Les mystères des nombres parfaits

Deuxième partie

Piste bleue Le 30 septembre 2021  - Ecrit par  Sandrine Lagaize Voir les commentaires

Dans la première partie, nous avons présenté les nombres parfaits, nous avons énoncé le théorème de caractérisation des nombres parfaits pairs et nous avons vu qu’une part de mystère entoure encore ces nombres particuliers.
Pour les lecteurs qui souhaitent aller plus loin, nous allons, dans cette partie, donner des éléments de la démonstration du théorème sur les nombres parfaits pairs et nous donnerons quelques-unes des pistes de recherche menées à propos de la conjecture qui nous intéresse particulièrement :

Conjecture : il n’existe pas de nombre parfait impair.

Quelques rappels

Rappelons qu’un nombre parfait est un entier strictement positif égal à la somme de ses diviseurs stricts.

Par exemple 6 est un nombre parfait car $ 6= 1+2+3$.

Commençons donc par rappeler ce que l’on sait des nombres parfaits pairs en citant d’abord le résultat d’Euclide :

Théorème (Euclide, 300 ans avant JC) : Soit $n$ un entier strictement positif. Si le nombre $2^{n}-1$ est premier alors le nombre $2^{n-1}(2^{n}-1)$ est parfait.

Le lecteur qui souhaite aller plus loin trouvera ici la démonstration de ce résultat.

Démonstration :

Soit $n$ un entier strictement positif tel que $2^{n}-1$ soit premier.

Notons $p=2^{n}-1$.

Quels sont les diviseurs stricts de $2^{n-1}p$ ?
Puisque $p$ est premier, les diviseurs stricts de $2^{n-1}p$ sont
\[1,\ 2, \ 2^2, \cdots,2^{n-1},\ p,\ 2p,\ 2^2p, \cdots, \ 2^{n-2}p.\]

Il s’agit maintenant de calculer la somme $S$ de ces nombres.

On a
\[S=1 + 2+ 2^2+\cdots +2^{n-1}+ p+ 2p+ 2^2p+ \cdots + 2^{n-2}p\]
c’est-à-dire
\[S=(1 + 2+ 2^2+\cdots +2^{n-1})+ p (1+ 2+ 2^2+ \cdots + 2^{n-2})\]
ou encore
\[S=(2^n-1)+p(2^{n-1}-1).\]

Puis, comme $p=2^{n}-1$, on obtient
\[S=p+p(2^{n-1}-1)=2^{n-1}p.\]

Le nombre $2^{n-1}p$ est donc égal à la somme de ses diviseurs stricts : c’est un nombre parfait !

Rappelons aussi la réciproque du résultat précédent, prouvée par Euler au XVIIIe siècle.

Théorème (Euler [1]) : Tout nombre parfait pair est de la forme décrite par Euclide, à savoir $2^{n-1}(2^{n}-1)$ avec $n $ entier strictement positif et $2^{n}-1$ premier.

Le lecteur intéressé trouvera la démonstration ici :

Démonstration :

Pour démontrer ce théorème, il est commode d’introduire la fonction $\sigma$ qui, à tout entier strictement positif, associe la somme de tous ses diviseurs (et non la somme de ses seuls diviseurs stricts). Ainsi, on peut caractériser les nombres parfaits de la manière suivante :

Propriété : pour tout entier strictement positif $N$, \[ N \mbox{ est un nombre parfait } \Longleftrightarrow \sigma(N)= 2N.\]

Considérer la somme de tous les diviseurs plutôt que la somme des diviseurs stricts présente un avantage : la fonction $\sigma$ est multiplicative, c’est-à-dire qu’elle vérifie la propriété suivante :

Propriété : Soient $m$ et $n$ deux entiers strictement positifs premiers entre eux, c’est-à-dire n’ayant aucun diviseur commun excepté 1. Alors on a \[\sigma(mn)=\sigma(m)\sigma(n).\]

La preuve de cette propriété repose sur le fait que, lorsque deux entiers naturels $m$ et $n$ sont premiers entre eux, tout diviseur du produit $mn$ s’écrit, de façon unique à l’ordre près, comme le produit $d_1d_2$ d’un diviseur $d_1$ de $m$ et d’un diviseur $d_2$ de $n$.

Preuve du théorème d’Euler :
Soit $N$ un nombre parfait pair. Comme $N$ est un nombre pair, il existe un entier $n$ au moins égal à 2 et un nombre impair $k$ tel que
$N = 2^{n-1} k.$
Comme $2^{n-1}$ et $k$ sont premiers entre eux, on a, par multiplicativité de $\sigma$ :
\[\sigma(N)=\sigma(2^{n-1})\sigma (k).\]
Or
\[\sigma(2^{n-1})=1+2+2^2+\cdots + 2^{n-1}= 2^{n}-1.\]
Et comme $N$ est un nombre parfait, on a $\sigma(N)=2N$ soit $(2^{n}-1)\sigma(k)=2^{n} k.$
Ou encore \[\frac{k}{\sigma(k)}=\frac{2^{n}-1}{2^{n}}.\]
Comme la fraction $\frac{2^{n}-1}{2^{n}}$ est irréductible, il existe un entier $a$ strictement positif tel que
\[k=(2^{n}-1)a \quad \mbox{et}\quad \sigma(k)= 2^{n} a.\]

Montrons que $a=1$ :

Si ce n’était pas le cas, c’est-à-dire, si on avait $a >1$ alors $k$ admettrait au moins 1, $a$ et $k$ comme diviseurs stricts donc on aurait $\sigma(k) \geq 1+a+k$ c’est-à-dire
$\sigma(k)\geq 1+a+(2^{n}-1)a=2^{n}a+1.$
On aurait alors $\sigma(k)>2^{n}a=\sigma(k).$ Ce qui est absurde.
Donc $a=1$.

On en déduit que $N= 2^{n-1}(2^{n}-1)$ et $\sigma(k)=\sigma(2^{n}-1)=2^{n}$ ce qui prouve que
$2^{n}-1$ est un nombre premier.

À la recherche de nombres parfaits impairs

Laissons maintenant les nombres pairs de côté puisque nous leur avons consacré la première partie que vous pouvez lire ici.
Et occupons-nous des nombres impairs.

La question qui nous intéresse plus particulièrement ici est celle de l’existence ou plutôt de l’inexistence de nombres parfaits impairs.

Remarquons que tous les nombres premiers sont impairs... à part 2 bien sûr [2]. Tentons donc de chercher un nombre parfait impair dans la célèbre famille des nombres premiers.

Hélas, aucun candidat ne se présente !
En effet, un nombre premier est, par définition, un entier au moins égal à 2 qui admet pour seuls diviseurs 1 et lui-même. Par conséquent, seul 1 est diviseur strict d’un nombre premier ; ce dernier n’entre donc pas dans la très sélective famille des nombres parfaits.

Peut-être aurons-nous plus de chance avec un nombre qui serait une puissance d’un nombre premier ?
Considérons donc un nombre de la forme $p^n$ où $p$ est un nombre premier impair (c’est-à-dire un nombre premier strictement supérieur à 2) et $n$ est un nombre entier strictement positif. Notre espoir est à nouveau déçu ; un tel nombre ne peut être parfait !

Pour s’en convaincre, le lecteur pourra cliquer ici :

Démonstration :

Les diviseurs stricts de $p^n$ sont
\[1, \ p,\ p^2,\cdots,\ p^{n-1}.\]
Et la somme $S$ de ces nombres est égale à
\[S=1 + p+ p^2+\cdots + p^{n-1}\]
c’est-à-dire
\[S=\frac{p^n-1}{p-1}.\]
(Pour vérifier la dernière égalité, il suffit de développer le produit $(p-1)(1 + p+ p^2+\cdots +p^{n})$.)

Ainsi, on obtient
\[S<\frac{p^n}{p-1}.\]
Et comme $p>2$, on a $\frac{1}{p-1}<1$
d’où $S < p^n$.

Le nombre $p^n$ est donc strictement supérieur à la somme de ses diviseurs stricts ; ce n’est pas un nombre parfait !

Avant de poursuivre notre quête, signalons l’un des résultats fondamentaux de la théorie des nombres :

Tout nombre entier au moins égal à 2 peut s’écrire comme le produit de nombres premiers.

Par exemple : $60 = 2\times 2\times \ 3\times 5$.

De plus cette décomposition est unique à l’ordre près des facteurs.

Autrement dit, on admet que décomposer le nombre $60$ en $2\times 2\times \ 3\times 5$ ou en $3\times 2\times \ 5\times 2$ revient au même. Et ce produit est la seule décomposition de $60$ n’utilisant que des nombres premiers.

On dit alors que $ 60$ admet quatre facteurs premiers : $2, 2, 3 $ et $ 5 $
ou encore que $60$ admet trois facteurs premiers distincts : $2, 3$ et $5$.

Revenons à nos moutons ou plutôt à notre mouton à cinq pattes :

Nous avons vu qu’aucun nombre de la forme $p^n$ où $p$ est un nombre premier impair et $n$ est un entier strictement positif n’est parfait.

Cela signifie que si un nombre parfait impair existait (le mouton à cinq pattes en question), il admettrait au moins deux facteurs premiers distincts.

Poursuivons donc notre recherche dans la même logique en considérant les nombres qui admettent exactement deux facteurs premiers distincts au moins égaux à 3 (puisqu’on exclut les nombres pairs). Parmi eux, se cache-t-il un nombre parfait ?

Encore une fois, la réponse est négative. On sait prouver qu’aucun de ces nombres n’est parfait.

La démonstration est un peu plus technique que la précédente. C’est pourquoi, je ne la présente pas ici.

On en déduit donc que, si un nombre parfait impair existait, il compterait au moins 3 facteurs premiers distincts.

L’une des pistes de recherche pour tenter de prouver la conjecture de l’inexistence d’un nombre parfait impair consiste à poursuivre le raisonnement amorcé précédemment.
On gravit ainsi les échelons un par un tant qu’une démonstration permet de conclure.

Cependant, plus on gagne d’échelons, plus la démonstration est difficile.
Au XVIIIe siècle, un autre théorème dû à Euler permet de franchir les étapes suivantes.

Avant de l’énoncer, précisons qu’un entier positif est dit congru à 1 modulo 4 s’il peut s’écrire sous la forme $1+4l$ avec $l$ entier positif ou nul.

Théorème (Euler) : Tout nombre parfait impair (s’il existe) est de la forme $p^{k}s^2$ où
- $p$ est un nombre premier congru à 1 modulo 4,
- $k$ est un nombre entier congru à 1 modulo 4,
- $s$ est un nombre impair au moins égal à 3, premier avec $p$.

Remarque :
En plus d’être utile pour avancer sur la voie décrite précédemment, ce théorème permet d’obtenir d’autres éléments du portrait-robot du mouton à cinq pattes comme :

Un nombre parfait impair (s’il existe)

  • est congru à 1 modulo 4,
  • est la somme de deux carrés d’entiers,
  • n’est pas un multiple de $3\times 5\times 7=105$,
  • ...

Grâce au résultat d’Euler, plusieurs mathématiciens du XIXe siècle (dont Lebesgue) ont successivement montré que :

  • Un nombre parfait impair, s’il existe, admet au moins 4 facteurs premiers distincts,

    puis
  • Un nombre parfait impair, s’il existe, admet au moins 5 facteurs premiers distincts.

Et où en sommes-nous aujourd’hui ?

Les mathématiciens sont parvenus à prouver que le mouton à cinq pattes, s’il existe, compte au moins 10 facteurs premiers distincts. (Nielsen, 2015)

Le but ultime serait d’arriver à prouver qu’un nombre parfait impair, s’il existe, possède au moins $k$ facteurs premiers distincts pour tout entier positif $k$.
Avis aux amateurs !

Parallèlement à la démarche que je viens de décrire, d’autres voies sont ouvertes pour tenter de prouver la conjecture de l’inexistence d’un nombre parfait impair.

  • L’une d’entre elles est très proche de la précédente puisqu’elle consiste à raisonner sur le nombre de facteurs premiers non nécessairement distincts.
    Depuis 2012, on sait, grâce à Ochem et Rao, que :
    Un nombre parfait impair, s’il existe, possède au moins 101 facteurs premiers non nécessairement distincts.
  • Une autre piste repose sur la grandeur du candidat. On cherche à prouver que
    tout nombre parfait impair, s’il existe, est au moins égal à $10^k$ où $k$ est un entier qui a vocation à devenir de plus en plus grand avec les progrès de la recherche.

    Le meilleur résultat connu à ce jour affirme que :
    Si un nombre parfait impair existe, il est au moins égal à $10^{1500}$. (2012, Ochem et Rao).

Autrement dit, un éventuel mouton à cinq pattes serait un véritable monstre avec plus de 1500 chiffres !

Conclusion : l’un des plus anciens problèmes de mathématique non résolu n’a donc pas fini de faire parler de lui. Les résultats connus à ce jour permettent de continuer de penser qu’il n’existe pas de nombre parfait impair. À suivre !

Post-scriptum :

Je remercie Shalom Eliahou, Bruno Martin, Jérôme et kSlimani pour leur lecture attentive et leurs commentaires constructifs.

Article édité par Shalom Eliahou

Notes

[1Euler aurait rédigé sa démonstration vers 1750 mais elle n’a été publiée qu’en 1849, soit plus de cinquante ans après sa mort.

[2Two is the only odd prime ! Ce jeu de mot intraduisible repose sur le double sens du mot odd en anglais ; il signifie à la fois impair et étrange.

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Pour citer cet article :

Sandrine Lagaize — «Les mystères des nombres parfaits» — Images des Mathématiques, CNRS, 2021

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