Les figures « sonores » de Chladni
Pista azul El 19 marzo 2020 Ver los comentarios (8)
Où l’on regarde des cordes et des plaques vibrer et où l’on rencontre Napoléon.
Rediffusion d’un article publié le 4 juillet 2012.
Au tout début du dix-neuvième siècle, Ernst Florens Friedrich Chladni était célèbre
pour donner des représentations au cours desquelles
il présentait l’expérience suivante. Prenant une plaque de cuivre, il
la saupoudrait de sable fin, puis la faisait vibrer en y frottant un archet et transformait ainsi la plaque en instrument de musique. Le sable dessinait alors des figures géométriques qui dépendaient des vibrations imposées à la plaque.
Les temps ont changé ; on peut maintenant trouver des expériences analogues
à celles de Chladni dans de nombreuses vidéos disponibles sur internet, par exemple ici.
Pour la petite histoire,
Napoléon invita Chladni à lui faire une représentation privée, après quoi il promit
un prix à celui qui saurait expliquer ces figures. Ce prix fut par la suite remporté
par Sophie Germain ; quant à Chladni, il fit dédicacer son traité d’acoustique par Napoléon [1].
Dans cet article, nous allons essayer d’expliquer ce qu’un mathématicien
voit dans ces figures.
- Figures de Chladni pour une plaque carrée
- Trente figures de Chladni sont représentées ici et mises en couleur par Eric J. Heller. Ce sont les lignes courbes entre les zones colorées qui constituent les «figures».
Vibrations périodiques
Chladni est un des pères fondateurs de l’acoustique moderne et les figures qui portent son nom se rapportent, sans surprise, à ce domaine des sciences : les lignes dessinées sur la plaque de cuivre sont intimement reliées au son que celle-ci produit quand l’expérimentateur la fait vibrer. Ainsi, les figures de Chladni permettent de voir un son.
Avant d’essayer de les voir, revenons un peu sur la nature des phénomènes sonores. Tous les appareils qui produisent des sons musicaux fonctionnent plus ou moins sur le même principe : un mécanisme (corde, anche, membrane) fait vibrer l’air, cette vibration est éventuellement amplifiée (par exemple par une caisse de résonance) et arrive ensuite jusqu’au récepteur (oreille, micro) qui transforme cette vibration en signal physiologique ou électrique. Pour que le son soit constitué, il faut que la vibration de l’air soit périodique.
Afin d’expliquer cette notion, imaginons un tube et un piston qui va et vient en faisant vibrer l’air au sein du tube. Pendant un intervalle de temps donné, disons entre l’instant $0$ et l’instant $T$, on actionne le piston comme on veut mais de sorte qu’au temps $T$ le piston soit revenu à sa position initiale. Entre les instants $T$ et $2T$, le mouvement est reproduit à l’identique, puis à nouveau entre les instants $2T$ et $3T$, $3T$ et $4T$, et ainsi de suite. C’est cela un mouvement périodique.
La durée $T$ s’appelle la période du mouvement et caractérise la hauteur du son entendu. Par exemple, le la standard correspond à un motif qui se répète $440$ fois par seconde, si bien que sa période $T_{\mathbf{la}}$ est égale à $1/440$ seconde, soit environ $0,00227$ seconde.
La force du son dépend de l’amplitude du mouvement c’est-à-dire de l’écart entre les deux positions extrêmes du piston.
Le timbre du son (ce qui, par exemple, nous permet de différencier un violon d’une clarinette) dépend lui du mouvement primitif imprimé sur chaque intervalle de longueur $T$. L’inverse $1/T$ de $T$ est la fréquence du son et s’exprime en Hertz [2].
La fréquence du la est donc de $440$ Hertz, soit $440$ oscillations par seconde.
Les cordes vibrantes
Essayons maintenant de faire vibrer une corde tendue et fixée à ses deux extrémités (par exemple une corde de guitare). Les deux procédés suivants peuvent être employés : on peut
- (1) soit pincer la corde, ou la taper, en un point et la laisser ensuite évoluer librement ;
- (2) soit imposer un mouvement particulier en un ou plusieurs de ses points et observer la réponse de la corde à cette excitation.
Dans le premier cas, l’action initiale transfère un peu d’énergie à la corde.
La corde se met alors à vibrer à une fréquence déterminée, la vibration obtenue s’entretient elle-même et, dans un monde idéal sans aucune déperdition énergétique, elle vibrerait indéfiniment à cette fréquence.
Dans le second cas, imaginons que l’on imprime un mouvement périodique à une fréquence choisie, localisé autour d’un point de la corde.
Même si l’amplitude est extrêmement petite, il se peut que les oscillations entraînent de grandes oscillations de la corde à la même fréquence, y compris en dehors de l’endroit où la force est exercée. Ces phénomènes de résonance sont bien connus et peuvent produire des résultats spectaculaires : ainsi les petites oscillations imposées à un pont par le souffle du vent ou le pas cadencé d’une troupe militaire peuvent conduire à quelques catastrophes [3]:

Le pont de Tacoma
Voir le lien vers une vidéo impressionnante du pont qui oscille dans la note [3].
Les résonances n’interviennent que pour des valeurs particulières de la fréquence qui sont appelées fréquences propres.
Ces fréquences propres dépendent du système (ici de la corde). On peut montrer
qu’il y a une infinité de telles fréquences propres, que nous noterons $f_1$, $f_2$, $f_3$ ... , $f_n$, ...
Considérons une corde de longueur $L$. Dans le modèle d’excitation (1) ci-dessus,
on suppose que la corde est fixée à ses deux bouts, comme pour une guitare ; la position des doigts de la main gauche fixe alors la longueur $L$ de la corde pincée.
Dans le modèle d’une sollicitation périodique, comme dans la situation (2), on supposera pour simplifier que la corde est fixée en une extrémité, et que l’excitation est effectuée en la seconde extrémité.
Dans le modèle des cordes vibrantes, les fréquences propres sont les multiples entiers
\[
f_1, \, f_2 = 2\cdot f_1, \, f_3=3\cdot f_1, \, \ldots , \, f_n=n \cdot f_1, \ldots
\]
d’une fréquence particulière $f_1$, dite fréquence fondamentale; les multiples $f_n$ de $f_1$ sont les harmoniques. La fréquence fondamentale dépend
- de la longueur (que l’on modifie en posant les doigts);
- des caractéristiques physiques de la corde (en particulier de sa masse par unité de longueur);
- de la tension à laquelle la corde est soumise (que l’on ajuste quand on accorde l’instrument).
La fréquence fondamentale donne son nom à la corde : la corde de ré, pincée à vide (et après accord) est censée donner un ré à entendre ; sa fréquence fondamentale doit donc être de $293,7$ Hertz. Si la corde est celle du la, elle doit vibrer à $440$ Hertz.
Les fréquences propres correspondent ainsi aux vibrations qui n’ont pas besoin d’excitation extérieure pour exister ; une impulsion initiale suffit à les faire entendre. On peut les détecter en comparant la réponse de la corde à des excitations périodiques dont la fréquence varie mais dont l’amplitude reste fixée. Lorsque
la fréquence employée n’est pas une fréquence propre, l’amplification entre
l’excitation imposée et la réponse de l’instrument est contrôlée, mais cette amplification devient (presque) infinie quand on s’approche des fréquences propres.
Il convient toutefois d’être un peu plus précis. Plaçons-nous dans le cas où la corde est mise en mouvement en la tapant ou en la pinçant.
Lorsque la corde évolue ensuite librement, le son entendu met en jeu une combinaison des fréquences propres, et cette combinaison dépend de l’excitation initiale.
Dans cette combinaison, la part de la fréquence fondamentale est en général prépondérante. De plus, comme notre oreille n’entend pas les fréquences trop
hautes, nous distinguons principalement la fréquence fondamentale. C’est ce qui explique pourquoi nous privilégions la fréquence fondamentale lorsque nous
évoquions, ci-dessus, la corde du ré ou du la. Les oreilles entraînées peuvent cependant percevoir parfois les premières harmoniques, en particulier le double de la fréquence fondamentale, qui produit la même note une octave au-dessus.
La fonction sinus et les nœuds
Nous allons maintenant essayer de décrire la corde quand elle vibre, en particulier à une de ses fréquences propres.
On suppose la corde horizontale au repos et on repère chacun de ses points par la distance $x$ à l’une des extrémités. À un instant donné, la position de la corde est décrite par la hauteur $h$ au-dessus de la position $x$ ; $h$ est négatif si la corde est au-dessous de la position de repos. Comme la position $h$ dépend à la fois de la distance $x$ et du temps $t$ on précise cette dépendance par la notation $h(t,x).$
Il nous faut introduire maintenant la fonction sinus, notée $\sin$, qui est une des fonctions périodiques les plus simples. En voici une description pour le lecteur qui ne connaîtrait pas cette fonction.
Imaginez une roue de diamètre $A$ qui tourne dans le sens des aiguilles d’une montre, à raison d’un tour complet par période $T$ ; si $T$ est égal à une seconde, il y a donc un tour par seconde. Avant de faire tourner la roue, placez un repère sur sa circonférence, à même hauteur que l’axe de la roue et sur la gauche de celle-ci. Lorsque la roue tourne, le repère monte puis descend alternativement. La hauteur du repère à l’instant $t$ est alors égale à $A\sin(2\pi t/T),$ où $\sin$ est
la fonction sinus (par convention, la hauteur est nulle lorsque le repère est à l’horizontale de l’axe de la roue, négative si le repère est sous l’axe, positive sinon).
Avec ces notations et les définitions introduites précédemment,
l’amplitude est $2A$ et $1/T$ la fréquence.
Quand la corde vibre à une de ses fréquences propres $f$, le profil de la corde au cours du temps $t$, noté $h(t,x)$ comme ci-dessus, prend une forme particulière ; ce profil oscille entre deux hauteurs extrêmes qui, elles, ne dépendent que de l’abscisse $x$ de la corde, pas du temps : on note $H(x)$ et $−H(x)$ ces deux positions extrêmes. La forme exacte
de $h(t,x)$ est alors résumée par la formule suivante :
\[
h(t,x) = \sin(2\pi f t) \times ({\text{fonction H(x)}}).
\]
Si on fige le temps en un instant $t_0$ (par exemple
en faisant une photographie) le profil de la corde représente alors
le graphe de la fonction $H$ multipliée par $\sin(2\pi f t)$.
Par définition, cette fonction $H$ est un mode propre. Nous avons dit plus
haut que les fréquences propres forment une suite $f_1$, $f_2$, ..., $f_n$, ..., de nombres ; il y a donc aussi un nombre infini de modes propres $H_0$, $H_1$, etc.
Avant de généraliser cette discussion aux membranes de tambour ou aux plaques de Chladni, ce que nous ferons ci-dessous, deux dernières remarques s’imposent, qui
concernent tous les modes propres $H$, quelque soit la fréquence $f$ associée.
La première concerne les nœuds : ce sont les points où $H$ s’annule.
En un tel point $x_0,$ nous avons donc $H(x_0)=0$, si bien que $h(t,x_0)$ est nul quelque soit le temps $t$ ; ainsi, le point $x_0$ ne bouge pas lors de cette vibration. En ces points, la corde est immobile lors de l’oscillation à la fréquence $f$ et paraît donc nouée.
La seconde remarque concerne la portion de corde entre deux nœuds
$x_0$ et $x_1$ du mode propre $H.$ Ce morceau de corde vibre à la fréquence $f$ et est fixé en $x_0$ et $x_1.$ Puisque $x_0$ et $x_1$ sont fixés au cours du mouvement, on peut oublier le restant de la corde, comme si on la coupait en ces
deux points, modifiant ainsi sa longueur. Le mouvement ainsi observé entre $x_0$
et $x_1$ correspond alors à un mode propre d’une portion de corde plus courte.
Ainsi, restreint à ce bout de corde, le mode propre $H$ est de nouveau un mode propre, de même fréquence.
Membranes Vibrantes
La plaque de Chladni, ou la membrane d’un tambour, présentent des propriétés acoustiques similaires aux cordes des paragraphes précédents. Là encore, on essaie de les faire vibrer autour de leur position horizontale d’équilibre. L’état de la membrane est donc représenté par une fonction $h$ qui dépend du point $p$ de la plaque considéré et du temps $t.$ À nouveau, une suite (infinie) de fréquences propres $f_n$ apparaît et ces fréquences peuvent être caractérisées soit comme les vibrations qui existent sans excitation extérieure, soit comme celles pour lesquelles l’amplification devient infinie.
Dans le cas des cordes vibrantes, les fréquences propres sont aisées à calculer car elles sont multiples de la première, la fréquence fondamentale. Pour les plaques, on ne sait pas calculer les $f_n$, si ce n’est pour certaines formes très particulières (les plaques carrées entre autres). On peut toutefois, comme précédemment, définir les fréquences propres successives $f_n$ et les modes propres associés $H_n$, puis chercher à les étudier, à les comprendre. C’est un problème délicat.
[4]
Ces modes propres sont en relation directe avec les figures de Chladni, ce que
nous pouvons maintenant expliquer. De manière analogue aux cordes, quand la membrane vibre à la fréquence propre $f_n.$ Le profil de la plaque au-dessus du point repéré par $p$ et au temps $t$ est décrit par $h_n(t,p)$ qui satisfait alors
\[
h_n(t,p) = \sin(2\pi f_n t) \times H_n(p).
\]
On peut démontrer que les fonctions $H_n$ s’annulent le long de certaines courbes (qui sont autorisées, éventuellement, à se croiser). Ces courbes sont l’analogue des nœuds des cordes vibrantes ; on les appelle donc les lignes nodales.
Quand la membrane oscille à la fréquence $f_n$, les points de la membrane situés le long des lignes nodales du mode propre $H_n$ restent au repos. Si la membrane est saupoudrée de sable suffisamment fin, celui-ci se dépose le long des lignes nodales ; s’y accumulant, le sable dessine alors ces lignes. Les figures de Chladni sont donc des représentations des courbes, les lignes nodales, le long desquelles certains modes propres s’annulent.
Tout l’art de Chladni consistait alors à sélectionner des modes propres différents de façon à dessiner toutes les figures qui portent son nom. En voici certaines, réalisées avec une guitare.
Complément
Les vibrations des plaques et des cordes sont modélisées mathématiquement par une équation, appelée équation des ondes.
Cette équation fait intervenir le temps $t$ et la position $(x,y)$ du point de la plaque vibrante. Les forces de rappel entre les points adjacents et le point $(x,y)$ conduisent à une relation qui régit l’oscillation de la plaque étudiée ; elle fait intervenir un l’opérateur de Laplace, noté $\Delta$ [5]. In fine, l’équation des ondes s’écrit
\[
\partial_t^2 h + \Delta h = 0.
\]
L’opérateur $\Delta$ est ce que l’on appelle un opérateur différentiel :
dans la notation $\Delta$ se cachent des dérivées par rapport à $x$ et par rapport à $y$.
Par exemple, dans le cas de la corde vibrante, l’équation peut être réécrite
\[
\partial_t^2 h -c^{-2}\partial_x^2 h =0,
\]
où $c$ est un nombre dans lequel sont cachés certains paramètres physiques ; ce coefficient $c$ a la dimension d’une vitesse : c’est la vitesse de propagation du son dans la corde. Bien que nous n’ayons pas défini ici avec précision l’opérateur $\Delta$, on peut affirmer que cet objet mathématique est absolument central ! Comprendre les figures de Chladni, les lignes nodales, et donc les modes propres et les fréquences associées, permet ainsi de comprendre un peu mieux l’un des outils importants des mathématiques : l’opérateur $\Delta$ de Laplace. Il n’est donc pas surprenant que de nombreux mathématiciens soient encore confrontés régulièrement à l’étude de ces phénomènes.
Pour le lecteur averti, nous pouvons maintenant présenter en encadré le calcul des fréquences propres et des modes propres d’une corde de longueur $L$ : il s’agit de calculer la fréquence fondamentale $f_1$ et de voir que les suivantes lui sont proportionnelles.
Terminons par un rappel ! Comme pour toute équation mathématique censée représenter une réalité physique, les résultats associés n’ont une interprétation physique raisonnable que sous certaines hypothèses. En particulier, l’équation des ondes que nous avons présentée néglige tout phénomène d’amortissement, et n’est physiquement pertinente que pour de petits déplacements $h$ de la corde [6]. Ainsi, cette équation des ondes simplifiée ne fournit bien sûr qu’une explication partielle, approchée, des figures de Chladni proprement dites.
La rédaction d’Images des maths, ainsi que les auteurs, remercient pour leur relecture attentive,
les relecteurs dont le pseudonyme est le suivant : Antonin Guilloux et
The Barber.
Notas
[1] On pourra lire à ce sujet l’article de H. J. Stöckmann «Chladni meets Napoleon» paru dans le numéro spécial de The European Physics Journal sur
les figures nodales.
[2] Pour honorer le physicien allemand Heinrich Rudolf Hertz (1857-1894)
[3] Voir le pont de Tacoma, ou celui d’Angers
[4] De surcroît, une ambiguïté peut apparaître, car à une même fréquence $f_n$
peuvent correspondre plusieurs modes propres distincts : ainsi, il peut arriver
que la plaque vibre de deux façons différentes mais que l’on entende le même son !
Dans ce cas les modes propres correspondant à la même fréquence peuvent être combinés entre eux ; par exemple, la fonction obtenue en faisant la somme de deux modes propres vibrant à la même fréquence est un nouveau mode propre.
Nous négligeons ici cette difficulté et noterons $H_n$ le mode propre associé à la fréquence propre $f_n$. Pour être totalement précis, un mode propre peut toujours être multiplié par une amplitude $A$, ce qui change $H_n$ en $A H_n$, mais nous supposerons que c’est la seule ambiguïté relative à $H_n$.
[5] Pour les lecteurs savants, nous avons ici choisi la convention qui fait de $\Delta$ un opérateur positif; ainsi pour une membrane, $\Delta=-\partial_x^2-\partial_y^2$.
[6] On pourrait lui ajouter des termes, ou changer de modèle, pour prendre en compte tel ou tel phénomène physique dont elle ne tient pas compte. De plus, lorsque l’amplification entre l’excitation et la réponse devient trop grande, il faudrait changer de modèle mathématique.
Comparte este artículo
Para citar este artículo:
Serge Cantat, Luc Hillairet — «Les figures « sonores » de Chladni» — Images des Mathématiques, CNRS, 2020
Comentario sobre el artículo
Voir tous les messages - Retourner à l'article
Les figures « sonores » de Chladni
le 16 de julio de 2012 à 13:33, par TheBarber