche à
approcher au mieux à l’aide d’une stratégie dynamique d’achats et de
vente de titres. Les modèles interviennent très précisément
pour quantifier cette stratégie. Dans le cas où le titre sous-jacent
est modélisé par un brownien géométrique, et où la
garantie porte sur le prix maximum auquel le titre peut être acheté,
il existe une formule explicite pour le prix du contrat appelée formule de
Black et Scholes, et pour sa couverture qui est donnée par la
dérivée du prix. Mais la stratégie est adaptative et se corrige au
jour le jour, ce qui permet de minimiser « l’erreur de modèle ». La
détermination des paramètres se fait en s’ajustant aux prix de
marché des produits disponibles les plus liquides.

Absence d’arbitrage et couverture dynamique

Le principe qui maintient une certaine cohérence dans tout ce
mécanisme est celui du fonctionnement idéal du marché sans
arbitrage, c’est-à-dire suffisamment liquide et sans coûts de
frottement, pour que :

Il n’y a pas d’arbitrage dans le marché, c’est-à-dire que deux
produits financiers qui garantissent les mêmes flux dans tous les
états du monde ont la même valeur à toute date dans le futur.

La méthodologie de type Black et Scholes est établie dans des
conditions de liquidité parfaite à l’achat et à la vente, ce qui
n’est pas le cas en période de crise où intervenants n’effectuent pas
de ventes à découvert. Les modèles mathématiques sont
efficaces en période de stabilité financière, lorsque les
volatilités ne sont pas trop élevées. Cette méthodologie est
néanmoins assez robuste pour être utilisée lorsque ses conditions
d’applications ne sont pas parfaitement vérifiées, parce que les
praticiens ont besoin de quantifier leur stratégie de couverture.

Jon Danielson (London School of Economics ) cite l’anecdote suivante :

" A well-known American economist, drafted during World War II to work
in the US Army meteorological service in England, got a phone call from a
general in May 1944 asking for the weather forecast for Normandy in early
June. The economist replied that it was impossible to forecast weather that
far into the future. The general wholeheartedly agreed but nevertheless needed
the number now for planning purposes."
 [1]

Il conclut en notant qu’une logique similaire s’applique dans la crise
présente. Les modèles sont efficaces dans des situations de calme
relatif, où les techniques de backtesting permettent de calibrer les
paramètres de modèle.

Le monde réel est par nature « imparfait », notamment de nombreux
risques ne sont pas couvrables (on dit que le marché est incomplet). Le
rôle des mathématiques et des « quants » est d’aider à
décider lorsqu’on peut rester malgré tout dans le monde à la
Black-Scholes, en quantifiant le « risque résiduel » associé aux
stratégies mises en place.


Calibration des modèles

Dans une classe de modèles dynamiques, la question de trouver le niveau
adéquat des paramètres est évidemment l’étape cruciale. Pour
comprendre les techniques mises en place dans ces marchés, il n’est pas
inutile de rappeler deux points essentiels :

  • le premier est un point de bon sens : les lois de la finance ne sont
    pas des lois physiques, et l’on ne peut pas répéter une expérience.
  • le deuxième concerne la nature de l’activité en jeu. Le
    problème n’est pas d’estimer des rendements et des volatilités, mais
    de capter la variation quotidienne d’un cours, et du produit dérivé associé

Les paramètres des modèles mathématiques décrivant la
dynamique des prix des sous-jacents sont ajustés (calibrés) aux prix
des produits dérivés liquides côtés par le marché. On
parle alors de paramètres implicites.

Par exemple, il va de soi qu’un modèle basé sur des processus de
Lévy permettra, dû au plus grand nombre de paramètres, une
meilleure adéquation aux données observées qu’un modèle
basé sur un mouvement Brownien. Mais ensuite le modèle sera
utilisé par les intervenants pour déterminer les couvertures de
produits dérivés. Dans un modèle où le sous-jacent suit une
diffusion markovienne, cela revient à calculer la dérivée du prix
du produit dérivé par rapport au sous-jacent. En marché incomplet,
notamment dans les modèles avec sauts, la question de la couverture
dynamique reste largement à définir. Les travaux académiques sont
très nombreux dans ce domaine, mais considérés comme difficilement
implémentables dans les marchés. La pratique actuelle est de
s’insensibiliser contre des variations des paramètres du modèle
calibré, sans vérifier si l’erreur résiduelle est acceptable.

Une des conséquences de cette pratique est le peu d’importance
accordée de fait aux données passées, (aussi appelées
données historiques). Cette remarque est à nuancer puisque depuis
quelques années on voit des hedge-funds qui tire profit du décalage
entre les paramètres estimés statistiquement sur les données
historiques et les paramètres implicites.

Comment le marché procède-t-il avec de nouveaux types de
produits , puisque dans ce cas il n’y a pas de marché liquide ?

Par exemple, depuis 2000, une nouvelle activité a vu le jour dans les
organismes financiers : les dérivés de crédit, qui sont des
options sur les pertes générées par les faillites pendant une
période donnée d’un ensemble d’une centaine d’entreprises. Les
facteurs conduisant à la faillite peuvent être des facteurs
spécifiques de chaque entreprise, mais aussi des facteurs communs à
toutes, comme le taux d’inflation, les niveaux des taux d’intérêt,
etc... Intégrer toutes ces informations est opérationnellement très
coûteux en temps de calcul. Devant cette complexité, les méthodes
employées ont d’abord été très rudimentaires : les
dépendances sont modélisées de manière statique, la valeur de
chaque entreprise à l’horizon étant représentée par une
variable gaussienne, corrélée à un facteur commun supposé lui
aussi gaussien. Le défaut apparaît si la valeur de l’entreprise passe
en dessous d’un niveau (connu). Ce modèle basique a permis de faire des
transactions autour d’une représentation consensuelle. Une couverture en
sensibilité était mise en place. Ce qui était présenté
comme une première étape, en fait n’a été amélioré
qu’à la marge. Comme historiquement, les faillites d’entreprises
étaient très rares, la couverture analysait plus les risques de
variation des probabilités de défaut cotées par le marché que
les montants des pertes en cas de défaut effectif. Parallèlement, une
recherche académique active a été développée autour de ces
problèmes ; mais aucun modèle dynamique n’a réussi à s’imposer
comme le standard du marché car toujours considéré comme trop
complexe à implémenter. Il faut dire qu’obtenir un prix « calibré » en moins d’une seconde oblige à des simplifications. Ces dernières
années, l’intérêt porté à la recherche dans ce domaine
s’était nettement relâché, notamment parce que ce secteur
générait de grands profits. Dans un tel contexte, la maîtrise des
risques n’était pas la préoccupation première.

Peut-être les dérivés de crédit sont-ils un bon exemple
d’application de la remarque de John Seo, gérant de hedge-funds, dans
laquelle il faudrait remplacer Black-Scholes, par « copule gaussienne » :

"The model created markets, markets follow models. So these markets
spring up, and the people in them figure out that, at least for some of it,
Black-Scholes doesn’t work. For certain kinds of risk-the risk of rare,
extreme events-the model is not just wrong. It’s very wrong. But the only
reason these markets sprang up in the first place was the supposition that
Black-Scholes could price these things fairly."
 [2]

Questions de responsabilité

Une responsabilité technique

La couverture dynamique des produits dérivés a été un
élément essentiel de leur développement, et les mathématiques
ont été un élément décisif dans le développement de
cette technologie du risque.

  • L’une des premières conséquences en a été la création de
    produits dérivés permettant de couvrir des risques " dits de seconde
    génération ", plus difficiles à appréhender par les
    investisseurs. Les produits de première génération couvraient
    contre le risque de hausse ou de baisse des marchés. Ceux de deuxième
    génération vont couvrir contre les risques de variation quotidienne :
    un exemple typique est le risque de volatilité, pour lequel il existe
    maintenant un marché assez liquide. C’est un phénomène bien connu
    des assureurs automobiles, qui observent que la plus grande sécurité
    des véhicules pousse de nombreux conducteurs à prendre d’autres risques.
  • L’innovation financière que ces techniques ont permis de développer
    n’est pas à remettre en cause en soi, mais comme pour les autres secteurs
    de la crise, cette activité doit être moins

débridée et se recentrer autour des produits dont la finalité est
plus claire.

  • Mais cela ne veut pas dire disparition des risques : la couverture au jour
    le jour minimise le rôle des effets macroéconomiques de long terme, la
    croissance de la taille des positions peut conduire à risques
    résiduels qui ne sont plus acceptables.
  • Les dérivés de crédit montrent plutôt les difficultés de
    couverture dans les marchés en train de se créer, et la nécessité d’une vigilance (réglementation) accrue quand le marché
    s’emballe. Par ailleurs, il faut former des ingénieurs quantitatifs,
    dominant très bien la technicité des modèles, pour être
    capables de résister à la pression du « business » et signaler quand
    les modèle « consensus » paraît notoirement insuffisant.
  • Un point de méthodologie qui n’a jamais été remis en cause est
    la calibration aux prix de marché des dérivés liquides. Cette
    pratique a eu comme conséquence de minimiser la vision dynamique de la
    couverture. Par ailleurs, elle donne une importance sans doute excessive dans
    les modèles aux prix observés, qui peuvent être entachés
    d’imperfections. D’autre part, en ne confrontant pas ces prix avec les
    données historiques, on peut entériner une vision très
    spéculative des prix

La crise n’est pas due aux modèles, elle ne sera pas résolue en
introduisant des nouveaux modèles et la crise prochaine (dans 10 ans ?) ne
sera pas évitée par une plus grande utilisation de mathématiques,
ni par une abolition de toute forme de mathématique dans les institutions.

Par contre, une meilleure surveillance (par analogie à celle mise en place
pour la surveillance des tempêtes et autres catastrophes météorologiques) et une meilleure régulation sont des outils
déterminants pour un fonctionnement plus raisonnable de ces marchés.

Notre rôle, en tant que mathématiciens, se réduit à faire de
notre mieux pour expliquer la limitation de ces modèles, leurs conditions
d’utilisation et la signification des structures aléatoires, et, de
façon plus positive, plus dynamique, d’introduire de nouvelles
réflexions sur leur utilisation.

Une responsabilité sociale

Les marchés financiers sont des éléments déterminants d’une
organisation économique et politique du monde, le capitalisme libéral.

En formant des ingénieurs quantitatifs pour les marchés, en faisant de
la recherche en mathématiques financières, nous avons été un
des éléments de la chaîne qui a conduit aux débordements que
l’on observe, et qu’honnêtement nous n’aurions jamais cru possibles. La
technicité peut faire écran.

La question de la responsabilité est de même nature que celle du
scientifique fasse au monde réel : doit-on en être ou pas ? La
position du mathématicien dans le domaine de la finance est-elle
différente de celle du physicien ou du biologiste face à des grands
enjeux de société, le nucléaire, les OGM, par exemple ? Le fait
que le support de l’activité soit l’argent ne doit pas apparaître
comme un élément discriminant, même si cela rajoute une
complexité supplémentaire, celle des individus face à l’argent.

Le nouvel équilibre politique et économique qui résultera de cette
crise sans précédent n’évacuera pas cette question, car deux
éléments fondamentaux persisteront : l’ampleur de la masse
monétaire qui circule sur les marchés (pensez aux retraites), et les
moyens de calculs actuellement disponibles qui ont été plus que les
mathématiques des éléments déterminants de l’évolution des
transactions dans les marchés.

La finance quantitative ne disparaîtra pas, mais peut devenir uniquement
« informatique ». Il vaudrait mieux que les mathématiques financières ne disparaissent pas, car elles restent un ferment du débat et du questionnement.

Notes

[1Un économiste américain bien connu, mobilisé pendant la seconde guerre mondiale pour travailler dans le service météorologique de l’armée américaine en Angleterre, reçut un coup de téléphone d’un général en mai 1944 lui demandant quel temps il ferait en Normandie au début du mois de juin. L’économiste répondit qu’il était impossible de prévoir la météo si longtemps à l’avance. Le général fut entièrement d’accord, mais avait quand même besoin des chiffres pour des raisons de planification.

[2Le modèle a créé des marchés, les marchés suivent les modèles. Donc ces
marchés apparaissent, et leurs participants se rendent compte, au
moins dans certains cas, que Black-Scholes ne fonctionne pas. Pour certains
types de risques (concernant des événements extrèmes et exceptionnels),
le modèle n’est pas seulement imparfait — il est complètement faux.
Mais la seule raison de l’existence même de ces marchés était
l’hypothèse que Black-Scholes pouvait estimer ces choses de manière
raisonnable.

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Pour citer cet article :

Nicole El Karaoui, Monique Jeanblanc — «Les Mathématiques financières et la crise financière» — Images des Mathématiques, CNRS, 2008

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  • Les Mathématiques financières et la crise financière

    le 4 mars 2010 à 17:56, par NaOH

    Vous dites : « La pratique actuelle est de s’insensibiliser contre des variations des paramètres du modèle calibré, sans vérifier si l’erreur résiduelle est acceptable »

    Qu’arriverait-il si, après vérification, l’acteur boursier réel s’apercevait que l’erreur résiduelle n’est pas acceptable ? Ce dont tous les acteurs, pour peu qu’ils procèdent à la vérification, devraient s’apercevoir aussi...
    Je sens là comme un paradoxe !

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