Les journaux mathématiques
Le 5 septembre 2009 Voir les commentaires (2)Lire l'article en


Dans ce billet je vais parler des journaux mathématiques, en essayant d’expliquer comment
ils fonctionnent, à quoi ils ressemblent, leurs points communs et leurs différences.
La principale substance du métier de mathématicien consiste à mieux comprendre et faire comprendre
les mathématiques. Lorsqu’un mathématicien réussit à découvrir un phénomène mathématique intéressant
ou à répondre à une question ouverte, il lui reste à communiquer cette avancée. Cette communication
peut prendre plusieurs formes, mais presque à chaque fois le mathématicien rédige un article de
recherche, en langage courant un papier, qu’il soumet pour publication à un journal mathématique.
Pour simplifier, je parlerai de l’auteur de l’article au singulier, mais les papiers sont
couramment coécrits par deux ou trois mathématiciens, parfois (mais rarement) plus.
À quoi ressemble un journal mathématique ?
Un numéro d’un journal est essentiellement composé d’une succession d’articles mathématiques. Il
comporte en général une table des matières, la composition du comité éditorial,
quelques instructions aux auteurs et une description du type d’article qu’il publie, mais ces
informations sont le plus souvent cantonnées aux quatre pages de couverture. Les journaux mathématiques
sont donc d’apparence très sobre, presque toujours entièrement en noir et blanc. Voici un exemple avec la couverture
et une page d’un article du journal édité par mon institut, les Annales de l’institut Fourier.
Les plus curieux pourront facilement trouver les sites web des journaux cités, sur lesquels les articles assez
anciens sont parfois disponibles librement.
Le rôle du journal est de vérifier que le contenu est correct et intéressant, éventuellement
de demander des améliorations à l’auteur, puis de publier l’article afin qu’il soit disponible pour les
autres mathématiciens. Tout ceci se passe en plusieurs étapes, impliquant différentes personnes.
Soumission de l’article
Tout d’abord l’article est envoyé par l’auteur au comité de rédaction du journal, qui est composé
de mathématiciens expérimentés. L’un de ces rédacteurs [1] prend alors en charge le papier. Il le parcourt afin de déterminer, suivant le
sujet, quel rapporteur [2] sera à même de le vérifier et de l’évaluer. Le rapporteur peut être
n’importe quel autre mathématicien ; il est en général choisi de façon à éviter les conflits d’intérêt
et à assurer un maximum d’objectivité : on n’envoie bien sûr pas un article à son auteur ou à son voisin de bureau.
Suivant sa disponibilité et sa bonne volonté, il accepte ou non de rapporter sur l’article. S’il refuse, le rédacteur
doit trouver quelqu’un d’autre (ce qui peut prendre un certain temps).
Dans certaines revues les plus sélectives, l’article est envoyé à plusieurs rapporteurs (souvent deux ou trois)
qui écrivent des rapports indépendamment les uns des autres.
Le travail de rapporteur
Le rapporteur doit lire l’article (plus ou moins) en détail et rédiger un rapport permettant au comité
éditorial de statuer sur sa publication. Le premier critère est l’exactitude de l’article, qui peut
être parfois longue et difficile à établir. D’ailleurs, elle est vérifiée avec plus ou moins de zèle suivant
le temps consacré par le rapporteur, la clarté et la difficulté de l’article. Il faut également vérifier
que le contenu de l’article est réellement nouveau. Enfin, le rapporteur donne son avis sur le niveau et la
pertinence de l’article : est-il vaguement intéressant, réellement important ou carrément révolutionnaire ?
De nombreux articles sont en effet rejetés alors qu’il sont parfaitement exacts et originaux, mais jugés d’un niveau insuffisant au regard de la sélectivité de la revue ou inadaptés à celle-ci.
Les journaux mathématiques peuvent en effet être généralistes (American Journal of Mathematics, Bulletin de la
Société Mathématique de France, Israel Journal of Mathematics) ou au contraire spécialisés dans un domaine
précis (Annals of Probability, Journal of Algebraic Geometry, Geometry and Topology).
La plupart des journaux, même généralistes, ont des thèmes privilégiés : par exemple Compositio Mathematica publie plutôt
en géométrie (en particulier symplectique), géométrie algébrique, algèbre et arithmétique et peu en analyse ou en
probabilités. De plus certains journaux se spécialisent dans des papiers de petite taille (Proceedings
of the American Mathematical Society, Archiv der Mathematik) ou au contraire dans les longs articles
(feu International Mathematical Research Papers, Memoirs of the American Mathematical Society, Mémoires de
la Société Mathématique de France). Un article mathématique est considéré comme court en dessous de 10 ou 15 pages,
alors que les plus longs peuvent dépasser 100 ou 200 pages, et peuvent être considérés comme des monographies :
chaque numéro des deux derniers journaux cités ne contient en général qu’un article.
Le retour au comité éditorial
Une fois le rapport en sa possession, le comité éditorial décide du sort de l’article. Il peut le rejeter
purement et simplement, l’accepter tel quel ou l’accepter sous réserve de modifications. Dans le premier
cas, l’auteur n’a plus qu’à le soumettre à une autre revue après l’avoir éventuellement retravaillé, ou
à l’abandonner si le rapporteur l’a convaincu qu’il était irrémédiablement faux ou inintéressant. L’acceptation
d’un papier est toujours une bonne nouvelle, une reconnaissance du travail accompli, même si parfois
les modifications à faire peuvent demander pas mal de travail.
Il arrive aussi que des modifications soient demandées sans garantie de publication. Le rapporteur
évalue alors l’article modifié et le comité éditorial se prononce sur cette version à partir des deux
rapports.
La diffusion
S’il est accepté et après les éventuelles modifications demandées par le rapporteur, l’article est envoyé
à la fabrication. Il y est mis en page au format de la revue (bien que les logiciels utilisés en maths,
TeX et ses avatars, permettent à l’auteur de faire une bonne partie de la mise en forme, il reste toujours du
travail de composition), des épreuves sont envoyées à l’auteur pour qu’il vérifie qu’aucune erreur ne s’est glissée
à ce stade, puis le numéro du journal est imprimé et mis en ligne. Les bibliothèques de mathématique
qui sont abonnées au journal reçoivent ensuite le numéro, et leurs membres ont accès à la version électronique.
Parfois, mais la coutume se perd, l’auteur reçoit quelques tirés à part, des copies de son article qu’il peut
distribuer à des collègues intéressés.
En fait, de nos jours le rôle de diffusion des journaux mathématiques a un peu diminué. En effet, les auteurs
mettent souvent leurs articles à disposition sur leur page web ou sur des sites prévus à cet effet (le plus
important étant arXiv). Toutefois, si l’on feuillette régulièrement les
journaux qui arrivent à sa bibliothèque, il arrive qu’on découvre des articles intéressants que l’on
n’aurait jamais pensé à chercher. C’est l’une des raisons qui expliquent l’attachement de certains mathématiciens
aux journaux papier, alors que de nombreuses sciences ont tendance à ne plus s’abonner qu’électroniquement à leurs
revues.
Au total, ce processus est assez long. En me basant sur ma courte expérience, j’estime que
le temps qui s’écoule entre la soumission d’un article et sa parution peut aller de quelques mois (trois ou quatre
avant d’avoir une réponse du comité de rédaction et au moins encore autant avant l’impression) à plus de
quatre ans (j’espère pas beaucoup plus). Certains journaux ont accumulé tellement de papiers acceptés qu’ils ont
plusieurs années d’impression en attente. Des délais de six mois pour l’acceptation et un an pour l’impression
peuvent être considérés comme raisonnables.
Choisir un journal
En fait, j’ai omis une étape cruciale dans le processus de soumission, la première : le choix du journal
auquel l’auteur décide d’envoyer son article. Le choix est vaste car il existe plusieurs centaines de journaux
mathématiques ; même en se limitant aux moins confidentiels, il reste une bonne centaine de possibilités.
Le critère principal est l’adaptation de l’article au journal. Il faut évidemment éviter d’envoyer à une
revue spécialisée un article d’un domaine différent, et on essaie en général de soumettre à une revue
qu’on estime assez lue par les mathématiciens travaillant dans ce domaine, ou dont un des rédacteurs
est susceptible d’être intéressé par l’article. Cela augmente les chances que le rapporteur soit compétent
et trouve l’article intéressant.
Il faut également bien cibler le niveau du journal : si l’on pense que l’article est très bon, on va
souvent chercher à l’envoyer à une revue prestigieuse [3]. Il peut-être
dangereux de soumettre trop haut : vu les délais, on risque fort de se retrouver un an
plus tard au point de départ après le refus de l’article. Les revues prestigieuses ont un fort taux de rejet
malgré l’auto-censure des mathématiciens. Il existe toute une gradation
de réputation des journaux, qui diffère suivant les domaines et même suivant les personnes. On peut tout
de même citer quelques revues incontestablement de très haut vol : Annals of Mathematics, Inventiones Mathematicae,
Acta Mathematica, les Publications mathématiques de l’IHÉS et le Journal of the AMS.
Un autre critère important est le bon fonctionnement du journal. Certains traitent bien les articles en un temps
raisonnable (par exemple International Mathematical Research Notices ou Mathematical Research Letters sont
conçus pour refuser ou publier rapidement) tandis que d’autres traînent en longueur. Souvent, ce temps dépend
du rédacteur et de son carnet d’adresses de rapporteurs potentiels, et de toute façon peu de données existent ;
chacun fait donc en fonction de ses expériences passées ou des récits des déboires de ses collègues [4].
D’autres critères peuvent intervenir, qui ont moins à voir avec la science. Le plus courant est le prix de la revue :
il varie énormément, de moins de vingt centimes par page pour des journaux publiés par des institutions académiques
ou sans profit comme Pacific Journal of Mathematics à plus d’un euro par page pour certains journaux
publiés par des éditeurs privés comme Inventiones Mathematicae ou Journal of Algebra. Comme ce sont les laboratoires
de mathématique qui en supportent le prix, certains boycottent les journaux qu’ils jugent trop chers. On assiste
d’ailleurs à un mouvement en faveur des éditeurs académiques. Le comité éditorial de Topology a par
exemple démissionné en bloc pour recréer un journal comparable, Journal of Topology, édité par la London
Mathematical Society à un coût bien moindre. Certains journaux dont le nom n’est pas possédé par leur éditeur
ont pu plus pacifiquement se retrouver dans le giron d’éditeurs académiques, comme les Annales scientifiques de l’ENS maintenant édité par la Société Mathématique de France (SMF).
Moins courant (la plupart de mes collègues considèrent ça comme une lubie), l’élégance visuelle garde pour moi une importance certaine. Je ne peux m’empêcher de finir sur une image du summum en la matière : les Publications mathématiques de l’IHÉS. Les pages sont larges, mais les grandes marges évitent les lignes trop longues qui gêneraient la lecture. La police avec son style un peu vieillot me plaît beaucoup (ce journal a d’ailleurs été composé au plomb très longtemps) et le papier épais légèrement jaune est très agréable. [5]

Notes
[1] Souvent appelés éditeurs car le terme
anglais est editor.
[3] Les revues dans lesquelles on publie ont en effet
un impact très net sur la carrière : les personnes chargées d’évaluer un mathématicien n’ayant pas toujours le temps de lire ses
travaux, elles se basent parfois sur les revues dans lesquelles ils ont été publiés, en supposant qu’un article
moyen n’aurait pas été accepté dans une revue jugée de haut niveau. Évidemment, cette méthode d’évaluation a des
limites, qu’on a peut-être déjà dépassées dans la communauté, mais là n’est pas le sujet.
[4] Par exemple,
je fais malheureusement une très mauvaise publicité à Mathematische Annalen.
[5] Les publications Mathématiques de l’IHÉS sont disponibles sur numdam.org.
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Pour citer cet article :
Benoît Kloeckner — «Les journaux mathématiques» — Images des Mathématiques, CNRS, 2009
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le 30 octobre 2021 à 11:37, par Jean-Francisque Leo