Les géométries non euclidiennes. Histoire et historiographie

Piste verte Le 28 décembre 2015  - Ecrit par  Rossana Tazzioli Voir les commentaires

Fondé en 1948, le Séminaire d’histoire des mathématiques de l’Institut Henri Poincaré est un haut lieu d’échanges entre histoire et mathématiques. La séance du 22 mai 2015 était consacrée à l’histoire des géométries non euclidiennes.

Bien qu’elle ait fait l’objet de nombreuses publications d’historiens et mathématiciens, l’histoire de la géométrie non euclidienne comporte encore de nombreuses zones d’ombre.

L’idée de démontrer le cinquième postulat d’Euclide à partir des autres postulats de la géométrie euclidienne a traversé l’histoire de la géométrie, de l’antiquité jusqu’au 19e siècle.

Le cinquième postulat d’Euclide, aujourd’hui connu sous le nom de « postulat de l’unicité de la parallèle », est équivalent à l’énoncé suivant :

« Etant donnés une droite $D$ et un point $M$ – qui n’appartient pas à la droite $D$, il existe une et une seule droite $d$ parallèle à la droite $D$ et passant par le point $M$. »
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Durant plus de 2000 ans, des mathématiciens ont cherché à « démontrer » ce postulat. Or toutes ces tentatives de démonstrations s’avèrent employer des énoncés équivalents au postulat lui-même... Elles ont par conséquent toutes échoué. Au 19e siècle, des mathématiciens ont poursuivi une nouvelle idée en proposant de remplacer le cinquième postulat par un autre énoncé. Cette idée a donné naissance à de nouvelles géométries, différentes de la géométrie euclidienne classique, et qui ont par conséquent été dénommées « géométries non euclidiennes ».

L’histoire des géométries non euclidiennes a souvent été présentée en distinguant quatre grandes étapes :

  • depuis l’antiquité grecque, de nombreux mathématiciens ont critiqué le fait que le cinquième postulat soit réellement un postulat et ont cherché à en donner une démonstration, c’est-à-dire à en faire un théorème
  • aux 17e et 18e siècles, des travaux de mathématiciens comme Girolamo Saccheri et Johann-Heinrich Lambert ont été considérés comme « précurseurs » d’une nouvelle géométrie
  • le 19e siècle est celui des fondateurs de la géométrie non euclidienne avec les travaux de Nikolaï Lobatchevski, János Bolyai et Carl Gauss
  • l’étude de cette nouvelle théorie se poursuit alors à travers diverses approches : la logique, la géométrie-différentielle, la géométrie-projective et la théorie des groupes de transformation.

Cette présentation historique est restée essentiellement inchangée depuis la publication en 1906 d’un livre de Roberto Bonola sur l’histoire des géométries non euclidienne [1]. Au cours du 20e siècle d’autres ouvrages de mathématiques et d’histoire des mathématiques ont approfondi l’histoire des géométries non euclidiennes. Mais malgré ces approfondissements remarquables, la structure en quatre grandes étapes de cette histoire n’a pas changé de manière significative depuis la publication du livre de Bonola.

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L’histoire des géométries non euclidiennes est donc restée en quelque sorte gravée dans le marbre depuis plus d’un siècle. La séance du Séminaire d’histoire des mathématiques de l’Institut Henri Poincaré du 22 mai 2015 a été l’occasion de croiser plusieurs regards critiques sur cette histoire. Trois conférences ont analysé différents aspects de l’histoire des géométries non euclidiennes encore inexplorés ou mal connus. Nous évoquons ici quelques facettes de ces nouvelles approches historiques et renvoyons pour davantage de détails aux captations audiovisuelles des conférences et discussions qui se sont tenues lors de cette séance du Séminaire d’histoire des mathématiques.

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Eugenio Beltrami

À partir de la correspondance entre le professeur de mathématiques français Jules Hoüel et l’officier d’artillerie belge Joseph-Marie De Tilly, Philippe Nabonnand a analysé plusieurs aspects de l’histoire de la géométrie hyperbolique plane, en particulier le concept de « modèle ». Le premier modèle d’une telle géométrie a été introduit par Eugenio Beltrami en 1868 [2], puis développé par Felix Klein et Henri Poincaré durant les années 1870 et 1880.

Le modèle projectif de Beltrami avait l’avantage d’interpréter le plan hyperbolique sur un disque, au moyen d’un « dictionnaire » permettant de passer du plan au disque et réciproquement. Les géodésiques du plan de Lobachevskij-Bolyai étaient ainsi représentées par des cordes sur le disque de Beltrami. En outre, à partir de son modèle projectif, Beltrami avait réussi à construire un « modèle euclidien » du plan hyperbolique sur la « pseudosphère », une surface de l’espace euclidien à trois dimensions obtenue par rotation d’une courbe particulière appelée « tractrice ».

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La pseudosphère en carton de Beltrami

Cette « représentation » - comme l’appelait Beltrami - du plan hyperbolique sur une surface de l’espace euclidien permettait de visualiser des objets et théorèmes qui étaient auparavant impossibles « à voir ». Beltrami était tellement fier de cette découverte, qu’il a construit matériellement la pseudosphère en utilisant des morceaux de carton comme le montre la photographie ci-contre.

Le modèle de Beltrami posait cependant plusieurs problèmes mathématiques dont Hoüel et De Tilly ont débattu dans leur correspondance des années 1868-1870. L’un de ces problèmes posait la question essentielle de la non-démontrabilité du cinquième postulat d’Euclide. Depuis la publication des Grundlagen der Geometrie de David Hilbert en 1899 [3], cette question est considérée équivalente à l’indépendance du cinquième postulat par rapport aux autres postulats. Mais la correspondance De Tilly-Hoüel montre que cette question était déjà débattue avant qu’Hilbert n’en fasse le cœur de sa propre approche de la géométrie non euclidienne.

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Jules Hoüel
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Corrado Segre

L’exposé de Rossana Tazzioli a analysé l’enseignement universitaire de la géométrie non euclidienne au tournant du 20ème siècle. En Italie notamment, l’étude des cours inédits de Gino Fano et Corrado Segre a permis de questionner le statut de la géométrie non euclidienne et d’éclairer plusieurs questions historiques telles que l’influence de Saccheri sur Lambert et Gauss ou les rôles joués par les Grundlagen der Geometrie de Hilbert et la théorie des fonctions fuchsiennes de Poincaré dans la formalisation de la géométrie non euclidienne et la diffusion de cette nouvelle théorie. En outre, l’exposé a montré l’influence des idées de Fano, Segre, Giuseppe Veronese, Federigo Enriques et Guido Castelnuovo sur l’approche historique développée dans l’ouvrage de Roberto Bonola.

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Gino Fano
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Max Dehn

Dans son exposé David Rowe a mis en évidence le rôle essentiel du livre de Roberto Bonola dans l’écriture d’une certaine histoire des géométries non euclidiennes qui a privilégié deux approches au détriment de nombreuses autres : la géométrie différentielle, issue de la tradition de Gauss, Riemann et Beltrami, et la géométrie projective de Cayley et Klein. Mais l’histoire de la géométrie non euclidienne a aussi été largement construite par les mathématiciens mêmes. David Rowe a particulièrement analysé l’Appendice de Max Dehn - Die Graundlagen der Geometrie in historischer Entwicklung - à l’ouvrage de Moritz Pasch, intitulé Vorlesungen über neuere Geometrie (1926), ainsi que les écrits de Beltrami et Klein, dans lesquels le rôle de Gauss et son influence sur le développement de la géométrie non euclidienne ont été surestimés. David Rowe a enfin discuté d’autres contributions à l’épistémologie de la géométrie non euclidienne, comme celles de Poincaré et Hilbert.

A la suite de ces trois conférences, une table ronde a porté sur les problèmes posés par l’histoire de la réception de la géométrie non euclidienne : quand et de quelle manière la géométrie non euclidienne a commencé à circuler parmi les gens cultivés hors du cercle restreint des mathématiciens ? Si la théorie de la relativité et plusieurs travaux de Poincaré ont fait connaître cette nouvelle géométrie au grand public, la géométrie non euclidienne circulait en réalité déjà auparavant, au 19e siècle, et trouvait notamment sa place au sein de sociétés savantes locales ainsi que dans les pages de journaux de haute vulgarisation scientifique. Cette table ronde a ainsi permis d’esquisser de nouvelles pistes de recherche en histoire des mathématiques.

Post-scriptum :

Pour en savoir plus, n’hésitez pas à visionner en ligne la captation audiovisuelle de cette séance du Séminaire d’histoire des mathématiques de l’IHP.

L’auteur et la rédaction d’Images des Mathématiques remercient Audibert et Sylvain Courte pour leur relecture attentive.

Article édité par Frédéric Brechenmacher

Notes

[1R. Bonola, La geometria non-euclidea. Esposizione storico-critica del suo sviluppo, Bologna, Zanichelli, 1906

[2E. Beltrami, « Saggio di interpretazione della geometria non euclidea », Giornale di Matematiche vol. 6, 1868 , p. 284-312

[3D. Hilbert, Les fondements de la géométrie, Paris, Dunod, 1971

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Pour citer cet article :

Rossana Tazzioli — «Les géométries non euclidiennes. Histoire et historiographie » — Images des Mathématiques, CNRS, 2015

Crédits image :

Image à la une - Pseudosphère.
img_14917 - Dipartimento di Matematica, Università di Pavia

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